Thomas Dermine: “L’Etat a aidé les entreprises. Il est temps qu’elles lui rendent la pareille”
Alors que de nombreux ménages sont en difficulté, Thomas Dermine veut demander une contribution à ceux qui se portent bien et ont reçu beaucoup d’aide pendant la crise sanitaire. “Et ne me dites pas que c’est une proposition radicale!”, dit-il.
Pour le jeune premier du PS, la protection du pouvoir d’achat, la transition climatique et la défense des intérêts économiques stratégiques doivent être les priorités d’un Etat fort en cette période charnière. Et Thomas Dermine de citer John Fitzgerald Kennedy: “De nombreux ménages peinent à boucler leurs fins de mois et réclament à raison davantage de solidarité. Si la société ne parvient pas à améliorer le sort de la majorité des pauvres, elle ne pourra pas non plus sauver la minorité des riches”. “C’est une citation d’un président américain, pas d’un grand leader marxiste, souligne notre interlocuteur, et elle correspond parfaitement à la situation actuelle. De nombreux entrepreneurs gagnent beaucoup d’argent, et de nombreux ménages souffrent. Si une contribution supplémentaire de 1% des plus riches apporte des revenus supplémentaires aux 50% les plus pauvres, nous améliorons la société.”
Les bénéfices des entreprises n’ont jamais été aussi élevés qu’en 2021, notamment parce que l’Etat a très bien fait son travail.
TRENDS-TENDANCES. Comment voulez-vous parvenir à encore réaliser ce projet au cours de cette législature?
THOMAS DERMINE. Dans l’accord de gouvernement fédéral, on peut lire que “le gouvernement demandera une contribution équitable aux individus qui ont la plus grande capacité contributive, dans le respect de l’entrepreneuriat”. En tant qu’un des auteurs de cet accord, je peux vous dire que c’est probablement la phrase qui a fait l’objet des discussions les plus intenses. La taxe sur les comptes-titres (0,15% à partir de 1 million d’euros, Ndlr) en est une première conséquence. Cette mesure a même rapporté plus que prévu. Nous pouvons éventuellement relever le taux d’imposition pour encore accroître leurs recettes.
Le PS a également formulé des propositions pour imposer l’actif net des plus riches. Il s’agit du patrimoine, à l’exception de l’habitation et de l’entreprise. Dans une société où l’Etat a énormément aidé les entreprises durant la crise sanitaire, un impôt sur les plus-values sur actions ou une taxe de 1,5% sur les grands patrimoines individuels n’a rien d’une proposition radicale. Après chaque crise depuis le début du 20e siècle, des mesures fiscales très progressistes ont été prises pour compenser le coût de la crise pour l’Etat. Depuis la pandémie, nous n’avons encore presque demandé aucune cotisation de crise. Les bénéfices des entreprises n’ont jamais été aussi élevés qu’en 2021, notamment parce que l’Etat a très bien fait son travail. La politique de relance a été performante. Peut-être en avons-nous même un peu trop fait: dans certains secteurs, nous avons aidé des gens qui n’en avaient pas besoin. Il faut compenser cet effort par une contribution des plus grands patrimoines, pas de salariés ordinaires. L’Etat a aidé les entreprises. Il est temps que celles-ci lui rendent la pareille.
En 2023, le soutien de l’économie restera primordial par rapport au budget.
La crise sanitaire n’a-t-elle pas provoqué le retour structurel du “big government”?
Nous devrons réinventer la politique au cours des années à venir, et ce pour deux raisons. D’abord, il y a le retour de la géopolitique. Dans un monde en phase de polarisation, une politique industrielle est indispensable. L’Europe n’a mené aucune politique industrielle ces 30 dernières années. Les semi-conducteurs représenteront bientôt 80% de la valeur ajoutée d’une voiture, mais nous n’en produisons presque plus en Europe. Nous ne produisons guère de batteries non plus. Nous n’avions pas de masques. En Belgique aussi, l’Etat doit se réapproprier son rôle central dans l’économie. L’entrée de l’Etat dans le capital de l’assureur Ageas est un pas dans cette direction. Cette entreprise assure un ménage sur trois, compte 7.000 salariés et a 20% de la dette belge à son bilan. Ces trois dernières décennies ont été atypiques parce que l’Etat s’est retiré de l’économie. En Belgique, nous avons par exemple vendu plusieurs grandes banques et entreprises énergétiques à l’étranger. Cela a-t-il profité à l’économie belge? Je ne pense pas.
Deuxièmement, un Etat fort est indispensable pour permettre la transition climatique. L’approche actuelle est mauvaise. Oui, nous devons changer de comportement et réduire notre consommation d’énergie, mais nous constatons que ça ne fonctionne pas. Les émissions diminuent trop lentement, et cette politique a un impact considérable sur l’économie et la cohésion sociale. Comment expliquer à ceux qui n’y ont pas participé que la fête est finie? Une autre approche consiste à investir dans l’infrastructure. Faisons comme si toute l’infrastructure avait été détruite et devait être reconstruite, comme après la Seconde Guerre mondiale. Cela provoquera un choc de prospérité qui créerait de l’emploi tout en réduisant les émissions de CO2. Et transformera la transition climatique en une aventure positive.
A chaque transition énergétique, nous avons investi massivement dans de nouvelles infrastructures. La Belgique a toujours joué un rôle de pionnier dans ce domaine. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons par exemple investi dans un réseau dense d’autoroutes, d’égouttage et des lignes haute tension. A présent, nous devons à nouveau investir afin de devenir une plaque tournante de l’énergie verte, de l’hydrogène et du stockage de carbone. La transition climatique est une question d’infrastructure, et l’Etat y jouera un rôle central.
Le plan de relance belge, financé par des fonds européens, va-t-il se concentrer encore plus sur l’énergie renouvelable à présent que l’Europe veut réduire sa dépendance à l’énergie fossile russe?
Nous présenterons une nouvelle version du plan de relance belge à l’Europe d’ici la fin de l’été. En raison d’une croissance économique relativement soutenue en 2021, la Belgique recevra environ 1,3 à 1,5 milliard d’euros de moins que les 6 milliards prévus initialement. L’inflation aura également un impact. La hausse des coûts nous oblige à revoir nos ambitions à la baisse dans plusieurs projets. REPowerEU peut rapporter jusqu’à 500 millions d’euros supplémentaires à la Belgique. Ce plan européen poursuit trois objectifs: réduire la consommation d’énergie, réduire la dépendance à la Russie et augmenter la production d’énergie renouvelable. Il s’inscrit dans le prolongement du plan de relance belge, qui était un des plus verts d’Europe.
Nous devons rester attentifs à la compétitivité, mais aujourd’hui, la priorité est la protection du pouvoir d’achat.
Est-il encore réaliste de porter les investissements publics à 4% du PIB à l’horizon 2030?
Nous avons les moyens de porter les investissements à 3,5% du PIB pour 2024, comme prévu dans l’accord gouvernement. Mais si nous voulons atteindre nos objectifs climatiques pour 2030, nous devons investir beaucoup plus dans la mobilité, l’isolation et les réseaux d’énergie.
Faut-il financer ces investissements par la dette ou trouver de l’argent ailleurs?
Le retour à l’équilibre budgétaire est une priorité. Tous les partis du gouvernement sont d’accord sur ce point. La discussion porte sur le rythme auquel nous voulons retrouver cet équilibre. La Commission européenne reconnaît ce débat. Après la crise financière de 2008-2009, l’Europe a mené une politique d’économies très dure, alors que les Etats-Unis ont préféré une politique budgétaire plus souple. Résultat: l’économie américaine a enregistré une croissance nettement plus soutenue que l’économie européenne. Heureusement, l’Europe n’a pas répété cette erreur. L’économie européenne a enregistré une croissance aussi rapide que l’économie américaine en 2020-2021. Grâce à sa politique budgétaire accommodante, la Belgique a même fait mieux que les Etats-Unis. Nous ne pourrons évidemment pas maintenir cette politique éternellement, mais en 2023, le soutien de l’économie restera primordial par rapport au budget.
Comment devons-nous à terme réduire le déficit budgétaire? Par une baisse des dépenses publiques ou par une hausse des recettes?
Les dépenses publiques sont plus élevées en Belgique que chez nos voisins. Je n’y vois aucun inconvénient si cet argent est bien dépensé. Par exemple, nous dépensons davantage dans l’enseignement. Et en aides aux entreprises, parce que notre système fiscal prévoit de très nombreuses exceptions sur des taux d’imposition élevés. Il n’est pas souhaitable d’accroître les recettes publiques, mais nous pouvons gagner en efficacité dans les dépenses.
L’inflation a atteint près de 9% dans notre pays en avril. Devons-nous continuer à soutenir le pouvoir d’achat des ménages?
Cela reste d’actualité. Le gouvernement fédéral devra prolonger des mesures comme la baisse de la TVA sur le gaz naturel et l’électricité aussi longtemps que nécessaire. Il est important de préserver le pouvoir d’achat, pas seulement d’un point de vue social, mais aussi d’un point de vue économique. Nous avons tendance à sous-estimer l’impact d’une baisse de la demande sur notre économie. Les milliards d’euros d’aides publiques aux ménages refluent immédiatement vers l’économie. Elles soutiennent les PME, l’horeca et les autres secteurs. Si l’indexation automatique provoque une augmentation des salaires plus rapide que chez nos voisins, c’est une bonne chose sur le plan économique et social.
Le PS plaide pour une baisse de la pression fiscale sur le plus bas salaire, financée par une contribution plus élevée des patrimoines. C’est également le coeur de la réforme fiscale.
Mais cela n’affecte-t-il pas notre compétitivité?
Nous devons rester attentifs à la compétitivité, mais aujourd’hui, la priorité est la protection du pouvoir d’achat. Les salaires chez nos voisins vont rattraper les nôtres. En France en Allemagne, les syndicats appellent de plus en plus ouvertement à une hausse des salaires.
Le modèle belge est intéressant parce qu’il est prévisible. L’indexation automatique apporte un seuil minimal et la loi sur les salaires de 1996 plafonne les hausses des salaires. L’une protège le pouvoir d’achat ; l’autre, la compétitivité.
Une Région qui veut sortir de l’indexation automatique doit pouvoir le faire, estime l’économiste Etienne de Callataÿ. Etes-vous d’accord avec cette idée?
Les marchés du travail flamand et wallon sont très différents. Il devrait donc être possible de mener des politiques du marché du travail différentes. Le marché du travail flamand est cependant confronté à une grave pénurie. Un saut d’index ne résoudra rien, au contraire. Des salaires plus élevés peuvent faire partie de la solution. Les employeurs réduisent toujours le débat aux salaires. Mais quels sont les pays les plus compétitifs au monde? La Suisse et Singapour, des économies où les salaires comptent parmi les plus élevés, parce qu’ils investissent surtout sur l’augmentation de la productivité. Nous nous concentrons trop peu sur la productivité.
Un taux d’emploi de 80% pour 2030, comme le souhaite le gouvernement fédéral, est-il réaliste?
Jobs, jobs, jobs. C’était le mantra du gouvernement Michel, sur la base de vieilles recettes: limitation des allocations dans le temps et saut d’index. Cela créerait les emplois. Mais aujourd’hui, avec un ministre socialiste du Travail, nous avons un taux d’emploi qui n’a jamais été aussi élevé. Il est primordial d’augmenter le taux d’emploi, car c’est la clé de finances publiques saines. Le chômage est surtout un problème wallon. Mais il s’agit surtout de chômeurs de longue durée qui sont très éloignés du marché du travail. Une politique du marché du travail punitive ne fonctionne pas pour ce groupe. Si on limite les allocations de chômage dans le temps, on va juste alimenter les flux vers d’autres régimes d’assistance. Il ne faut pas punir ces gens, mais les accompagner. Le principal problème reste cependant le groupe qui n’est pas actif sur le marché du travail. La Belgique recense plus de 500.000 malades de longue durée – beaucoup plus que les 300.000 chômeurs que compte notre pays – et on note une grande inactivité chez les plus jeunes et les plus âgés. Il faut à nouveau pouvoir proposer un travail qui a du sens aux malades de longue durée, avec un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Pour les travailleurs plus âgés, il faut prévoir des systèmes comme la pension à temps partiel et offrir des jobs adaptés, comme le proposent Karine Lalieux et Pierre-Yves Dermagne.
La différence entre une allocation et un revenu net est souvent trop faible pour inciter à chercher du travail.
Il faut valoriser le travail. Ce gouvernement a pris des mesures pour augmenter les allocations, afin que tout le monde puisse vivre une vie digne dans ce pays. A la fin de cette législature, toutes les allocations seront supérieures au seuil de pauvreté, et nous pouvons en être fiers. Nous devons à présent investir sur une augmentation des salaires nets. Les partenaires sociaux y travaillent par le biais d’une augmentation du salaire minimum. Le PS plaide pour une baisse de la pression fiscale sur les plus bas salaires, financée par une contribution plus élevée des patrimoines. C’est également le coeur de la réforme fiscale.
Y a-t-il suffisamment de volontarisme au sein du fédéral?
Si je peux m’exprimer au nom de PS: absolument. Nous faisons de la politique pour améliorer le sort de la majorité. Nous ne pouvons pas créer l’impression fausse qu’à la rue de la Loi, notre seul objectif est la survie du gouvernement. Il a fallu un an et demi pour former ce gouvernement. Nous ne travaillons que depuis un an et demi et nous avons encore deux ans avant les élections de 2024. Le PS ne compte pas se tourner les pouces jusqu’à ce moment.
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