Frank Vandenbroucke: “Une génération qui ne commence plus à fumer en 2040”

Frank Vandenbroucke © Hatim Kaghat

Sur base d’un plan interfédéral pour une génération sans tabac adopté par le gouvernement fédéral précédent, Frank Vandenbroucke, à nouveau ministre de la Santé publique, a dégainé une série de mesures sévères qui visaient à diminuer l’accessibilité financière et physique du tabac et à le rendre invisible. Il ne va pas s’arrêter là avec l’Arizona qui prévoit, entre autres, une nouvelle hausse des accises et l’interdiction de fumer sur les terrasses de l’horeca.

C’est certain : ce n’est pas, de nos jours, l’homme le plus aimé par les libraires et les revendeurs officiels de produits de vapotage. Il n’est guère plus adoré par les patrons de l’horeca qui n’ont pas oublié les longues fermetures lors de la pandémie et qui, aujourd’hui, sont vent debout contre l’interdiction de fumer à venir sur leurs terrasses.

Il n’empêche, Frank Vandenbroucke, vice-Premier ministre et ministre des Affaires sociales et de la Santé publique (Vooruit), est un homme de convictions animé par la volonté farouche de faire baisser le taux de tabagisme belge et de casser l’attirance des jeunes pour la cigarette électronique avec une autre addiction à la nicotine à la clé. Alors que le display ban vient d’entrer en vigueur, le Louvaniste fait le point sur les actions entamées lors de la Vivaldi et annonce d’autres mesures chocs sous l’Arizona.

TRENDS-TENDANCES. Les dernières statistiques officielles datent de 2022 et font état de 24% de fumeurs en Belgique. Avez-vous des chiffres plus récents ?

FRANK VANDENBROUCKE. Hélas, non. La Belgique a beau être le pays natal d’Adolphe Quetelet, le mathématicien père de la statistique moderne, nous ne sommes pas bien servis dans ce domaine. Il faut travailler là-dessus car aujourd’hui, il faut attendre longtemps avant de pouvoir évaluer l’impact de mesures que nous prenons.

Ce taux de tabagisme ne descend pas chez nous alors que des pays comme la Grande-Bretagne, l’Australie ou le Canada ont réussi à le faire chuter aux alentours de 10%. Sans oublier le cas particulier de la Suède devenue quasiment un pays sans tabac. Pourquoi cela ne diminue pas chez nous ?

Selon moi, deux facteurs ont joué. D’une part, entre 2012 et 2023, une passivité politique totale ! Entre l’interdiction de fumer dans les gares en 2011-2012 et notre plan interfédéral de lutte contre le tabac, il ne s’est rien passé, sauf l’interdiction de fumer dans une voiture quand des mineurs sont présents. Avant 2011, une tendance baissière était observée suite aux interdictions successives de fumer dans les écoles et les hôpitaux (1999), les avions et les trains (2000) et les espaces publics fermés (2006).

D’autre part, arrêter de fumer est aussi lié à la compréhension des messages de santé publique. Ils ne passent pas bien auprès des populations moins éduquées. Le tabagisme y est même en recrudescence. À cela s’ajoute aussi la popularité croissante de la cigarette électronique auprès des jeunes qui crée une autre addiction, plus vicieuse, à la nicotine. Il faut casser cette spirale. L’industrie du tabac y a trouvé un business model, simple mais efficace, de perpétuer l’addiction à la nicotine. Quand j’ai pris mes fonctions, je me suis dit que nous devions absolument relancer le combat contre le tabagisme. Savez-vous que toutes les heures, presque deux personnes meurent en Belgique des conséquences, directes ou indirectes, du tabagisme ? Et que toutes les heures, deux personnes commencent à fumer ? Des jeunes dans 70% des cas.

Le plan interfédéral de lutte contre le tabac prévoyait d’atteindre un taux de consommateurs quotidiens de produits du tabac de 10%. Clairement, la Belgique n’y arrivera pas. Il doit s’achever en 2028, soit un an avant la fin de la législature. Un autre plan va-t-il prendre le relais ?

Les accords de l’Arizona ne prévoient pas, sans l’exclure pour autant, un rendez-vous précis pour un nouveau plan. Je vous confie que je suis déjà assez satisfait qu’on puisse continuer ce qui a été prévu. Un plan interfédéral, cela prend beaucoup de temps à mettre en place et c’est d’une complexité extrême vu la structure de notre pays. Ce qui est essentiel à mes yeux, c’est que ce plan repose sur une assise politique large. Dans la Vivaldi, ce ne fut pas simple d’arriver à un accord. Pareil dans l’Arizona. À vrai dire, je ne comprends pas cela. On a l’impression qu’en Belgique, le politique a peur de ceux qui se montrent et qui crient fort. Mais une majorité silencieuse des Belges soutient cette lutte antitabac.

L’Arizona va ajouter au moins deux mesures au plan existant : l’interdiction de fumer sur les terrasses de l’horeca et la suppression des fumoirs dans les lieux accessibles au public. Je voudrais quand même vous rappeler tout ce qui a été accompli depuis 2022. Nous avons suivi une stratégie triple qui consiste à agir sur le prix, à diminuer les points de vente et à rendre le tabac invisible. Puis, nous avons interdit de fumer dans des lieux qui attirent des enfants comme les plaines de jeux, les parcs animaliers, les terrains de sport et à proximité de l’entrée des écoles, des crèches, des hôpitaux, des centres de soins, des bibliothèques, etc. Ensuite, nous avons interdit la vente de tabac dans les distributeurs automatiques, dans les points de vente temporaires comme les festivals et dans les supermarchés de plus de 400 m². Nous avons créé des accises pour les produits de cigarette électronique et augmenté de 60% les accises sur le tabac. Nous avons interdit les e-cigarettes jetables, “intelligentes” et les sachets de nicotine et de CBD.

Ensuite, le contrôle a été renforcé : depuis le 1er juillet dernier, le vendeur doit vérifier l’identité d’un acheteur qui a l’air d’avoir moins de 25 ans. Enfin, nous avons créé un cadre légal pour le mystery shopping qui a été renforcé l’été dernier et sera encore utilisé cette année.

“L’Arizona va ajouter au moins deux mesures au plan existant : l’interdiction de fumer sur les terrasses de l’horeca et la suppression des fumoirs dans les lieux accessibles au public.”

Les libraires et les vendeurs d’e-cigarettes, abondamment contrôlés, vous reprochent de ne pas assez attaquer les vendeurs illégaux.

Je comprends le malaise et la critique. Mais ce n’est simplement pas vrai. Depuis le début de l’année, 340 contrôles ont été menés tant chez les vendeurs officiels que les illégaux. Beaucoup d’infractions ont été constatées. On me parle toujours de la Galerie Agora à Bruxelles et des e-cigarettes illégales aux paquets colorés : mais là aussi, nous avons déjà saisi des milliers de produits. Bien sûr, ils réapparaissent, d’où l’importance d’aussi sensibiliser les jeunes aux risques de ces e-cigarettes illégales. On y trouve des taux invraisemblables de nicotine, mais aussi des produits très nocifs comme du plomb, des pesticides, des résidus de peinture, etc. C’est criminel d’offrir ce genre de produits à la vente !

En outre, je comprends l’impact économique d’une mesure comme le display ban et son application pratique pour les revendeurs. La première étape d’une politique antitabac, ce sont des interdictions. Et je sais bien qu’une interdiction immédiate crée des situations illégales qui prolongent les pratiques que l’on vient d’interdire. Mais ce n’est pas une excuse pour ne pas interdire.

La Belgique n’est pas une île. La lutte antitabac nécessite une coordination européenne. La création des accises sur les cigarettes électroniques, par exemple, a provoqué un séisme économique dans le sud du pays, avec de nombreuses fermetures de magasins et une augmentation des achats transfrontaliers. À l’inverse, la nouvelle loi néerlandaise très restrictive sur les arômes des e-cigarettes a provoqué un afflux massif de vapoteurs néerlandais dans nos magasins.

Je suis entièrement d’accord avec vous. Comme dans le cas de la pénurie des médicaments, une stratégie européenne est indispensable pour coordonner la lutte antitabac. Nous en avons encore parlé la semaine dernière à Varsovie lors de la réunion informelle des ministres européens de la Santé. Je suis venu avec des e-cigarettes jetables confisquées pour montrer à mes collègues l’attractivité de ces produits et la nécessité d’agir. Le 21 mars, 12 ministres, dont moi, avons écrit une lettre à Olivér Várhelyi, le commissaire européen hongrois chargé de la Santé et du Bien-être animal, pour protester contre son immobilisme dans le domaine. Ursula von der Leyen avait fait de la lutte antitabac un élément crucial de la lettre de mission du commissaire. Or, nous ne voyons rien venir. Il faut faire évoluer la législation en cours.

Il est crucial d’agir, au niveau européen, sur l’attractivité des e-cigarettes auprès des jeunes et sur le commerce électronique transfrontalier des produits liés au tabac et à la nicotine. Je suis bien conscient que des produits interdits arrivent encore en Belgique par colis car nous ne pouvons pas tout contrôler. Enfin, vous parliez des accises et vous avez raison, il faut un cadre paneuropéen sur la fiscalité du tabac et des produits nicotinés. À fiscalité égale, nous n’aurions pas connu les effets néfastes que vous avez évoqués. Sur une plus petite échelle, ce serait bien d’avoir une véritable concertation avec nos voisins. J’ai des excellents rapports avec mon homologue néerlandais. J’ai moins de contacts avec la France, notamment en raison des turbulences politiques. Mais le nouveau ministre a signé la lettre. Développer une stratégie commune à trois me semble nécessaire.

“Comme dans le cas de la pénurie des médicaments, une stratégie européenne est indispensable pour coordonner la lutte antitabac.”

Frank Vandenbroucke © Hatim Kaghat

La législature commence. Vous venez de présenter votre feuille de route à la Chambre. À quoi faut-il s’attendre pour cette législature ?

À côté de la poursuite du plan et des éléments ajoutés dont je parlais plus tôt, trois choses vont m’animer. D’abord, cette coordination européenne. C’est sans doute, au niveau stratégique, mon job le plus important. Ensuite, nous avons prévu une nouvelle hausse des accises sur le tabac et les produits de cigarettes électroniques. Pas aussi forte que sous la précédente législature, mais forte quand même. En principe, c’est prévu pour 2027. Mais si on me demande d’avancer le timing, je serai prêt. Enfin, j’étudie en ce moment une limitation des arômes autorisés pour l’e-cigarette.

Une telle limitation n’est pas sans effet pervers. Comme le démontre l’exemple du Danemark qui a limité aux deux seuls arômes liés à la cigarette, tabac et menthol, ou une étude de l’université de Yale aux États-Unis. Dans les deux cas, il y a recrudescence du tabagisme chez les moins de 25 ans.

Les résultats des Pays-Bas, neuf mois après l’introduction, au 1er janvier 2024, de l’interdiction des arômes autres que celui du tabac, sont plus encourageants. Ils font état d’une réduction du vapotage pour 39,5% des personnes étudiées et d’une cessation pour 22,4%. Mais oui, là aussi, il y a une recrudescence, légère mais réelle, et à surveiller, du tabagisme. Je suis toujours au stade de la réflexion. Jusqu’ici, nous n’avons pas agi sur les arômes car le Conseil supérieur de la Santé estimait qu’il fallait être très prudent avec les arômes dans le cadre du sevrage tabagique. Mais il faut aujourd’hui les rendre moins attractifs pour les jeunes. En tant que ministre, je suis partisan d’un cadre clair et simple. Comme celui des Pays-Bas ou du Danemark. Mais sont-ils efficaces ? Si on continue à autoriser d’autres arômes, comment les définir ou les choisir ?

Vous parlez d’attractivité de l’e-cigarette pour les jeunes et du danger de l’addiction à la nicotine. Vous communiquez abondamment sur le sujet. À raison puisque tout le monde scientifique s’accorde pour dire que les jeunes et les adultes qui n’ont jamais fumé ne doivent pas commencer à vapoter. Mais on vous entend beaucoup moins sur le rôle de l’e-cigarette dans le sevrage tabagique. Pour de très nombreux experts, dont des professeurs belges, c’est actuellement le moyen le plus efficace.

Je vous entend. Je ne nie pas le rôle de l’e-cigarette classique dans le sevrage tabagique. Il n’est pas question de s’en passer en Belgique et je le dis avec force. Preuve en est que j’ai été jusqu’ici très prudent avec les arômes dont on parlait plus avant.

“Je ne nie pas le rôle de l’e-cigarette classique dans le sevrage tabagique. Il n’est pas question de s’en passer en Belgique et je le dis avec force.”

Selon les chiffres officiels, trois millions de Britanniques ont arrêté de fumer de cette manière ces cinq dernières années. Or, certains acteurs belges prétendent qu’en punissant des produits à risque réduit comme l’e-cigarette, l’approche du gouvernement pourrait entraîner un préjudice en matière de santé publique.

C’est bel et bien un instrument, mais il en existe d’autres. Comme les NRT, les traitements de réduction nicotinique. Je voudrais les rendre plus accessibles en termes financiers. Mais ce sont des médicaments et, pour faciliter le remboursement, il faut passer par des processus compliqués. La Commission de remboursement du médicament a rendu un avis négatif sur certains de ces produits vu le ratio prix/bénéfices. Il faut sans doute changer de perspective et ne plus voir ces NRT comme des médicaments classiques et chercher un moyen de les rembourser partiellement ou d’axer le remboursement sur des groupes-cibles. Nous réfléchissons à cela. En synergie avec les entités fédérées, j’aimerais renforcer le rôle des tabacologues. C’est un instrument sous-utilisé dans le sevrage tabagique.

Mais l’e-cigarette est un levier, c’est certain, et le débat que nous avons, entre nous, aujourd’hui, est intéressant et alimente la réflexion. Nous nous sommes focalisés sur les jeunes car j’ai une ambition sociétale. Celle d’avoir en 2040, une génération qui ne commence plus à fumer. Une génération sans tabac ni nicotine. Ce n’est pas pour cela que j’oublie les adultes et les personnes âgées qui fument. Mais ce focus sur les jeunes, c’est de la prévention à grande échelle. Ce choix de la jeunesse, c’est le plus efficace vu le narratif fort.

Pourquoi, dès lors, ne pas avoir imité la Grande-Bretagne ? Nos voisins d’outre-Manche ont imaginé une législation, toujours examinée en commission aux Communes, qui, entre autres, va interdire éternellement la vente de tabac et de produits nicotinés aux personnes nées après le 1er janvier 2009.

Honnêtement, je n’exclus pas cela du tout. Mais, en Belgique, il n’y a pas de consensus politique pour une telle loi. J’ai déjà eu beaucoup de difficultés avec ce que j’ai mis en place. Je suis séduit par l’idée britannique même si je m’interroge sur le côté pratique, entre autres au niveau des contrôles, d’une telle législation. Raison sans doute pour laquelle elle n’a pas encore été votée par les députés britanniques alors qu’il y a un très large consensus.

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