Une pluie de milliards pour la défense, jusqu’à l’indigestion ?

La défense belge et le tissu industriel sont-ils capables d’absorber les milliards d’euros annoncés ? Entre opportunité et indigestion, les effets d’annonce se heurtent à la réalité des chiffres et du terrain.
Quatre milliards d’euros supplémentaires par an, 17,2 milliards sur toute la législature et 800 milliards, en tout, au niveau européen. On peut dire que la réponse belge et européenne a été à la hauteur de la déflagration Donald Trump. L’Europe a compris qu’elle doit pouvoir se protéger et renforcer l’Ukraine seule.
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Évidemment, pour la défense belge et l’industrie de la défense, c’est une formidable opportunité. Le désinvestissement chronique dans la Grande Muette appartient désormais au passé. En outre, cette dernière peut profiter d’un ministre de la Défense hyper volontariste. Theo Francken (N-VA) est convaincu que la défense belge pourra absorber les budgets alloués et prépare un plan de bataille pour l’orchestrer.
La défense belge
Hors pensions des militaires et aide à l’Ukraine, l’armée va voir son budget augmenter de 3,6 milliards d’euros en 2026, 3,3 milliards en 2027, et 3,2 milliards en 2028 et en 2029, a détaillé le ministre des Finances, Vincent Van Peteghem (cd&v). C’est quasiment le contrat des 34 F-35 commandés aux États-Unis. On sait que Theo Francken, qui reste un atlantiste, pousse pour en commander 11 de plus, mais ses partenaires de majorité ne semblent pas le suivre.
Alors, comment dépenser tout cet argent ? L’armée a grand besoin de munitions, en tous genres. “Si la guerre en Ukraine a montré une chose, c’est la consommation en munitions d’un conflit à haute intensité”, abonde Yannick Quéau, directeur du GRIP, le Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité. Qui plus est dans une guerre d’artillerie, comme on la connaît maintenant depuis plusieurs années. Au plus haut du conflit, on estime que l’Ukraine tirait entre 5.000 et 8.000 obus par jour. La Russie deux fois plus.
Or, la Belgique pourrait facilement gonfler ses commandes de munitions. L’avantage, avec les munitions, c’est qu’il ne faut pas nécessairement conclure de nouveaux contrats. Il “suffit” de gonfler les contrats existants. Notre pays l’a déjà fait à deux reprises pour venir en aide à l’Ukraine. Et notre pays est plutôt bien fourni en fabricants de munitions et de machines à munitions, avec la FN Herstal, KNDS Belgium et New Lachaussée. Dans De Tijd, la semaine dernière, l’ancien colonel Roger Housen estimait que ces commandes pourraient “dépasser le milliard d’euros”.
Et pour le reste ? Il est prévu de renforcer le personnel de l’armée et d’acheter des équipements. L’accord de gouvernement évoquait l’achat d’une troisième frégate, d’avions de chasse et de transport, mais aussi le renforcement de notre flotte de drones et d’hélicoptères. On retrouvait également l’achat “d’outils ambitieux de lutte contre les mines et des capacités pour mener une guerre électronique”. Évidemment, tout cela prendra un certain temps, mais l’objectif d’atteindre les 2% du PIB, même cette année, ne nous oblige pas à détenir le matériel tout de suite. L’important, c’est l’impulsion politique.

Augmenter la production
Ces besoins seront toutefois conditionnés à la capacité de l’industrie d’augmenter sa production. C’est vrai en Belgique comme en Europe. Du côté de la FN, fabricant d’armes et de munitions qui emploie environ 1.500 personnes, on estime que ces demandes conjoncturelles représentent autant une opportunité qu’un défi. Henry de Harenne, directeur de communication du groupe FN Browning, a une vue très précise sur le challenge qui attend son entreprise.
“Quand on parle d’investir en Belgique quatre milliards de plus, cela peut représenter 300 millions environ pour la FN sur un chiffre d’affaires qui approche le milliard d’euros. C’est donc énorme.” Pour le moment, la FN essaye de voir “comment augmenter la production avec les moyens actuels”, mais on sait déjà que la Belgique ne sera pas la seule demandeuse. Le groupe travaille avec un grand nombre de pays européens et membres de l’Otan.

Le responsable de l’entreprise liégeoise rappelle que les partenariats établis sur le long terme sont bien plus efficaces pour l’industrie. “Le partenariat noué avec la Belgique est un exemple idéal de fonctionnement, qui donne de la visibilité pour l’avenir. Pendant 20 ans, nous serons le partenaire du gouvernement fédéral pour les munitions de petits calibres à destination de l’armée.” Le deal contient également des éléments en matière de recherche et développement, de digitalisation du parc d’armes ou de maintenance. Le tout représente une enveloppe de 1,3 milliard sur cette période de 20 ans.
Du côté de KNDS Belgium (ex-Mecar), fabricant de munitions qui emploie 300 personnes, on n’a pas attendu non plus les déclarations incendiaires de Donald Trump pour muscler son jeu. “La dynamique est déjà lancée depuis un certain temps. Notamment sous l’impulsion de la France, qui se prépare à un conflit de haute intensité depuis plusieurs années”, confirme Jean-Michel Girard, nouvel administrateur délégué de l’entreprise, qui dépend depuis 2014 du groupe franco-allemand KNDS.
Booster l’activité des munitions
Le CEO fait entre autres référence au programme CaMo, signé entre la Belgique et la France. Outre le renforcement de l’interopérabilité entre les armées terrestres des deux pays, la Belgique a fait la commande de 382 véhicules blindés Griffon et de 60 Jaguar. Tous sont construits par KNDS France, mais ils sont assemblés en Flandre. “Les premiers véhicules seront livrés dès le mois de juin”, indique Jean-Michel Girard.
Du côté wallon, c’est l’activité des munitions qui a été boostée. Les besoins en munitions pour reconstituer les stocks des armées européennes et pour aider l’Ukraine ont déjà profité à KNDS Belgium. Et une nouvelle ligne de production d’obus de 155 mm doit voir le jour cette année. “Les premiers obus sortiront de la chaîne au mois de juin”, précise l’administrateur.
Ce sont des obus d’artillerie, notamment utilisés par les fameux canons Caesar. Depuis le début du conflit en Ukraine, KNDS a multiplié par quatre sa production de 155 mm. À terme, un quart de cette production aura lieu en Belgique. Par ailleurs, la défense belge a commandé neuf canons Caesar, l’année dernière. “Ils devraient arriver en Belgique courant 2027”, estime Jean-Michel Girard.

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Chez John Cockerill, autre grand fleuron de l’industrie de la défense wallonne, on construit principalement des tourelles de chars légers. François Michel, l’administrateur délégué de l’entreprise, s’est récemment montré en faveur d’une expansion de son activité. L’ancien site d’Audi, à Bruxelles, et le site de Caterpillar, à Charleroi, sont des pistes “très sérieuses”, indique-t-on. En Allemagne, Rheinmetall envisage par exemple de convertir un site de Volkswagen, “alors pourquoi pas chez nous ?”.
Tendon d’Achille…
On pourrait y ajouter la défense aérienne, qui est le tendon d’Achille de la défense en Europe et en Belgique. “Chez nous, de grandes institutions comme la Commission européenne, le Palais de justice, ne sont tout simplement pas protégées. C’est hallucinant”, commente Yves Delatte, le CEO de la Sonaca, spécialisé dans les structures d’avion.
Il a déjà eu des discussions sur ce point avec le ministre de la Défense et lui a confirmé que la Sonaca pourra jouer un rôle, “même s’il sera difficile de se passer totalement des produits américains”, ajoute le chef d’entreprise.
“Chez nous, de grandes institutions comme la Commission européenne ne sont tout simplement pas protégées. C’est hallucinant.” – Yves Delatte, CEO de la Sonaca
Pression sur l’écosystème
Si la défense belge souhaite plus de munitions ou de matériel lourd, le groupe KNDS se tiendra également prêt. “Au niveau purement industriel, on fera ce qu’il faut. On saura faire. On pourra monter en cadence”, rassure le patron de KNDS Belgium. Mais il se montre plus inquiet concernant tout l’écosystème, c’est-à-dire les centaines de sous-traitants qui gravitent autour de l’industrie de la défense. Spécialement en ce qui concerne les véhicules de combat. “Il faut savoir que la Belgique est le premier réseau de fournisseurs du groupe”, précise Jean-Michel Girard. Par exemple, un composant très important du canon Caesar est fabriqué en Belgique.
Il reste donc à voir si ce réseau de PME pourra suivre cette cadence infernale. C’est une inquiétude qui est partagée par Thales Belgium, qui occupe en Belgique neuf sites répartis dans les trois Régions. L’entreprise a fait de la protection des données, des systèmes de communication et des systèmes d’armes ses spécialités. “La montée en cadence ne constitue pas un problème pour notre entreprise”, indique Lou Uniack, porte-parole de Thales Belgium, à nos confrères du Soir. Mais elle attire aussi l’attention du monde politique sur l’écosystème de la défense. “Il n’y a pas seulement les fleurons”, prévient-elle.
Il reste à voir si le réseau de PME pourra suivre cette cadence infernale.
Emplois supplémentaires
Yves Delatte ne voit pas non plus de blocage particulier pour augmenter la production, mais il temporise : “Avant d’augmenter la chaîne de production, il faut des commandes. On met la charrue avant les bœufs. Exécutons d’abord les contrats qui ont déjà été signés.” Mais il insiste, lui aussi, pour créer un tissu économique et des joint-ventures entre grands acteurs et PME, comme le fait la Sonaca. “Parce que des grands acteurs comme Airbus ou Lockheed Martin ne comprennent pas toujours nos spécificités belges. On a pourtant tout ce qu’il faut pour grandir, avec des acteurs à la réputation internationale”, ajoute le CEO.

L’enjeu économique est en tout cas considérable. Récemment, Agoria a évalué l’industrie de la défense et de la sécurité à 511 entreprises, 4 milliards d’euros et 13.000 emplois directs. Trois quarts de ces entreprises sont des PME. Avec les investissements annoncés, ce secteur pourrait doubler de taille et créer 4.000 emplois directs supplémentaires, selon le service d’étude d’Agoria.
“Nous devons construire un écosystème de défense belge sur la base de ce que nous avons déjà aujourd’hui, où les grandes entreprises de défense classiques et les nombreuses petites entreprises technologiques se complètent et se renforcent mutuellement. C’est ainsi que nous pourrons revendiquer notre place au niveau international”, explique Pascal Acket, expert défense chez Agoria-BSDI (Belgian Security & Defence Industry).
Des délais qui s’allongent
Cette chaîne de production à développer n’est pas le seul frein. Pour ce qui est des munitions, par exemple, c’est la question des matières premières qui se pose. “C’est vrai pour les composants forgés et coulés en métallurgie lourde : tout le marché européen est sous tension. Et c’est vrai pour les matières premières énergétiques, comme la poudre : la demande mondiale est considérable. Mais on n’est pas encore en rupture”, nuance le CEO de KNDS Belgium. “Simplement, les délais s’allongent et, forcément, les prix grimpent”, prévient-il.
Pour ce qui est des munitions, la question des matières premières se pose.
Et pour ce qui est du recrutement, l’entreprise trouve-t-elle chaussure à son pied ? “En ce qui concerne notre entreprise, oui, le bassin suffit, aujourd’hui. On a besoin d’opérateurs sur des machines à haute précision, de personnes qui manipulent des produits pyrotechniques et bien sûr d’ingénieurs. Mais on les trouve actuellement sur le marché de l’emploi”, rassure Jean-Michel Girard, tout en indiquant que former des ouvriers prend un certain temps, “entre six et neuf mois”. L’entreprise en compte globalement 250, mais compte recruter. “Vingt pour cent de personnel en plus, dans les deux ans qui viennent”, annonce le CEO.
Une nécessaire coordination
800 milliards d’euros sur la table, c’est beaucoup. C’est peut-être même trop. À titre de comparaison, à 2% du PIB, l’objectif actuel, les pays de l’UE accorderaient près de 350 milliards d’euros aux dépenses de défense. C’est trois fois plus que la Russie, qui alloue 146 milliards d’euros par an. “Même en parité de pouvoir d’achat, on est largement au-dessus”, précise Yannick Quéau, directeur du Grip, en référence aux coûts qui sont évidemment plus élevés en Europe (main-d’œuvre, énergie, etc.). “À 2% du PIB, les Européens dépensent largement ce qu’il faut, tranche le chercheur. Et si on arrive à des chiffres de 5% du PIB, comme on l’entend parfois, cela voudrait dire que les 27 dépenseraient 200 milliards de plus que les États-Unis. Les gens perdent de vue la puissance économique qu’est l’Union européenne.”
Au niveau du matériel, il n’y a pas photo non plus. Selon les données du Military Balance de l’IISS (l’International Institute for Strategic Studies), l’UE détenait, en 2023, 8.406 aéronefs en Europe contre 3.463 en Russie ; 77.304 véhicules contre 47.404 pour la Russie et 2.275 navires contre 824. Même si tous ces équipements ne sont pas immédiatement opérationnels, l’avance est très large. “Au sein de l’Otan, sans tenir compte des États-Unis, on compte parmi les armées les mieux équipées et les mieux préparées au monde”, confirme Yannick Quéau. “Les armées européennes n’ont pas connu le marasme technologique qu’a pu accumuler la Russie à une certaine époque. La qualité des équipements européens ne se conteste pas.”
Mais la coordination?
L’Europe est-elle en train pratiquer du football panique ? À travers ces quelques chiffres, on comprend que l’Union européenne ne manque pas de moyens, mais sans doute de coordination. “Là où l’Europe a plus de difficulté, c’est dans sa capacité à penser une défense européenne territoriale, en dehors du cadre otanien”, confirme le directeur du Grip. La question n’est pas de dépenser plus, mais de dépenser mieux : “Plus on ira vite, plus on risque d’avoir un mauvais usage des ressources, plus on amputera des budgets nécessaires à d’autres politiques, comme la compétitivité de nos entreprises au niveau européen. L’important, ce n’est pas le point de PIB, mais la valeur absolue”, estime Yannick Quéau.
“Plus on ira vite, plus on risque d’avoir un mauvais usage des ressources, plus on amputera des budgets nécessaires à d’autres politiques.” – Yannick Quéau, directeur du Grip
Dépenser mieux, c’est aussi, sans doute, dépenser européen et limiter notre dépendance au matériel américain. Selon le rapport annuel du Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), 64% des armes achetées par les membres européens de l’Otan provenaient des États-Unis, durant la période 2020-2024. Et de cela, notre ministre de la Défense est bien conscient et pousse l’industrie européenne à se consolider, dans l’interview qu’il nous accorde: “Il s’agit d’augmenter la production, mais aussi de faire baisser le prix. Nous avons besoin de deux, trois, quatre ou cinq grandes entreprises européennes. Le prix varie fortement selon que l’on produise 10.000 chars plutôt que 200, par exemple. L’industrie américaine est très forte parce qu’elle produit des milliers de F-35, bien plus que nos Eurofighter. Nous devons travailler ensemble.”
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FN Herstal
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Siège social:
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Secteur:
Wapens, productie en handel
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