Roland Gillet : sans union ni réformes, l’Europe restera le grand perdant


La guerre commerciale a rendu encore plus urgente la nécessité pour l’Europe de régler ses problèmes structurels, de productivité et de finances publiques, souligne l’économiste.
Quelle position l’Union européenne doit-elle adopter dans la cacophonie mondiale actuelle ? Nous avons posé la question à Roland Gillet, professeur d’économie financière à la Sorbonne (Paris 1) et à l’ULB (Solvay). Celui qui est aussi conseiller auprès de différentes autorités publiques et privées rappelle en préambule que “de 2010 à 2023, le PIB américain a progressé de 34%, contre seulement 21% pour l’Europe. Cet écart de plus de 50% est d’autant plus frappant que la crise des subprimes, qui a éclaté en 2008, a d’abord frappé les États-Unis”.
Plusieurs facteurs expliquent cette divergence, dit-il : “les États-Unis ont adopté une stratégie d’investissements massifs dans des secteurs à forte valeur ajoutée, comme la technologie, l’intelligence artificielle ou encore les énergies vertes, notamment via l’Inflation Reduction Act”.
Ces investissements génèrent des effets multiplicateurs importants sur l’économie, contrairement aux larges dépenses sociétales européennes qui, bien que louables, ne créent pas la même dynamique.
“Ensuite, poursuit Roland Gillet, la dérégulation et une fiscalité avantageuse permettent aux entreprises américaines d’afficher une rentabilité sur fonds propres impressionnante : on parle d’un retour sur fonds propres de 17% en moyenne, contre seulement 11% dans l’Union européenne. Enfin, le dollar, en tant que monnaie internationale, et la puissance géopolitique des États-Unis leur a également permis d’attirer les capitaux étrangers, renforçant leur position dominante. Pendant, et même après le covid, les États-Unis ont laissé les entreprises les plus faibles disparaître tout en injectant massivement des fonds pour soutenir les entreprises plus robustes. Ils ont favorisé la reconversion des entreprises en faillite et des emplois perdus, ce qui a consolidé leur avantage compétitif.”
TRENDS TENDANCES. Peut-on alors trouver une logique derrière la volonté de la Maison Blanche et son slogan “Make America Great Again” ?
ROLAND GILLET. Dire qu’il faut “rendre l’Amérique grande à nouveau”, dans ce contexte, en est presque risible. Depuis plus d’une décennie, les États-Unis dominent sur les fronts de la technologie, de la géopolitique et de la finance. Leur discours protectionniste, avec des hausses de tarifs douaniers, vise à réduire leur déficit commercial sur les biens, mais il est biaisé. Oui, si on regarde la situation avant l’arrivée de Donald Trump, les tarifs européens sur les produits américains sont en règle générale plus élevés.
“Dire qu’il faut ‘rendre l’Amérique grande à nouveau’ est presque risible.”
En revanche, les États-Unis bénéficient d’un excédent commercial significatif dans les services. Donald Trump exploite une frustration populaire, mais ses politiques risquent de fragiliser leurs alliés, notamment l’Europe, et de provoquer des représailles de la part de la Chine. D’ailleurs les marchés financiers ont réagi par une hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, ce qui a mis le président américain sous pression, car une dette publique abyssale –comme celle de son pays– devient plus coûteuse à refinancer dans un tel contexte. Ses annonces tarifaires ont également fait trembler des entreprises américaines dépendantes des chaînes d’approvisionnement mondiales.
Donald Trump a-t-il vraiment cassé la mondialisation ?
Ses menaces de tarifs, parfois jusqu’à 145%, touchent des entreprises comme Apple, qui dépendent de la Chine pour leurs chaînes d’approvisionnement, d’où sa volte-face récente et un report pour certains produits fragilisant la compétitivité de certains géants de la technologie américains. La Chine pourrait riposter – elle le fait déjà avec les terres rares – en coupant l’accès à des ressources stratégiques comme les batteries, ce qui ferait bien plus mal que des hausses de tarifs.
Les États-Unis jouent donc un jeu musclé mais risqué, car leur suprématie repose sur leur image technologique et leur capacité à attirer les talents mondiaux. Dans ce contexte, s’attaquer aux universités et à la recherche, comme le président américain semble le faire, est une erreur stratégique. Cela pourrait fragiliser la domination américaine, surtout face à une Chine qui investit massivement dans l’intelligence artificielle et les technologies de pointe.
Mais peut-on envisager un retour en arrière, une “remondialisation” ?
Un retour en arrière est encore envisageable, mais avec des nuances. Les entreprises américaines mondialisées ont une vision pragmatique et savent à quel point la démondialisation serait coûteuse pour elles. Si Donald Trump assouplit ses positions et négocie avec la Chine, les répercussions des politiques protectionnistes, qui mettent du temps à produire leurs effets, peuvent être inversées sans coûts colossaux. Cependant, la confiance générale dans la gouvernance américaine risque d’être beaucoup plus difficile à restaurer.
Par ailleurs, l’Américain moyen voit la valeur de son fonds de pension baisser à chaque chute de la Bourse et il commence à la trouver saumâtre. Et puis il y a le plat de résistance : la Chine. Donald Trump craint, comme beaucoup d’Américains, la suprématie chinoise. Mais s’il opte réellement pour la bagarre avec la Chine, il va au-devant de grandes difficultés ! La Chine est capable de faire le gros dos beaucoup plus longtemps que les États-Unis. Sa population réagit différemment. La Chine peut donc rester politiquement beaucoup plus stable dans une période où Donald Trump risque au contraire de voir monter l’agitation intérieure. Elle répète néanmoins sa volonté de trouver une issue favorable au commerce international. Une marche arrière reste possible. Mais personne ne peut être dans la tête d’un président américain vindicatif, fort du résultat encore récent de son élection.
Qu’en sera-t-il encore des déclarations américaines actuelles dans deux ans et demi, après les élections de mi-mandat ? Le balancier est parti d’un côté avec une force que personne n’avait imaginée, mais avec déjà quelques fractures. Est-ce tenable, même pour les Américains ? J’ai des doutes, et mes collègues et amis outre-Atlantique les renforcent progressivement.
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Un apaisement ne serait-il pas une bonne nouvelle pour l’économie européenne ?
Si. Cependant, l’Europe doit se montrer unie pour peser dans ces négociations. Notre désunion actuelle – avec des capitales privilégiant leurs intérêts nationaux – est une faiblesse que Donald Trump exploitera, comme il l’a fait lors de son premier mandat. Par exemple, le large plan allemand de dépenses militaires semble privilégier l’achat de matériel militaire américain pour apaiser, sans doute pour une part, les relations avec le président américain, et ce, afin de réduire le déficit commercial vis-à-vis des États-Unis. Alors que d’autres, comme la France et l’Italie, souhaitent des achats prioritaires au sein de l’UE. L’Europe doit apprendre à jouer collectif, comme elle l’a fait avec succès pour Airbus face à Boeing, pour rester compétitive.

Comment l’Europe peut-elle combler cet écart avec les États-Unis ?
Aux États-Unis, les gens travaillent plus longtemps et avec plus d’intensité, ce qui explique en partie leur avantage compétitif. L’Europe doit réformer ses structures afin de gagner en proactivité et efficacité pragmatique, réduire l’endettement et favoriser le capital à risque afin d’investir davantage dans des secteurs stratégiques. La productivité européenne souffre de plusieurs maux. Nos systèmes de protection sociale, bien que louables, vont jusqu’à décourager, voire empêcher la volonté de continuer à travailler. En France ou en Belgique, travailler jusqu’à 68 ou 70 ans est souvent perçu comme une faveur, alors que cela devrait être une aubaine pour soutenir le système de retraites par répartition. Ensuite, certaines pratiques, je pense à un télétravail mal maîtrisé, réduisent le temps effectif de travail. Aux États-Unis, la culture du travail est différente : les gens restent productifs plus longtemps, même après 60 ans.
L’Europe doit donc agir sur trois fronts : elle doit s’unir pour négocier avec les États-Unis, mais également avec la Chine. Notre désunion actuelle est une faiblesse que Donald Trump tentera d’exploiter avec ruse. Ensuite, il lui faut investir dans des secteurs à forte valeur ajoutée, comme la technologie et les infrastructures, plutôt que de financer sans limite des dépenses sociétales non productives.
Enfin, une discipline budgétaire s’impose : réformer les systèmes de retraites pour en assurer la pérennité, allonger la durée du travail et le rendre plus efficient, et enfin budgétiser les dépenses sociétales qui dérapent notamment en Belgique ou en France, pour éviter des déficits excessifs récurrents, et dès lors un endettement de moins en moins soutenable. Ces derniers points nécessitent des réformes impopulaires, et nos dirigeants hésitent ou tardent souvent à les mettre en œuvre.
Le problème des finances publiques n’est-il pas secondaire au regard de la situation géopolitique ?
L’endettement public est ce qui me fait le plus peur. Les gens ont vu que les États avaient pu, mais surtout dû, s’endetter fortement, par exemple lors du covid. Des milliards sont à présent versés à l’Ukraine. Ils ont l’impression que ce n’est donc pas un problème de dépenser des centaines de millions ici ou là pour régler certains des problèmes qui les touchent dans leur quotidien.
C’est le danger qui guette tous les États. Il faudrait davantage budgétiser ce type de dépenses à moyen et long terme afin que la population en mesure mieux leur coût et prenne conscience que les États ne peuvent s’endetter indéfiniment. Et que rien n’est gratuit. Il y a toujours quelqu’un qui paie, ou devra payer un jour, tout en sachant qu’emprunter de l’argent coûte aussi de l’argent.
“L’endettement public est ce qui me fait le plus peur.”
Même dans un contexte de baisse des taux directeurs ?
Les baisses de taux d’intérêt des banques centrales, pour nombre de pays, risquent de n’avoir que peu d’effet si la tension sur leurs finances publiques persiste. L’accroissement de la prime de risque – très faible pour le moment – compensera alors la baisse des taux directeurs. Plusieurs membres de l’UE sont fragilisés par un endettement public chronique, exacerbé par des dépenses sociétales non maîtrisées, comme les soins de santé, les retraites, etc.
L’avenir dépend de notre capacité à regarder la réalité en face. Les États-Unis sont puissants, mais leur agressivité protectionniste pourrait les fragiliser à long terme, surtout si la Chine riposte. L’Europe a des atouts – un marché stable, une qualité et espérance de vie élevée – mais elle doit se réveiller. Sans union, sans discipline budgétaire et sans investissements stratégiques, nous serons les perdants de cette nouvelle donne économique.
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