‘S’opposer à l’adhésion de la Turquie dans l’UE est une erreur stratégique’
L’Europe ne peut pas tourner le dos à la Turquie, et certainement pas maintenant, selon le patron des employeurs turcs Bahadir Kaleagasi. L’économie turque est très dépendante de l’Europe, ce qui offre un levier pour à nouveau façonner le pays aux valeurs et intérêts européens. “Empêcher l’intégration européenne de la Turquie est une partie du problème, non de la solution.”
Le référendum de dimanche a donné au président turc Recep Tayyip Erdogan ce qu’il désirait: un bétonnage de sa toute-puissance. Va-t-il maintenant modérer son ton envers l’Europe, après les provocations de ces dernières semaines ? Un regard sur la réalité économique pourrait éclairer Erdogan en la matière. La croissance turque régresse, le chômage progresse et la persistance du déficit de la balance courante rend l’économie vulnérable. Et surtout: l’économie turque a besoin de l’Europe. L’UE représente pas moins de 44,5% des exportations turques, ce qui en fait le principal partenaire commercial de la Turquie.
L’UE doit maintenant jouer cette carte maîtresse, estime Bahadir Kaleagasi, CEO de l’organisation turque des employeurs Tusiad, qui selon ses propres dires compte 4.000 membres représentant 80% des revenus de l’impôt des sociétés turc. “Depuis 1996, l’UE et la Turquie forment une union douanière pour les biens industriels. Une proposition se trouve actuellement sur la table pour étendre cette union aux services, à l’agriculture et aux marchés publics. Ce n’est pas seulement un bon levier pour une meilleure intégration de l’économie turque dans le marché unique européen. Cela peut aussi à nouveau intégrer la Turquie dans le système démocratique européen, avec la coopération adéquate en matière de sécurité intérieure et une approche des menaces étrangères, comme le terrorisme et la migration.”
Mais la Turquie et l’UE semblent, surtout maintenant, se tourner le dos.
BAHADIR KALEAGASI. “Il faut regarder au-delà des mots. Dans la vie quotidienne des citoyens et des entreprises turcs, l’intégration avec l’Europe est très avancée. Le frigo, la radio ou les systèmes de transports: ils satisfont tous aux règles et normes européennes. Environ 55% du patrimoine légal européen est traduit dans la législation turque. La Turquie est en outre membre de l’OTAN et du Conseil de l’Europe, et participe même aux compétitions européennes de football et de basketball. Et la géographie restera ce qu’elle est. La Turquie est le pays le plus européen d’Asie et le pays le plus asiatique d’Europe. Elle est la porte d’entrée vers les marchés du Proche-Orient, la mer Noire et la mer Caspienne.”
Beaucoup plus de choses relient la Turquie et l’UE que de choses les séparent.
Empêcher l’intégration européenne de la Turquie est une partie du problème, non de la solution
“Bien sûr. C’est précisément la raison pour laquelle les deux peuvent à nouveau devenir des partenaires, dans l’Europe des cercles concentriques. Nous nous dirigeons vers une UE différenciée, avec d’une part un noyau des pays de l’euro et d’autre part un groupe large, confédéral, avec une adhésion flexible. La Turquie fera également partie de ce cercle extérieur. Les négociations d’adhésion inciteront à nouveau la Turquie à se conformer aux valeurs et intérêts européens. C’est pourquoi l’opposition à l’adhésion turque à l’UE est une erreur stratégique. Car cette adhésion ne se fera pas aujourd’hui, mais plus tard, lorsque la Turquie satisfera à l’ensemble des critères européens et sera devenue un autre pays. Deuxièmement, le monde devient plus grand et l’Europe plus petite. Pour conserver son poids démographique, démocratique et économique sur l’échiquier mondial, l’UE doit s’étendre. Et troisièmement, empêcher l’intégration européenne de la Turquie est une partie du problème, pas de la solution. Les tensions actuelles entre la Turquie et l’UE sont en effet en partie dues à la stagnation du processus d’intégration. Comment une partie du problème peut-elle être défendue comme une partie de la solution ? Cela va à l’encontre de toute logique.”
Comment les relations mutuelles sortiront-elles de l’impasse ?
“Avec de la sérénité, une réflexion orientée résultats et en ne nous égarant plus dans des accusations mutuelles. Cela dépendra de la sagesse des politiciens et de la maturité démocratique du peuple. Les gens votent parfois contre leurs propres intérêts. Regardez le Brexit. Les Britanniques ont voté sur base d’arguments qui étaient 100% faux. Une simple vérification sur Google aurait suffi pour s’en apercevoir. Au cours des élections américaines, les arguments superficiels volaient dans tous les sens. Nous vivons dans une ère post-démocratique. Mais la tendance peut s’inverser, qui sait. Les gouvernements sont censés craindre le peuple et pas l’inverse.”
Le résultat du référendum turc ne donne que peu d’espoir.
“Nous traversons des temps difficiles, mais en fin de compte la logique reviendra. Le référendum tournait autour d’une nouvelle constitution. Mais pour appliquer celle-ci, vous avez encore et toujours besoin de transparence du processus législatif, de séparation des pouvoirs et d’un environnement dans lequel la liberté peut prospérer. Et sans liberté, la créativité économique et la croissance de l’entrepreneuriat sont également impossibles. Il reste par conséquent pas mal de travail sur la planche.”
L’économie turque semble être coincée entre pauvre et riche. L’ascension de l’échelle économique est-elle arrêtée ?
Une économie qui ne peut pas suivre les nouvelles tendances ne survivra pas à la première moitié du 21e siècle
“Pour sa prospérité, la Turquie ne peut plus compter sur le travail bon marché et la production standardisée. C’est la raison pour laquelle un renouveau de l’enseignement est nécessaire, ainsi que la flexibilisation du marché du travail. Nous devons protéger les gens, pas les emplois. Nous pourrons ainsi également mieux digérer les conséquences de la robotisation et de l’automatisation. N’oubliez pas que les exportations turques consistent à 95% en biens industriels, textiles, produits alimentaires, électronique et voitures.
La Turquie doit aussi mettre fin à son importante économie informelle. Cela permettra aux PME turques de se financer à l’international et de se développer sur les marchés étrangers. Aujourd’hui, elles sont souvent battues par des concurrents de Chine et d’Inde ayant un meilleur accès au financement international. Et pour finir, la Turquie doit participer à la quatrième révolution industrielle. Cela englobe l’intelligence artificielle, l’internet des objets, la nanotechnologie, les énergies renouvelables et bien plus. Une économie qui ne peut pas suivre ces tendances ne survivra pas à la première moitié du 21e siècle.”
Vous mettez la barre bien haute. Voyez-vous tout cela se réaliser dans la Turquie d’aujourd’hui ?
“Oui assurément, la Turquie surfera sur les vagues du changement. La société turque est très pluraliste, comme les résultats du référendum le montrent également. Les Turcs sont avides de tout ce qui est nouveau. C’est une civilisation mobile, pas seulement physiquement, mais aussi socialement et économiquement. On observe les habitudes changer, ici. Même le conservatisme turc est très mobile. Mais nous ne pouvons pas tout prévoir. Nous traversons une telle période de changements. Il faudra faire ce qu’il faudra, avec un esprit ouvert et optimisme, dans les limites appropriées.”
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