Thierry Breton: “L’Europe doit faire entendre sa puissance”

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Baptiste Lambert

​De passage à Bruxelles, dans le cadre des “Conférences des grands invités de l’Hôtel de Ville de Bruxelles”, Thierry Breton a livré à Trends-Tendances sa vision sur l’actualité internationale. Au-delà des défis, l’ancien commissaire européen voit dans cette séquence une immense occasion pour renforcer le projet européen.

Converser pendant plus d’une heure avec Thierry Breton sur les grandes questions de ce monde apporte forcément une plus-value. Il faut dire que ce pur produit de l’intelligentsia parisienne, ingénieur en computer science, a un CV long comme le bras. Dirigeant de très grandes entreprises, ministre, puis commissaire européen, il garde un œil acéré sur l’actualité. À commencer par la guerre commerciale qui oppose les États-Unis au reste du monde. Donald Trump est-il fou ? “Il part souvent du bon constat”, admet Thierry Breton. Mais le président américain “pèche dans l’exécution” et se tire une balle dans le pied.

L’Union européenne se montre-t-elle pour autant à la hauteur ? Il tacle ouvertement la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avec qui la cohabitation a toujours été compliquée, ce qui a mené à sa démission en septembre 2024. En tant que commissaire au Marché intérieur, le Français a porté des textes de régulation, tels que le DSA (Digital Services Act) et le DMA (Digital Market Act), au nez et à la barbe des géants du numérique. Ce qui lui a valu des échanges parfois houleux avec Elon Musk.

Mais l’Europe, par sa régulation, ne freine-t-elle pas l’innovation ? Thierry Breton balaie la critique d’un revers de la main. La régulation sert à protéger les Européens, à approfondir le marché intérieur, et elle ne se construit pas contre les États-Unis. Un pays qu’il a longtemps admiré et qu’il connait bien, puisqu’il y a notamment enseigné pendant deux ans à Harvard.

TRENDS-TENDANCES. Sur les droits de douane, les négociations entre l’Union européenne et les États-Unis s’intensifient. Donald Trump souffle le chaud et le froid. Comment cela va-t-il se terminer, selon vous ?

THIERRY BRETON. Il faut bien comprendre que la politique douanière de Donald Trump ne répond pas à un objectif unique. Elle s’inscrit dans une stratégie à plusieurs volets, que j’ai pu observer de près lorsque j’étais en charge du Marché intérieur à la Commission européenne. J’ai personnellement traité avec l’administration Trump, et Trump lui-même. Et je peux dire qu’il y a trois objectifs principaux derrière cette politique qui peut paraître erratique de prime abord.

Lesquels ?

Le premier est politique. Trump veut tenir ses promesses de campagne, notamment celle de baisser l’impôt sur les sociétés. Pour compenser ce manque à gagner budgétaire, il a imaginé une hausse des droits de douane, à l’instar du président McKinley au tournant du 19e siècle. Le calcul est simple : une baisse de l’impôt sur les sociétés de 30% à 15% représente une perte d’environ 250 milliards de dollars. Une taxe douanière de 10% sur les 3.000 milliards d’importations permet de récupérer environ 300 milliards. Le lien est direct.

Donc, ces droits de douane répondent avant tout à un objectif budgétaire ?

Exactement. Mais ce n’est qu’un volet. Le deuxième objectif est industriel. Il part du constat de la désindustrialisation des États-Unis, en particulier dans le Midwest, la “Rust Belt”. Il veut inverser cette tendance en réindustrialisant cinq secteurs stratégiques : l’acier, l’automobile, les semi-conducteurs, la santé et les matériaux de construction. Pour cela, il inflige des droits de douane unilatéraux de 25%, et incite les entreprises à produire sur le sol américain.

Et le troisième objectif ?

Le troisième objectif est commercial. Il s’attaque au déficit de la balance commerciale américaine, en particulier avec la Chine, mais aussi avec l’Europe. Selon ses chiffres, les États-Unis auraient un déficit de 250 à 350 milliards avec l’Europe. Nos chiffres, plus précis, indiquent plutôt 50 milliards si l’on inclut les services. Il faut donc s’asseoir autour de la table avec des experts pour établir les chiffres exacts et discuter sur cette base. Le désaccord sur les chiffres est déjà une stratégie en soi.

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Cela suppose donc une stratégie européenne coordonnée. L’Europe est-elle à la hauteur ?

L’Europe est le premier marché mondial, la première puissance commerciale, le premier espace numérique. Nous sommes 450 millions de citoyens solvables. Mais il faut que chaque volet soit traité par les bonnes personnes. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, doit porter le volet politique. Le commissaire à l’Industrie peut gérer les enjeux industriels. Et le commissaire au Commerce doit traiter les équilibres commerciaux. Mais au-delà des compétences, il faut une posture claire : Donald Trump ne respecte que ceux qui parlent d’égal à égal avec lui. L’Europe doit être unie, ferme et consciente de sa puissance. Cela implique une vraie force politique. Or, c’est là que le bât blesse.

Vous visez Ursula von der Leyen ?

Elle a été désignée pour représenter l’Union européenne, mais cela suppose que son autorité soit pleinement reconnue par nos interlocuteurs. Or, on constate que Donald Trump rechigne à la rencontrer. Il préfère s’adresser directement aux chefs d’État ou de gouvernement. Cela en dit long sur sa difficulté à reconnaître l’Europe comme entité politique unifiée. Ce comportement pose problème, car c’est précisément le rôle de la présidente de la Commission européenne de parler au nom de l’ensemble de l’UE. Il faut, comme je l’ai dit, imposer fermement notre interlocutrice unique.

“La présidente de la Commission doit parler au nom de l’ensemble de l’UE. Mais cela suppose que cette interlocutrice unique incarne pleinement cette autorité.”

Mais cela suppose aussi que cette interlocutrice incarne pleinement cette autorité. En ce qui me concerne, j’ai estimé que la gouvernance mise en place sous la présidence d’Ursula von der Leyen ne respectait pas suffisamment l’esprit de collégialité voulu par les traités. La Commission européenne n’est pas un exécutif pyramidal. C’est un collège où chaque commissaire a la même voix, et où les décisions doivent être prises dans l’intérêt général européen. J’ai considéré que ce principe avait été mis à mal, et j’en ai tiré les conclusions. Ce n’est pas une critique ad hominem, mais un désaccord profond sur la méthode et sur l’esprit de nos institutions.

Pour en revenir à Donald Trump, pratique-t-il l’art du deal ou l’art du grand n’importe quoi ?

Il pose de vrais diagnostics – sur la dépendance à la Chine ou la désindustrialisation – mais les réponses sont souvent brutales, voire incohérentes. Il veut affaiblir le dollar tout en empruntant massivement. Cette année, 9.000 milliards de dollars devront être refinancés. Or, si le dollar se dévalue, qui voudra encore acheter des bons du Trésor ? Les marchés commencent à s’inquiéter. Et c’est là que résident les garde-fous : le marché obligataire, les citoyens face à l’inflation, la Réserve fédérale. Si cette dernière perd son indépendance, c’est la clé de voûte du système qui s’effondre.

Ce niveau d’endettement vous inquiète-t-il ?

Bien sûr. Les États-Unis vivent au-dessus de leurs moyens. Leur déficit tourne à 6% du PIB. Ce sont les investisseurs étrangers – dont les Européens – qui financent leur modèle. Si le dollar n’est plus une valeur refuge, c’est tout l’édifice qui tremble. Jamie Dimon, le patron de JP Morgan, qui est un modéré, évoque même un risque d’incident d’ici six mois à six ans. Si le monde perd confiance dans les bons du Trésor américains, les taux monteront, les investisseurs fuiront. La vérité, c’est que Trump prend des risques pour la stabilité mondiale. Il instrumentalise l’économie pour des buts politiques. Mais à la fin, ce sont les citoyens qui paient : les consommateurs américains verront leurs prix grimper chez Walmart. Même la famille Walton tire la sonnette d’alarme.

Le divorce entre Trump et Elon Musk est total. Vous avez eu parfois des échanges tendus avec l’homme le plus riche du monde. Son échec cuisant avec le DOGE vous fait-il sourire ?

Je ne me réjouis jamais d’un échec, surtout lorsqu’il entraîne des conséquences humaines. Musk a voulu imposer sa logique d’entreprise à un appareil étatique. Mais on ne gouverne pas une nation comme on dirige une entreprise. L’exécution compte plus que la vision. C’est aussi ce qui fait défaut à Trump.

Justement, vous venez du privé. Le passage vers le monde politique a-t-il été un choc ?

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J’ai dirigé quatre entreprises du Cac40, été professeur à Harvard, puis commissaire européen. Mais quand on choisit de servir le bien commun, on accepte des règles strictes : vendre ses parts, abandonner toute activité lucrative. Et on entre dans une gouvernance collective. Dans une entreprise, on gère la performance. Dans une institution, on sert l’intérêt général.

“Dans une entreprise, on gère la performance. Dans une institution, on sert l’intérêt général.”

Et qu’est-ce qui est le plus simple ?

Ce sont deux mondes différents. Mais j’ai toujours suivi une règle: s’entourer de meilleur que soi. On ne gouverne pas seul. C’est valable dans le public comme dans le privé. Et c’est ce que j’ai toujours essayé de faire.

Il y a un cliché persistant selon lequel les États-Unis créent, la Chine copie et l’Europe régule. N’y a-t-il pas un fond de vérité?

C’est un poncif porté par ceux que la régulation dérange. La réalité, c’est que nous avons manqué une première vague, celle des plateformes numériques, parce que nous étions fragmentés. Vingt-sept marchés, vingt-sept régulateurs, là où les États-Unis avaient un marché unifié de 330 millions de personnes et la Chine, un marché d’un milliard.

Ce n’est pas que nous manquions de créativité – nos ingénieurs, nos chercheurs, nos entrepreneurs sont parmi les meilleurs au monde – mais ils n’avaient pas de terrain de jeu à la hauteur. Créer un Facebook ou un Amazon n’a rien de génial en soi ; ce qui a permis leur envol, c’est la profondeur immédiate de leur marché domestique. Ce que nous avons corrigé ces dernières années.

“Créer un Facebook ou un Amazon n’a rien de génial en soi ; ce qui a permis leur envol, c’est la profondeur immédiate de leur marché domestique.”

Comment cela ?

Nous avons bâti enfin un marché unique du numérique, avec des règles communes – le DSA, le DMA et le Data Act – que j’ai portées. Cela ne bride pas l’innovation, cela la structure. Quand vous créez une entreprise en Europe aujourd’hui, vous savez quelles règles s’appliquent d’Helsinki à Lisbonne. C’est fondamental pour donner confiance aux investisseurs. La régulation n’est pas l’ennemie de l’innovation. Elle en est l’aiguillon. L’aviation n’aurait jamais autant progressé sans des normes strictes de sécurité.

Il en ira de même pour l’intelligence artificielle. Ces lois ne sont pas faites contre les Américains. Elles sont faites pour les Européens. Ces lois protègent notre démocratie. Elles ont été votées à plus de 90% au Parlement, à l’unanimité des États. C’est sans doute le paquet législatif ayant reçu le plus large consensus démocratique en Europe. Cela mérite d’être dit.

“La régulation n’est pas l’ennemie de l’innovation. Elle en est l’aiguillon. L’aviation n’aurait jamais autant progressé sans des normes strictes de sécurité. Il en ira de même pour l’IA.”

En matière de défense, le sursaut européen semble s’amorcer. Mais désormais, l’Otan évoque une norme de 5% du PIB. N’est-ce pas démesuré ?

La règle, c’était 2%. Et pendant très longtemps, une majorité d’alliés de l’Otan, en particulier en Europe, ne les atteignaient pas. La Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne ont sous-investi pendant deux décennies. Donald Trump, là aussi, avait raison. Je l’ai entendu le dire très clairement à l’époque. Et il faut bien reconnaître que si l’Allemagne avait respecté cette règle, sa dette publique serait aujourd’hui de 75 à 80%, et non de 62%, soit dit en passant.

Alors, passer à 5% ? Aucun pays européen n’y est aujourd’hui, et même les États-Unis n’y sont pas. C’est un objectif qui, dans l’état actuel de nos finances publiques, est inatteignable pour beaucoup – demandez à Mme Meloni ou à M. Pedro Sánchez s’ils peuvent s’y engager. Ce qui compte désormais, ce n’est pas d’agiter des chiffres, mais d’avancer ensemble, avec pragmatisme, et en respectant les traités. La défense reste une prérogative des États membres, mais les industries de défense, elles, peuvent – et doivent – être coordonnées à l’échelle européenne.

Justement, en Wallonie, certaines entreprises actives dans la défense craignent d’être marginalisées. Que répondez-vous à ceux qui redoutent de voir Rheinmetall ou Thales rafler tous les marchés ?

Cette crainte est fondée. Le risque, si on laisse chaque pays investir seul dans des capacités nationales, c’est d’assister à une fragmentation complète du marché. C’est pourquoi j’ai notamment lancé le programme ASAP, pour augmenter rapidement notre capacité de production d’obus de 155 mm. Nous sommes passés de 300.000 unités par an à plus de 2 millions. Et cela a été possible parce que nous avons posé des règles : des projets menés par au moins quatre pays, avec 20 à 30% de PME intégrées. Et en contrepartie, un financement européen jusqu’à 15%.

Ce modèle fonctionne. Il est vital de l’étendre si nous voulons éviter que les petits soient absorbés par les plus gros. Il faut un instrument horizontal, un fonds d’au moins 100 milliards, comme le proposent les rapports Draghi et Letta. Sans cela, les États qui investissent massivement – l’Allemagne, notamment – risquent d’absorber toutes les capacités industrielles. Ce serait contraire à l’esprit du marché unique. Nous avons aujourd’hui une chance historique d’augmenter notre production de défense en Europe. Si on ne développe pas ce genre d’incitants, ça va être très difficile. Les volontés déclaratives ne suffiront pas. Et si on ne le fait pas, c’est la fin du projet européen.

PROFIL

• 1955 : Naissance à Paris. Formation à l’École Polytechnique, puis à Supélec.
• 1986-1990 : Directeur de la stratégie et de l’innovation chez Bull.
• 1993-1997 : Président de Thomson Multimédia, qu’il redresse et prépare à la privatisation.
• 2002-2005 : PDG de France Télécom.
• 2005-2007 : Ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie sous Jacques Chirac.
• 2002-2009 : Enseignant à Harvard.
• 2009-2019 : PDG du groupe Atos, acteur européen des services numériques.
• 2019-2024 : Commissaire européen au Marché intérieur, en charge du numérique, de l’industrie, de la défense et de l’espace.
• Depuis 2024 : Contributeur au débat public européen sur la souveraineté économique et technologique.

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