Les déjeuners de la Villa Lorraine: quand Salvatore Curaba rencontre Bruno Venanzi

© Frédéric Sierakowski
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

Ils sont tous les deux entrepreneurs et passionnés de football au point de s’être offert, chacun, un club wallon. A gauche, Salvatore Curaba, fondateur de la société Easi et président de la RAAL La Louvière, une équipe en pleine ascension. A droite, Bruno Venanzi, cofondateur de Lampiris et ancien président du Standard, un club prestigieux qu’il a revendu en 2022 et qui est aujourd’hui au bord de la faillite. Rencontre amicale.

Les deux équipes de foot s’affronteront peut-être, à l’automne 2025, sur le gazon de la Jupiler Pro League, le championnat belge de première division (D1A). Mais encore faut-il que ces deux conditions soient remplies.

La première : la RAAL La Louvière devra d’abord se hisser au sommet de la D1B, la deuxième division qu’elle vient à peine de rejoindre pour la saison 2024-2025, ce qui lui permettrait d’atteindre ensuite le Graal de la D1A. Mission tout à fait possible : le club hainuyer a le vent en poupe, porté par son président Salvatore Curaba, fondateur de la société informatique Easi. L’entrepreneur louviérois a réussi son pari de ressusciter l’emblématique RAAL en 2017 et, surtout, de faire grimper son club de la D3 Amateur à la D1B professionnelle en sept ans à peine. Aujourd’hui, le président Curaba voit grand et a même enclenché la construction d’un tout nouveau stade à La Louvière, une première en Wallonie depuis 50 ans.

La deuxième condition pour un éventuel match RAAL-Standard s’inscrit dans un contexte beaucoup moins réjouissant : il faudra en effet que le club liégeois ne tombe pas en faillite dans les prochains mois ou, sur le plan strictement sportif, qu’il ne soit pas non plus relégué en division 1B pour la saison 2025-2026. Le ­Standard vit des moments difficiles depuis que les nouveaux propriétaires 777 Partners sont arrivés à Sclessin en 2022 et l’avenir s’annonce aujourd’hui particulièrement sombre. Une situation que déplore son ancien président, Bruno Venanzi, qui n’a pas encore récupéré son dû suite à la vente du club rouge et blanc…

TRENDS-TENDANCES. Le Standard risque-t-il vraiment la faillite et pourrait-il dès lors disparaître ?

BRUNO VENANZI. J’espère que non, mais ça reste une possibilité parce qu’on ne connaît pas très bien les intentions des actionnaires actuels. Ce serait évidemment horrible et catastrophique, mais honnêtement, je ne peux pas répondre à cette question puisque je ne suis plus actionnaire du club depuis deux ans…

SALVATORE CURABA. Je pense que ce serait une catastrophe, aussi bien pour la Wallonie que pour les clubs flamands. Parce que, lorsqu’on joue contre le Standard, c’est quand même toujours un peu la fête !

B.V. Je sais que les clubs flamands seraient inquiets d’une disparition du Standard par rapport à l’impact total sur les droits télé.

S.C. Vous pensez que ça diminuerait ?

B.V. Bien sûr. L’impact sur les droits télé serait excessivement important.

S.C. Si le Standard venait à disparaître, il manquerait clairement quelque chose au football belge. Je ne peux même pas l’imaginer. Comme la plupart des gens, d’ailleurs.

B.V. Si j’avais dit, au début de l’année 2008, que Fortis allait faire faillite, tout le monde m’aurait ri au nez. A un moment donné, s’il n’y avait pas eu de grandes interventions de tiers…

S.C. Oui, c’est vrai. La comparaison est belle.

B.V. Même chose à l’époque pour Dexia. On avait dit : “Non, c’est impossible !” Et pourtant, si le gouvernement n’était pas intervenu, ce serait arrivé. Donc, pour le Standard, ça reste possible.

S.C. Mais ce serait un tremblement de terre ! Le football wallon doit se ressaisir.

B.V. Il faut éviter à tout prix la faillite parce que, au-delà des considérations économiques que ça implique à mon niveau, ce serait dramatique. Ce serait un drame non seulement pour tout le personnel du Standard, parce qu’il faut aussi penser aux gens qui y travaillent, mais aussi pour toute une région. Je pense qu’au niveau sociétal, à Liège et même en Wallonie, ce serait dramatique. Et donc, il faut que tous ceux qui peuvent intervenir contre cette faillite ou contre une descente, que ce soit en division 2, avec un rachat de matricule, ou en provinciale, se manifestent.

S.C. Evidemment, je suis supporter de la RAAL La Louvière, mais je suis quand même un peu supporter du premier club wallon. A un certain moment, il faut savoir faire la part des choses.

B.V. Si vous avez un peu suivi l’actualité, vous aurez compris que j’ai quelques litiges avec l’actionnaire actuel du Standard. (sourire) Cela dit, si je peux aider le club, avec d’autres entrepreneurs, pour assurer sa sauvegarde, ce sera avec plaisir. Mais aujourd’hui, ce n’est pas d’actualité.

Quelle est votre priorité ?

B.V. Ma première priorité, c’est d’être payé de ce qu’on me doit. Il reste deux tranches sur l’achat du club, deux tranches sur l’achat de l’immobilière, auxquelles s’ajoutent les prêts que j’ai effectués au Standard. Donc on parle de plusieurs millions.

S.C. Et il y a combien de tranches qui ont été payées ?

B.V. Une tranche.

A combien se chiffre le préjudice ?

B.V. On dépasse les 10 millions. Ce sont des sommes qui restent importantes. Donc, ce que je souhaite en priorité, c’est d’être d’abord payé.

Vous êtes confiant ?

B.V. Pour être honnête, non ! (rires) Bon, j’ai entamé toute une série de procédures judiciaires. Il y a quelques semaines, on a d’ailleurs procédé à une saisie sur les actions de l’immobilière et du club, qui a été acceptée par la justice.

S.C. Mais dans votre convention, je suppose que si les nouveaux propriétaires ne payaient pas…

B.V. (Il l’interrompt) Je fais toujours le parallélisme avec l’achat d’une maison parce qu’on me pose souvent la question. Quand vous achetez une maison, vous faites un crédit hypothécaire. Si, à un moment donné, vous arrêtez de rembourser le crédit, la banque va saisir la maison et elle va la mettre en vente.

S.C. Oui, c’est exactement la même chose.

B.V. C’est ce qui risque de se passer si, effectivement, 777 Partners ne rembourse pas les échéances. Maintenant, ils trouvent de bons et surtout de mauvais prétextes pour ne pas payer, parce que ça reste leur politique, ici et dans d’autres pays, puisqu’ils possèdent plusieurs clubs. Il y a d’ailleurs eu toute une enquête réalisée par deux journalistes d’investigation sur leur système que moi j’appelle un système de Ponzi inversé. On creuse un premier trou et puis on le rebouche en creusant un deuxième trou, plus loin, plus grand. Et ainsi de suite.

Dans ces circonstances, exprimez-vous aujourd’hui le regret d’avoir revendu le Standard ?

B.V. A posteriori, c’est toujours une analyse qui est un peu biaisée. Je suis content d’avoir vendu, mais je ne suis pas content d’avoir vendu à ce groupe qui, j’estime, a géré le Standard plus mal que moi. Aujourd’hui, je n’ai pas le fantasme de le reprendre, mais si jamais je le reprends, je ne ferai pas la même erreur que la première fois, c’est-à-dire que je ne le reprendrai pas seul. Je ne veux plus y aller seul et, de toute façon, je n’en ai plus les moyens. Parce que je pense qu’il faut refaire une injection de capital très importante…

S.C. Combien ?

B.V. Pour remettre le club à flot et sans rebâtir une équipe qui serait directement compétitive pour le top 5, je pense qu’il faut déjà remettre 30 à 40 millions. Au minimum. Mais je ne dispose pas de toutes les informations, donc je ne peux pas répondre précisément. Il y a des entrepreneurs belges et étrangers qui m’ont contacté en me disant : “Tiens, je voudrais regarder la situation financière du Standard. Est-ce que tu peux m’en dire plus sur les chiffres? Est-ce que tu as des possibilités de m’aider dans la reprise du club?” Mais on me refuse l’accès à la data room

S.C. Etant donné que vous les attaquez, vous n’avez pas accès à toutes les informations…

B.V. Je pense que ce sont des escrocs et je crains qu’ils ne mettent pas tout dans la data room.

Salvatore Curaba, vous vous êtes aussi embarqué seul dans la reprise de la RAAL La Louvière. Aucune crainte de votre côté ?

S.C. On ne parle pas des mêmes montants. Le budget du club en D1B va être de 5 millions. Alors, c’est vrai qu’on va construire un nouveau stade avec un investissement de 16 à 17 millions d’euros, mais on n’est pas sur la même planète. La pression, pour nous, est ridicule par rapport à un club comme le Standard qui se doit d’être dans le top 5 avec un objectif européen.

Mais vous avez des ambitions…

S.C. Oui, on a l’objectif d’être en D1A dans les trois ans. Mais je rappelle qu’il s’agit, au départ, d’un plan sur 10 ans. Et on arrive doucement au terme de ce plan-là. Donc, je pense qu’on sera en D1A dans les deux à trois saisons à venir. Et ­j’espère être en Play-Off 1 tous les trois ans. Et puis, on ne sait jamais ce qui peut se passer. Donc, on sera peut-être un jour en Coupe ­d’Europe. C’est normal d’avoir des objectifs…

B.V. Ça, c’est l’intelligence de ­Salvatore. C’est d’y aller progressivement en reprenant un club dans les divisions inférieures. Se faire au métier. Il a aussi une double expérience qui est bénéfique. Il a été joueur de foot professionnel et il a été manager. Un manager ultra-­professionnel. Il a une autre grande force, je trouve : c’est d’être excessivement bien entouré. J’ai eu cette force chez Lampiris. Je ne l’ai pas eue au Standard. Il a aussi repris certains codes de son expérience de manager chez Easi. Mais il le dira mieux que moi… (sourire)

S.C. Oui, ça fait plaisir, évidemment, d’être entouré de personnes de confiance et compétentes. Et travailleuses, aussi. Et puis, il y a l’actionnariat. Aujourd’hui, l’actionnariat du club, c’est 8 millions d’euros. Moi, je détiens 5,5 millions et je permets à tout le monde d’y entrer.

Salvatore Curaba

• Né le 27 août 1963 à La Louvière.
• Joueur professionnel de foot dans les années 1980, il travaille en parallèle comme programmeur pour la société informatique SBAI .
• En 1988, il raccroche les crampons pour devenir commercial chez IBS .
• En 1998, il fonde sa propre société informatique Easi qui compte aujourd’hui 500 employés.
• En 2017, il ressuscite la RAAL La Louvière et propulse le club de la D3 Amateur à la D1B professionnelle en sept ans.

“Je considère qu’un club de foot ne peut pas appartenir à un seul homme. Il doit appartenir à une communauté.” – Salvatore Curaba

Selon le modèle de l’actionnariat salarié que vous avez mis en place chez Easi ?

S.C. C’est un peu différent parce que, chez Easi, on est actif dans la société. Mais bon, je considère qu’un club de foot ne peut pas appartenir à un seul homme. Il doit appartenir à une communauté. Et donc, si quelqu’un vient me voir, que c’est une belle personne et qu’elle me dit “Je veux investir 100.000 euros, 200.000 euros à la RAAL”, je dis oui avec plaisir parce que chaque nouvel actionnaire devient une sorte d’ambassadeur. Et plus nous sommes nombreux, plus nous sommes forts. Alors maintenant, suis-je prêt à ce qu’un groupe vienne à la RAAL avec le souhait de détenir 20, 30 ou 40% des actions ? A réfléchir. Mais a priori, ce n’est pas le modèle. Le modèle, c’est d’avoir des gens. Si jamais Bruno récupère son argent au Standard et qu’il veut investir 100.000 euros à La Louvière… (sourire)

B.V. Mon épouse est de La ­Louvière ! (rires)

S.C. En même temps, je n’ai pas vraiment besoin de cet argent. En fait, ce n’est pas une question d’argent. L’important, c’est d’avoir un bon réseau et de s’entourer de belles personnes. Et j’ai la chance, aujourd’hui, d’avoir recruté des gens qui, pour le club, font des efforts énormes financièrement, qui sont courageux, travailleurs et compétents. C’est du vrai bonheur.

Mais peut-on gérer un club de foot comme une entreprise “normale” ? Que faut-il de plus ?

S.C. Je pense que ça se gère comme une entreprise, mais je dirais quand même qu’il faut une plus grande dose de courage. Parce qu’on est évalué toutes les semaines, il y a tous les championnats… Une entreprise, c’est plus lisse. Dans un club de foot, il y a toujours de bonnes occasions de dépenser plus d’argent. Vous devez tout le temps résister aux tentations d’acheter tel ou tel joueur. Et parfois vous craquez parce que vous avez peur de ne pas être à la hauteur. Donc, je pense qu’on doit juste avoir beaucoup plus de courage de dire non. Vous ne pouvez pas vivre trop au-dessus de vos moyens. Vous devez arriver à un certain équilibre financier. Sinon, le modèle ne tient pas la route.

B.V. Vous avez tout à fait raison par rapport au budget. C’est ce qu’il faut évidemment faire pour la continuité à long terme d’un club. Il s’agit de respecter les budgets que l’on s’est donnés. Moi, j’ai fait des erreurs à ce niveau-là.

S.C. Peut-être pas, mais je dirais surtout que, aujourd’hui, le football wallon est malade. Il est vraiment malade et je ne sais pas si le politique a envie de réagir par rapport à ça. Est-ce que ça embête le politique qu’il n’y ait plus de club wallon ?

B.V. Publiquement, il va dire que oui, ça l’embête. Mais dans les faits, est-ce que ça l’embête vraiment ?

S.C. C’est quand même un vecteur de fierté et de communication ! N’est-ce pas un devoir, pour une région, de se dire qu’on doit faire quelque chose pour le football ?

B.V. L’autre jour, j’ai entendu un ministre wallon dire : “Je veux sauver le Standard”. J’en ai déjà parlé en privé avec Salvatore et on a une idée qui peut être élargie à l’ensemble des sports.

Bruno ­Venanzi

• Né le 8 juillet 1970 à Liège.
• Diplômé en économie de la Vrije Universiteit d’Amsterdam.
• Premiers pas chez Belgacom en 1995, passage chez MCI en 1999, puis chez Certipost en 2001.
• Cofondateur de Lampiris en 2003. Le fournisseur d’énergie verte est revendu au groupe Total 13 ans plus tard.
• En 2015, il s’offre le Standard qu’il revend, en 2022, au groupe américain 777 Partners.
• Cofondateur de la société de consultance Next5 en 2023.

“Si je peux aider le Standard, avec d’autres entrepreneurs, pour assurer sa sauvegarde, 
ce sera avec plaisir. Mais, ce n’est pas ­d’actualité.” – Bruno Venanzi

Un scoop pour Trends-­Tendances ?

B.V. Oui ! Le tax shelter est une proposition concrète.

Un incitant fiscal pour le sport comme pour le cinéma et les arts de la scène ?

B.V. Oui, un business model un peu similaire et qui permettrait aux entreprises non sportives de soutenir les clubs. Car il ne s’agit pas de se limiter au football. Une entreprise non sportive pourrait aussi financer le club de judo du coin.

S.C. En fait, ce système permettrait de soutenir toutes les infrastructures sportives. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire que le sport et la formation sportive sont indispensables aux jeunes. Donc, il faut agir. Et moi, en tant que dirigeant de club, je veux aussi faire changer les mentalités par rapport au football féminin. Aujourd’hui, je me sens investi de cette mission de promouvoir le foot féminin, mais ça coûte de l’argent et nous manquons d’incitants fiscaux. Le tax shelter est une piste.

B.V. Maintenant, ça doit être une décision politique. Certaines personnes en parlent, mais je rappelle que je ne suis plus dans le football.

Oui, vous vous êtes lancé dans une nouvelle activité avec Next5 !

B.V. C’est un chouette projet qu’on a commencé il y a presque un an avec un de mes amis d’enfance et une autre personne active dans la consultance. On veut se positionner un peu différemment des consultants traditionnels, dans le sens où notre approche consiste à avoir, parmi nos collaborateurs, des personnes qui ont au moins 20 ans d’expérience ou des personnes qui ont connu des échecs professionnels, parce qu’on pense vraiment que ça peut donner une autre vision. On a déjà pas mal de clients. Notre baseline, c’est de dire que, en opposition à l’intelligence artificielle, on croit encore à l’intelligence humaine.

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