Carte blanche
Transition énergétique : une immense erreur se produit sous nos yeux en sous-finançant les réseaux de distribution”
La construction d’unités de production décentralisées d’énergie renouvelable est en pleine croissance depuis une bonne décennie. Éolien, co-génération, biométhanisation et bien sûr, panneaux photovoltaïques (PV) poussent comme du blé. Ces derniers connaissent même la plus forte progression depuis l’annonce de la fin de la généreuse politique de subsides des certificats verts, en 2011. À l’époque, plus de 20,000 bons de commande pour des installations photovoltaïques avaient été signés en un mois !
On ne va pas refaire l’histoire, mais il est bon de rappeler que, de ce temps-là, le marché des certificats verts était devenu hors de contrôle, provoquant rapidement un capharnaüm juridique qui n’est toujours pas résorbé. Des faillites ont suivi. Entretemps, les prosumers (producteurs-consommateurs) particuliers se sont vus imposer un tarif d’utilisation du réseau censé assurer les moyens nécessaires à son amélioration et son bon fonctionnement. C’était une double rupture de promesse vis-à-vis des détenteurs de PV.
Le rabotage de certificats verts pour 78 000 familles fut la première. Il y eut ensuite le renoncement à l’engagement de la Région wallonne de maintenir tous les avantages liés aux compteurs qui tournent à l’envers pour les propriétaires de ces installations, par l’instauration de ce tarif prosumer. Et avec les nouvelles procédures mises en place au niveau d’Atrias pour calculer les volumes d’énergie entrant dans le périmètre d’équilibre des fournisseurs, les propriétaires de panneaux photovoltaïques craignent de ne même plus bénéficier du compteur qui tourne à l’envers pour la partie énergie liée à leur facture ! Ceci faisant suite à des tarifs prohibitifs mis en place par certains petits fournisseurs qui semblent souhaiter, ni plus ni moins, de se débarrasser des prosumers, souvent, avouons-le dans le but de simplement survivre, car les nouvelles procédures Atrias leur font perdre de l’argent !
Et ce n’est pas fini. Une troisième promesse brisée se profile désormais, plus insidieuse encore, et, disons-le tout net : catastrophique pour la transition énergétique. Il ne s’agit plus “simplement” des flux d’argent redirigés des propriétaires de panneaux photovoltaïques vers d’autres utilisateurs du réseau. Il s’agit d’une destruction pure et simple de richesse par un manque de prévoyance fondamental.
Incapacité du réseau à absorber l’énergie produite au travers des panneaux solaires
Explication : le réseau de distribution, qui a servi durant des décennies de tirelire à de nombreuses communes, a fait l’objet de mises à jour insuffisantes. Ceci a entraîné une incapacité de ce réseau — en de nombreux endroits –, à absorber l’énergie produite au travers des panneaux solaires. Un sous-investissement chronique aux conséquences inquiétantes.
Le nombre sans cesse croissant d’installations solaires requiert en effet un investissement cohérent afin d’éviter qu’en certains endroits, le réseau de distribution ne présente une incapacité chronique à absorber cette énergie produite localement. Concrètement, la tension augmente, les onduleurs se mettent en sécurité, et ne produisent plus à l’échelle de la rue, du quartier, parfois du village.
Des dizaines de milliers d’installations photovoltaïques sont déjà concernées à l’heure actuelle. Multiplier les installations de production décentralisée et développer par là même la mobilité électrique va nécessiter des moyens financiers considérables. Pour résoudre les problèmes liés à cette croissance, les gestionnaires de réseau de distribution doivent pouvoir investir généreusement sinon massivement dans le but d’assurer un réseau fiable, stable et capable de répondre à ces défis de plus en plus proches.
Les pouvoirs publics (gouvernement, parlement, régulateur, pouvoirs locaux) doivent arrêter d’utiliser les gestionnaires de réseaux de distribution pour financer d’autres politiques que l’énergie, et doivent leur laisser les moyens d’investir dans leur outil.
Mais loin d’une telle vision à long terme, la CWAPE prévoit désormais un plan d’austérité au niveau des réseaux de distribution. De quoi rendre ces investissements indispensables illusoires alors qu’ils sont vitaux.
Le résultat probable ? De nombreuses installations photovoltaïques se verront incapables d’injecter leur électricité sur le réseau sur des périodes importantes. Autrement dit, une bonne partie de la production d’électricité verte sera purement et simplement perdue ! Cela, en pleine crise énergétique… Et pour des économies de bouts de chandelles, alors que l’État doit aujourd’hui débourser des milliards d’euros en aides diverses aux entreprises et aux ménages pour tenter désespérément de modérer la crise énergétique. Et cela ne restera, sans doute, pas sans suite juridique.
Dans ce monde kafkaïen qu’est devenue la politique énergétique belge, ce manque d’investissements compliquera également l’alimentation des véhicules électriques que les différents gouvernements belges poussent à acheter. Si rien n’est fait, leur recharge provoquera des congestions régulières au niveau des réseaux basse tension, avec des mini black-out locaux.
Le gouvernement wallon comptent se décharger sur les batteries domestiques
Apparemment, la CWAPE et le gouvernement wallon comptent se décharger (sans jeu de mots) sur les batteries domestiques que les propriétaires pourraient acheter pour régler leurs problèmes localement. Ce n’est pas réaliste. De plus de telles installations coûtent cher et ne sont qu’une solution partielle. Sans compter qu’un tel transfert revient en quelque sorte à privatiser les problèmes liés à l’infrastructure électrique, avec toutes les injustices sociales que cela peut causer. Seuls les gens aisés pourront recharger leur véhicule électrique quand ils le souhaiteront et bénéficier d’une alimentation continue !
Les conséquences sont de trois natures. D’abord, une nouvelle rupture de promesse vis-à-vis des propriétaires de panneaux qui, malgré le tarif prosumer, constateront que le réseau électrique ne permettra plus le fonctionnement continu et correct de leur installation photovoltaïque — en langage juridique, le “trouble de jouissance” est manifeste. Ensuite, un frein colossal pour la transition énergétique vers des sources bas carbone, et une mobilité électrique. Enfin, de nouvelles injustices sociales, car seuls les plus nantis pourront investir dans des batteries.
L’urgence, c’est de permettre aux gestionnaires de réseau de faire face à l’inflation, à la hausse des coûts des matières premières, aux défis de l’électromobilité et de l’apparition des sources d’énergie renouvelable. On n’y répondra donc apparemment pas. Et tout cela pour économiser très peu d’euros par an par ménage sur les tarifs de distribution.
Jamais l’austérité aveugle n’aura aussi bien porté son nom. Les ménages voient déjà leur facture énergétique augmenter de plusieurs milliers d’euros par an à cause du manque de prévoyance.
Et c’est avec l’énergie du désespoir que nous demandons de permettre aux entreprises actives dans la distribution d’électricité d’agir au bénéfice du peuple à qui — l’auriez-vous oublié — elles appartiennent !
Donnez-leur les moyens de le faire ! Parce que la transition énergétique le demande. Et qu’à défaut, plutôt que d’alimenter la population en électricité verte, on alimentera surtout… les tribunaux et le désespoir des gens.
Damien ERNST – Professeur Université de Liège
Régis FRANCOIS – Président de l’Asbl Beprosumer
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