Xavier Jaravel: “Il existe un formidable potentiel de talents inexploités”

Xavier Jaravel
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Si l’on démocratisait l’innovation, nous libérerions un énorme potentiel de croissance, nous dit l’économiste, Xavier Jaravel, dans un ouvrage qui esquisse quatre pistes à même de revigorer notre économie.

Il a fréquenté Paul De Grauwe dans les couloirs de la London School of Economics où il est professeur associé, lui-même étant actuellement également professeur invité à l’université de Harvard. L’économiste français Xavier Jaravel s’est déjà taillé une belle réputation. Ce trentenaire qui est passé par Sciences Po et Harvard s’est vu décerner le prix du meilleur jeune économiste en 2021 et a reçu à la fin de l’an dernier le prix du Livre d’Economie pour son essai intitulé Marie Curie habite dans le Morbihan (*).

Derrière ce titre qui peut paraître cryptique se cache un passionnant essai qui met en lumière les angles morts de la discussion autour de l’innovation et des inégalités. Un livre qui propose aussi des solutions qui pourraient revigorer fameusement notre économie.

Xavier Jaravel observe d’emblée que l’innovation est l’affaire de tous. Elle dépasse largement les quelques produits phares (iPhone, Tesla, etc.) qui attirent la lumière des projecteurs. Elle concerne de nouveaux produits, mais aussi des modes d’organisation permettant de produire ou consommer autrement, ou de nouvelles techno­logies qui vont se diffuser. L’innovation, ce ne sont pas seulement des inventeurs mais aussi des consommateurs ou des entreprises qui adoptent les nouveaux produits ou procédés. “L’innovation s’élabore simultanément à partir de tous les points de la société, sous l’influence des différents acteurs”, note Xavier Jaravel.

Mais souvent, la thématique est associée à celle de l’inégalité. Les géants innovants du digital écrasent leurs concurrents car ils évoluent dans un système où the winner takes all. Cette inégalité de marché se répercute aussi sur la distribution des patrimoines. Les fondateurs de ces sociétés sont devenus richissimes. L’innovation amène aussi des inégalités sur le marché du travail: certains craignent en tout cas que la robotisation ne déclasse certains groupes de travailleurs. Pas nécessairement les moins qualifiés, d’ailleurs, comme on l’observe avec l’intelligence artificielle.

Et puis, il y a un élément moins connu que souligne Xavier Jaravel : les inégalités entre consommateurs. Les innovations s’attachent en effet aux marchés en croissance rapide, et ce sont souvent ceux de produits de luxe. La clientèle haut de gamme profite davantage des innovations.

L’innovation est l’affaire de tous, rappelle l’économiste. Elle dépasse largement les quelques produits phares comme l’iPhone ou les Tesla. (Photo by Patrick Pleul/picture alliance via Getty Images)

Le bain social

Cependant, ces écarts ne sont pas gravés dans le marbre. Ils s’expli­quent en grande partie par la sociologie de l’inventeur. Xavier Jaravel montre en effet le rôle essentiel que joue le genre ou le milieu social pour éveiller des carrières d’inventeur. Aux Etats-Unis, 83% des inventeurs détenteurs de brevet sont des hommes, et les populations afro-américaines ou hispaniques ont trois fois moins de chance d’avoir des inventeurs en leur sein que les populations blanches. Inversement, une personne qui a passé son enfance dans la Silicon Valley a bien plus de probabilités de déposer un brevet.

Cette influence du milieu social mais aussi du territoire d’origine, on la constate aussi dans des études réalisées notamment en France et en Suède. Et cela signifie que si l’on pouvait changer la sociologie des inventeurs, on activerait un vivier d’inventeurs potentiels qui, pour l’instant, est endormi.

“Le titre du livre provient du fait que le Morbihan (un département de la Bretagne, Ndlr) est la région de France où il y a le plus faible taux d’enfants qui deviendront inventeurs alors que c’est un département qui a de bons résultats scolaires. Un des grands constats est qu’il existe de multiples talents cachés, des Marie Curie perdues”, explique Xavier Jaravel, qui ajoute : “il existe un formidable potentiel de talents inexploités dans les carrières de la science de l’innovation”. L’impact est encore renforcé quand on sait que si l’on élargit le champ social de l’inventeur, on élargit aussi le champ des innovations. “Les innovateurs se tournent vers des consommateurs qui leur ressemblent”, souligne Xavier Jaravel.

La croissance libérée

Comment faire alors pour contrer ce déterminisme du milieu social ? “Par une politique d’orientation des étudiants, répond Xavier Jaravel. Cela fonctionne très bien. La fondation L’Oréal, par exemple, a mis en place un programme destiné à amener les étudiantes à découvrir les carrières scientifiques. Ce programme a réussi à établir la parité à l’accès aux filières scientifiques de l’enseignement supérieur uniquement grâce à un dispositif d’orientation. Ce qui était important était d’incarner ces carrières avec des femmes qui venaient présenter leur métier plutôt que simplement communiquer une information.”

Si l’on réussit à libérer cet enclavement sociologique, l’impact économique est majeur. “Vous avez laissé tellement de talents sur le côté. Si vous les mobilisez, vous pouvez doubler votre taux de croissance. Dans le cas de la France, la hausse du PIB serait de plus ou moins 1% par an. Sur une vingtaine d’années, vous avez donc environ une vingtaine de pour cent de croissance supplémentaire. Les chiffres seraient assez comparables en Belgique”, affirme l’économiste.

Si vous mobilisez les talents laissés sur le côté, vous pouvez doubler votre taux de croissance.”

Taxer les riches ou les robots ?

Mais libérer ce potentiel nécessite de réfléchir aux solutions. Dans les discussions actuelles sur les inégalités et l’innovation, on propose souvent de taxer les riches, taxer les robots voire mettre en place un revenu universel. Et pour Xavier Jaravel, ce ne sont pas les bonnes pistes. “On veut taxer les robots parce qu’ils détruiraient des emplois. Les recherches des économistes montrent toutefois que ce n’est pas du tout ce que l’on constate. Les secteurs ou les pays qui adoptent les robots plus rapidement que d’autres s’en sortent mieux du point de vue de l’emploi, qualifié et non qualifié. Les entreprises deviennent davantage productives grâce à ces nouvelles technologies, elles réussissent à augmenter leur part de marché, elles ont donc besoin de davantage de main-d’œuvre. On observe ce phénomène avec l’adoption de l’intelligence arti­ficielle.” Taxer les robots serait donc se tirer une balle dans le pied, ajoute Xavier Jaravel: “nous n’aurions pas les gains de productivité. Nous perdrions des parts de marché face à nos voisins. De même pour le revenu universel : la prémisse qui dirait que nous allons être confrontés à un chômage de masse qui nécessite un revenu universel est non fondée. Et même si elle l’était, ce serait une réponse assez peu convaincante. On traiterait le symptôme et non pas la cause”.

Quant à taxer les riches, propo­sition très populaire, elle serait elle aussi contre-productive. “J’essaie de répondre dans le livre en regar­dant les incitations à travailler en fonction des taux d’imposition, explique l’économiste. Et si, dans des pays comme la France qui ont des taux de prélèvements obligatoires élevés, l’on augmente encore la taxation, on risque de réduire l’assiette fiscale.” Trop d’impôts tue l’impôt. Xavier Jaravel estime que si le niveau de prélèvement obligatoire (cotisation sociale, impôt sur le revenu, TVA) dépasse 60 à 70%, les recettes fiscales diminuent. Et ce seuil est de l’ordre de 30 à 40% pour l’impôt sur le capital. “De plus, taxer davantage les riches réduit la capacité à innover puisque vous perdez des parts de marché; il y a moins de pouvoir d’achat et donc il y a moins d’incitations.”

Enfin, Xavier Jaravel estime que les grands appels à la réindus­trialisation ne sont pas non plus la panacée car ils s’accompagnent de politiques protectionnistes. “Or, pour des pays comme la France, mais plus encore la Belgique, les exportations sont très importantes. Si vous vous fermez au monde, le monde se fermera à vous et vous n’aurez aucune capacité à innover.” Par ailleurs, le constat d’une désindustrialisation de nos pays est à prendre avec des pincettes. “Il y a en France une baisse de l’emploi industriel sur les 20 dernières années. Mais si vous redéfinissez l’industrie en y ajoutant les services aux entreprises comme des services informatiques, alors l’emploi industriel devient stable. Il y a donc quelque chose d’un peu arbitraire à se focaliser sur ce secteur-là

Taxer davantage les riches réduit la capacité à innover puisque vous perdez des parts de marché.

Orienter, former, mondialiser, évaluer

“Le point commun entre toutes ces propositions est qu’elles sem­blent pouvoir inverser la donne à court terme. Mais il faut plutôt des solutions de long terme pour pouvoir transformer les choses”, résume Xavier Jaravel.

Que propose-t-il alors ? Une action qui pourrait se résumer en quatre points: orientation, formation, internationalisation, gouvernance

Une bonne politique d’orientation des étudiants, on l’a vu, permet d’éveiller à des carrières de l’innovation une partie importante de la population. Elle doit s’accompagner d’un enseignement de qualité. Investir dans le capital humain, ce n’est pas seulement avoir des docteurs en mathématiques, mais une population éduquée qui pourra embrasser les innovations et les utiliser à bon escient. Réformer l’enseignement n’est pas une tâche impossible. “Des pays comme la Finlande ont de très bons résultats Pisa. Et quand l’Allemagne et le Portugal ont découvert qu’ils avaient de mauvais résultats, ces pays ont réussi à faire remonter le niveau de leurs élèves.”

L’internationalisation, c’est bâtir un vrai grand marché européen. Face aux Etats-Unis et à la Chine qui ont chacun un marché homogène, l’Europe est encore trop disparate. Or la taille du marché est déterminante dans la dynamique de l’innovation. “Le marché européen n’est pas encore unique, constate Xavier Jaravel. Il y a des réglementations différentes. Beaucoup de start-up se développent par exemple d’abord en France et puis partent aux Etats-Unis parce qu’elles ont directement accès là-bas à 300 millions de consommateurs.”

Dernier point: la bonne gouvernance des pouvoirs publics et plus spécialement la mise en place de méthodes d’évaluation. Des pays le font. “Il y a aux Etats-Unis des évaluations des grands plans d’investissement. L’Etat réalloue les fonds à partir des résultats.”

Réaliser ces quatre injonctions nécessite, certes, des dépenses. Mais le jeu en vaut la chandelle : si l’on débloque 1% de croissance supplémentaire par an, cela permet de résoudre nos problèmes liés au changement climatique, au vieil­lissement, à la sécu­rité, etc.

(*) Xavier Jaravel, “Marie Curie habite dans le Morbihan. Démocratiser l’innovation”, Seuil, 128 pages, 
11,80 euros.

Xavier Jaravel


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