Six effets pervers de la remontée rapide des taux d’intérêt
De la transition écologique à la stabilité du système financier en passant par les entrepreneurs du web, la brutale remontée des taux d’intérêt oblige à remettre les pendules à l’heure… parfois de manière contre-productive.
Dieu sait si, de semaine en semaine, les taux d’intérêt continuent de faire les gros titres de la presse économique et financière. Ils auraient atteint leur point haut. Et devraient rester à leur niveau actuel pour quelques trimestres encore. Pour le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau, s’exprimant dernièrement devant un parterre d’économistes à Londres, “il n’y a pas que des pics et des descentes, en montagne: il y a aussi des plateaux pour apprécier les effets de l’altitude et bien regarder la vue”.
Cette vue à apprécier, selon le premier banquier de France, on la doit aux taux directeurs des banques centrales qui ont grimpé en flèche, notamment ceux de la Banque centrale européenne (BCE), lesquels sont passés de – 0,50% à 4% en un peu plus de 12 mois. Une hausse rapide, pour beaucoup jugée trop élevée, dont l’objectif de départ était de vaincre une inflation record en zone euro. Un combat qui commence à être gagné, mais au prix de plusieurs contrecoups indésirables.
1. Dette: la BCE s’inquiète
Alors qu’elle est à l’origine de la remontée inédite des taux d’intérêt depuis un peu plus d’un an au nom de la lutte contre la flambée des prix, la BCE s’inquiète des conséquences de cette hausse rapide qu’elle a mise en œuvre. Dans son dernier rapport sur la stabilité financière, publié la semaine dernière, la BCE évoque des conditions financières plus strictes qui rendent l’endettement moins soutenable. “Les coûts plus élevés des emprunts et du remboursement de la dette vont de plus en plus mettre à l’épreuve la résilience des ménages, des entreprises et des gouvernements de la zone euro”, avertit la gardienne de l’euro.
Cette fragilité pourrait à son tour déstabiliser le secteur bancaire via une augmentation des prêts. Outre les pays qui, comme la France, ont décidé de faire exploser leurs dépenses publiques pour relancer l’économie et accroître leur indépendance énergétique, la BCE pointe notamment les risques pour les ménages endettés pendant la période anormale de taux ultra-bas, en particulier ceux qui ont des bas revenus et qui vivent dans des pays où les taux variables prévalent.
2. Le retour du risque pour les banques
En théorie pourtant, des taux plus élevés sont une bonne nouvelle pour les banques. Cela permet d’augmenter les marges sur les crédits. En France, cependant, Société Générale comme BNP Paribas (la maison mère de BNP Paribas Fortis) ont vu leurs activités de banque de détail affectées par la remontée rapide des taux.
Motif? “Comme elles prêtent à taux fixe, leurs portefeuilles de crédits immobiliers ne bénéficient pas encore de la hausse des taux. Seuls les nouveaux prêts accordés sont concernés, explique Bernard Keppenne, économiste chez CBC. Or, il faut aujourd’hui emprunter à des taux plus élevés pour financer les nouveaux emprunts qui sont accordés aux ménages et aux entreprises de l’Hexagone. Une situation différente de ce qui se passe dans d’autres pays européens, notamment en Italie et en Espagne, où les banques prêtent le plus souvent à taux variables et sont donc soutenues par la remontée des taux. En outre, il faut mieux rémunérer les dépôts et les autres produits d’épargne tels que les comptes à terme.”
Chez nous par exemple, KBC (CBC en Wallonie) évalue à plus de 200 millions la perte de revenus qu’elle aura à subir dans ses comptes à cause du bon d’Etat émis en septembre sur fond de hausse des taux. Il faut en outre ajouter à cela le succès des comptes à terme, plus rémunérateurs pour les épargnants et donc plus coûteux pour la banque: + 14 milliards d’euros rien que sur le troisième trimestre.
Un tri s’opère entre les idées qui tiennent la route et celles que seul l’argent gratuit permettait de financer.” ERIK JOLY (ABN AMRO)
3. Transition verte: la douche froide
C’est sans doute l’une des conséquences les moins positives de la fin de l’argent gratuit. On ne compte plus les entreprises actives de la transition climatique qui vivent des moments difficiles. Les experts de la banque privée suisse Mirabaud font remarquer que Bloomberg estime à 280 milliards de dollars la perte de capitalisation boursière enregistrée par les actions “vertes” depuis qu’elles ont atteint leur sommet de plus de 600 milliards en août 2022.
Les économistes de Mirabaud notent également que l’indice MSCI Global Alternative Energy, qui mesure la valeur des principales sociétés d’énergie solaire, éolienne et autre énergie propre, la chuté de plus de 40% depuis le début de l’année. Parmi les principales victimes, Orsted, le géant danois de l’éolien en mer, qui a perdu la moitié de sa valeur en Bourse depuis six mois, le grand producteur canadien d’énergie renouvelable Northland Power, le distributeur d’équipements solaires SolarEdge ou encore Siemens Energy qui vient de se voir accorder par l’Etat allemand une garantie publique de 7,5 milliards d’euros.
En clair, la hausse des taux fait passer une véritable épreuve de vérité à la révolution verte. “La transition vers les sources d’énergies renouvelables implique souvent des investissements initiaux importants, explique Erik Joly, économiste chez ABN Amro. Des taux d’intérêt plus élevés peuvent rendre ces projets moins intéressants d’un point de vue économique. En quelques mois, l’environnement financier a donc radicalement changé la donne. Un tri s’opère entre les idées qui tiennent la route et celles que seul l’argent gratuit des banques centrales permettait de financer. On le voit bien avec des groupes pétroliers comme BP qui avaient clairement misé sur le renouvelable et qui font maintenant marche arrière. Malheureusement, les investisseurs récompensent plutôt ces sociétés pétrolières qui ont changé leur fusil d’épaule et remettent l’accent sur les combustibles fossiles, surtout aux Etats-unis”, précise l’économiste de la banque néerlandaise.
4. Les entrepreneurs du web pénalisés
Dans ce nouveau contexte économique, un autre phénomène apparaît: on assiste au grand retour des obligations et des placements sans risque. Le syndrome TINA (There Is No Alternative) cède la place à TARA (There Are Reasonable Alternatives). Traduction: la forte hausse des taux signifie qu’en plus des actions, les obligations offrent à nouveau du rendement et de la valeur.
“Cela veut dire que les investisseurs vont préférer les rentes plutôt que les placements risqués, ce qui peut avoir des conséquences sur l’ensemble du tissu économique, dit Bernard Keppenne. On le voit dans les opérations de fusions et acquisitions des entreprises qui sont en recul. On le voit aussi pour les capitaux qui sont destinés à financer les start-up. Avec la hausse des taux d’intérêt, les levées de fonds sont moins importantes et les valorisations baissent. Les financements dans le secteur se tarissent. La croissance n’est plus un objectif en soi. La quête de la rentabilité devient un impératif. Les investisseurs doivent se montrer beaucoup plus patients. Le retour sur investissement ne se fait pas tout de suite. Le temps d’attente est d’autant plus long que les taux sont élevés.”
Et l’économiste de CBC d’ajouter: “Alors que les taux zéro ont eu pour effet pervers de multiplier les entreprises zombies et d’encourager les investissements les plus hasardeux, des taux élevés ont l’effet inverse. De nombreuses start-up sont pénalisées. En rémunérant le capital sans risque bien au-delà de la rentabilité de nombreux projets industriels utiles, on peut dire que les banques centrales découragent aussi les entrepreneurs de la nouvelle économie et donc l’innovation.”
Les banques centrales découragent aussi les entrepreneurs de la nouvelle économie et donc l’innovation.” – BERNARD KEPPENNE (CBC)
5. Gare au conflit entre générations
Si la victoire contre l’hyper-inflation est une bonne nouvelle pour le pouvoir d’achat des ménages, mieux vaut être actuellement vieux et rentier que jeune et à la recherche d’une maison. La fin de l’argent gratuit et des taux élevés ne font en effet pas l’affaire de ceux qui veulent emprunter pour se loger: 1% de hausse des taux équivaut à 10% de capacité d’emprunt en moins.
“Il devient plus que jamais difficile pour les jeunes d’acquérir un bien immobilier s’ils ne sont pas aidés par leurs parents, observe Erik Joly (ABN Amro). Or chaque Belge a une brique dans le ventre. Le désir d’être propriétaire ne disparaîtra donc pas de si vite, ce qui pourrait être à l’avenir une source de tension entre générations, dans la mesure aussi où on en arrive tout doucement à la dernière génération de parents qui est capable d’aider encore ses enfants.”
Si la génération “éco-anxieuse” est touchée de plein fouet par la hausse des taux, alors qu’elle est convaincue que les boomers ont essoré une planète désormais surchauffée, ces mêmes boomers se portent pour leur part très bien. C’est quasiment la seule génération a avoir augmenté sa consommation récemment, note Bank of America qui voit dans les inégalités entre générations des opportunités d’investissement. La banque américaine recommande ainsi de spéculer à la baisse sur des sociétés cotées en Bourse les plus exposées aux milléniaux, à commencer par les enseignes de mode.
6. Luxe: Jean qui rit et Jean qui pleure
Ces derniers mois, la donne a quelque peu changé pour le secteur européen du luxe, alors que l’année avait plutôt bien commencé. La Chine venait de lever ses mesures sanitaires. On imaginait le grand retour des touristes chinois dans les boutiques de luxe des Champs-Elysées. Mais voilà: ces touristes ne sont pas vraiment réapparus. La relance chinoise non plus. L’économie tourne au ralenti, entraînant dans son sillage la demande des consommateurs chinois pour les produits de luxe made in Europe. Résultat, des groupes comme LVMH ou Kering marquent le pas en Bourse.
On le sait, “le ralentissement économique est voulu par les banques centrales (la Fed et la BCE), situe Bernard Keppenne (CBC). La Chine est indirectement impactée par ce ralentissement et la demande mondiale qui diminue. Elle voit donc ses exportations fléchir et le pouvoir d’achat de ses citoyens s’éroder. Quelque part, le secteur européen du luxe est donc pénalisé par la politique monétaire de Francfort”.
Reste que tout le monde n’est visiblement pas logé à la même enseigne. Exemple? Ferrari. Le titre de la célèbre marque au cheval cabré a gagné plus de 50% à la Bourse de Milan depuis le début de l’année. Une hausse que le constructeur automobile doit à sa capacité à imposer ses prix de vente aux clients. Un pricing power qui mise sur la personnalisation des modèles via des options exclusives vendues à prix d’or. Des options dont les clients au portefeuille bien garni raffolent. Tout comme ils raffolent sans doute aussi des produits qui peuvent conserver, voire augmenter, leur valeur dans le temps, surtout dans un monde inflationniste.
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