Réformes, entreprises publiques, administration…: vers une flamandisation de la Belgique?

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Baptiste Lambert

Bart De Wever rêvait de réformer institutionnellement la Belgique pour donner une quasi-indépendance à la Flandre. Mais face aux résultats des élections, qui ont couronné la droite francophone, il a dû revoir ses plans. Notre pays devenait compatible aux réformes qu’il souhaitait. Mais une grande question demeure : cette transformation, accompagnée par le MR et Les Engagés, se fait-elle au bénéfice de tout un pays ou seulement de la Flandre ?

La coalition Arizona nous mène tout droit vers le bicentenaire de la Belgique, en 2030. Certains, depuis l’opposition, se demandent ce qu’il en restera, alors que le 16 rue de la Loi, la résidence du Premier ministre, est occupé par un nationaliste flamand. L’État fédéral serait petit à petit dépecé, non pas de l’extérieur, en régionalisant des compétences, mais de l’intérieur. En d’autres termes, le lion flamand serait entré dans la bergerie. Et les proies francophones, plutôt que de s’enfuir ou de se défendre, attendraient de se faire dévorer en victimes consentantes.

“En 2019, Bart De Wever avait dit : ‘Avec moi, ce sera hors de question d’organiser un bicentenaire.’ Aujourd’hui, il vient de réduire à peau de chagrin les budgets pour l’organiser”, déplore Thomas Dermine (PS), l’ancien secrétaire d’État à la Relance sous la Vivaldi et responsable des grands musées. À cet égard, il avait piloté la transformation du site du Cinquantenaire pour célébrer les 200 ans de la Belgique.

“Une attaque en règle envers les derniers symboles de la Belgique unitaire”

De cet ambitieux projet, il ne reste effectivement plus grand-chose. Dans une note de travail cosignée par la ministre Vanessa Matz, en charge entre autres de la Gestion immobilière de l’État, mais aussi par les ministres de l’Intérieur et de la Défense, Bernard Quintin (MR) et Theo Francken (N-VA), on découvre que le gros des travaux ne commencera pas avant 2030. De l’enveloppe initiale de 160 millions d’euros, seuls 26 millions d’euros sont financés sous cette législature, contre 89 millions précédemment.

Alors certes, le contexte budgétaire a évolué. Mais il est certain qu’un Premier ministre et un ministre de la Défense nationalistes, qui sont logiquement incapables de dire “Vive la Belgique” le jour de la Fête nationale, ne vont pas se démener pour célébrer les 200 ans d’un pays dont ils nient la pertinence historique. Et ce ne serait là qu’un seul exemple, selon le socialiste. “Il y a vraiment une attaque en règle envers tous les derniers symboles de ce qu’était la Belgique unitaire. Il y a beaucoup d’exemples avec la politique scientifique, Brussels Expo, Beliris ou encore la politique spatiale, qui sont tous détricotés.”

Pour autant, Bart De Wever n’a jamais été un révolutionnaire. Pour lui, l’indépendance de la Flandre ne pourra jamais s’envisager dans un scénario catalan. Son but, jusqu’ici, a toujours été d’engranger des “quick wins”, souvent symboliques, et d’essayer de régionaliser un maximum de compétences ou d’au moins organiser des politiques asymétriques. Pour ce faire, il envisageait un partenaire privilégié, lui aussi en faveur d’une politique adaptée à la situation socio-économique de sa partie du pays : le Parti socialiste.

Occuper la forteresse

En 2020, lors de la formation du précédent gouvernement, la N-VA et le PS ont été très loin dans les discussions institutionnelles. De cette époque, Thomas Dermine garde un souvenir très précis, puisqu’il accompagnait Paul Magnette à la table de négociations comme sherpa. “Il parlait de révision constitutionnelle, de majorité des deux tiers… mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas, doit bien constater celui qui est devenu bourgmestre de Charleroi. La N-VA a compris qu’elle n’aurait jamais la majorité nécessaire pour une grande réforme institutionnelle. Du coup, elle veut imposer de l’intérieur une Belgique à la sauce flamande.”

Bart De Weverveut occuper la forteresse belge et tenir la position face à ceux qui veulent contrecarrer ses plans. © BELGA MAG/AFP via Getty Images

Cette nouvelle stratégie n’est pas qu’une vue de l’esprit de l’opposition. Elle a été théorisée par le parti nationaliste lui-même et expliquée aux militants, lors de la présentation de l’accord de gouvernement Arizona.

“Nous devons aborder rationnellement cette aspiration nationaliste flamande, a ainsi exposé Bart De Wever. Soit nous prenons dès maintenant le contrôle de la forteresse – belge et fédérale – soit nous essayons de la démanteler. Dans le premier cas, notre position est claire : nous occupons la forteresse. Et tous ceux qui nous entravent, sur les plans social, économique ou démocratique, nous les écartons. S’ils veulent reprendre le contrôle ou démolir cette forteresse, qu’ils viennent l’assiéger. Mais qu’ils sachent que ce ne sera possible qu’en 2029, s’ils parviennent d’ici là à regagner du terrain. En attendant, moi, je reste ici. Nous tenons la position.”

C’est ce qu’on peut lire dans le livre De verovering van België (La conquête de la Belgique), écrit par le très informé journaliste flamand Wouter Verschelden, qui a fait de la reconstitution des coulisses des négociations gouvernementales l’une de ses spécialités.

“On prend le pouvoir économique et politique pour prendre à la gorge les francophones”

“En 2014, les portes lui étaient grandes ouvertes… et il a renoncé. Aujourd’hui, il occupe le cœur du pouvoir belge, constate également Jean Faniel, directeur du Crisp, à propos de Bart De Wever. Il n’a plus pour objectif une réforme institutionnelle classique. Il sait qu’il n’aura pas les majorités nécessaires. Alors, il agit depuis le centre du pouvoir. Et le centre du pouvoir, en Belgique, ça reste le 16 rue de la Loi.”

“Bart De Wever sait qu’il n’aura pas les majorités nécessaires pour une réforme institutionnelle classique. Alors, il agit depuis le centre du pouvoir, le 16 rue de la Loi.”

Pour autant, le politologue n’y voit pas quelque chose de neuf, songeant par exemple à l’État CVP. “Wilfried Martens l’a fait, Jean-Luc Dehaene l’a fait.” C’est aussi une stratégie qui s’inscrit dans la continuité de la doctrine Maddens, ajoute-t-il : “Si on ne peut plus transférer de compétences, on utilise celles que l’on a. On prend le pouvoir économique et politique pour prendre à la gorge les francophones.”

Des réformes conçues pour la Flandre

Beaucoup a déjà été dit et écrit sur les réformes structurelles de l’Arizona. Par exemple, il est un fait que la limitation des allocations de chômage dans le temps affectera principalement les francophones. D’abord, parce que le sud du pays compte davantage de demandeurs d’emploi de longue durée, ensuite parce que la responsabilité financière est désormais portée par les CPAS, et donc les communes. Certes, Les Engagés ont obtenu une augmentation de l’enveloppe compensatoire qui leur est allouée, mais il s’agit d’un financement qui court jusqu’en 2029. Alors que le mécanisme est, lui, inscrit pour la durée, sauf si un prochain gouvernement devait faire marche arrière.

“À la limite, et je vais vous surprendre, je pense que la limitation des allocations de chômage n’est pas une mauvaise mesure en soi. Le problème, c’est qu’elle est calibrée pour la Flandre, qui est proche du plein emploi”, reproche Thomas Dermine. Le Carolo va plus loin : “C’est comme toute la réforme du marché du travail. Toutes les mesures en faveur des flexi-jobs, des heures supplémentaires ou des carrières plus longues, c’est conçu pour la Flandre. En Wallonie, on a du chômage structurel. Appliquer les flexi-jobs ici, c’est une absurdité économique. On fait bosser ceux qui bossent déjà, au lieu d’aider ceux qui sont hors du marché.”

“1-1, balle au centre” ?

Le ministre de l’Économie, David Clarinval (MR), s’est toujours défendu de s’être fait rouler dans la farine. Selon lui, la réforme des pensions, par exemple, affectera bien plus la Flandre, qui compte un nombre bien plus important de pensionnés. “1-1, balle au centre”, avait-il coutume de dire. Une analyse que ne partage pas Jean Faniel, le directeur du Crisp. “La réforme des pensions pénalise surtout ceux qui ont des carrières incomplètes.

Or, en Wallonie et à Bruxelles, il y a beaucoup plus de carrières discontinues, surtout chez les femmes. La réforme des pensions risque donc de pénaliser ces Régions. C’est plutôt 2-0.” Thomas Dermine, lui, se demande toujours comment les dockers flamands des ports de Zeebrugge et d’Anvers ont pu se faire entendre sur les aménagements de fin de carrière, au contraire des ouvriers de l’industrie wallonne.

“Une approche prédatrice assumée”

Pour le socialiste, l’influence flamande joue dans beaucoup d’autres dossiers. “Prenez la réforme des hôpitaux portée par Frank Vandenbroucke (Vooruit). Elle est pensée pour un territoire dense comme la Flandre. En Wallonie, cela risque de créer de véritables déserts médicaux. En 2020, la N-VA reconnaissait que la réforme devait être asymétrique. Aujourd’hui, on applique mécaniquement le modèle flamand.”

“En 2020, la N-VA reconnaissait que la réforme des hôpitaux devait être asymétrique. Aujourd’hui, on applique mécaniquement le modèle flamand.”

Et il en irait de même pour les politiques d’investissement : “Les Flamands ont compris comment gratter l’État fédéral. C’est une approche prédatrice assumée. Sur l’hydrogène, le spatial ou la défense, ce sont eux qui bénéficient des subsides fédéraux. Il faut arrêter d’être naïf. La Flandre a une logique de conquête industrielle. Sur l’hydrogène, ce sont des milliards européens qui tombent sur le nord. Mais c’est le fédéral qui monte les dossiers. En Wallonie, tous les projets sont arrêtés.”

C’est un point que Trends-Tendances avait déjà abordé sur la répartition des compétences, lors de laquelle, il est vrai, les principaux portefeuilles liés à l’investissement sont tombés aux mains des Flamands, avec le poste de Premier ministre, bien sûr, mais aussi celui du ministre des Finances, qui chapeaute la SFPIM (Société Fédérale de Participations et d’Investissement), ou encore le ministre de la Défense.

Entreprises publiques en mains flamandes

Sophie Dutordoir (SNCB) est l’une de ses patronnes flamandes d’une entreprise publique belge. © BELGA MAG/AFP via Getty Images

En parlant de la SFPIM, un autre point peut être à ranger du côté des constats : les entreprises publiques, globalement, sont menées par des dirigeants flamands. C’est factuel. La SNCB, bpost, la Loterie Nationale, Skeyes, la SFPIM et désormais Proximus sont dans ce cas de figure. Les contre-exemples francophones sont moins nombreux, avec Benoît Gilson chez Infrabel ou Marc Raisière chez Belfius, mais ce dernier devrait prochainement faire un pas de côté. On peut y ajouter également le nom d’Arnaud Feist, à la tête de Brussels Airport, dont la Région flamande vient toutefois d’acquérir 40% des parts, ce qui a alimenté les suspicions autour de la “flamandisation” des derniers symboles de l’État belge.

Néanmoins, une règle non écrite précise que lorsque le CEO est néerlandophone, le président du conseil d’administration doit être francophone, et vice-versa. “Mais lorsque l’équipe dirigeante est forte, c’est elle qui détient le pouvoir pour mener l’entreprise publique. On l’a bien vu dans le dossier du ‘contrat du siècle’ de la SNCB”, nuance Thomas Dermine.

Idem dans l’administration

À côté des entreprises publiques, il y a également la question de la haute fonction publique. Et, à ce niveau-là, Michel Legrand du Gerfa, le Groupe d’étude et de réforme de la fonction administrative, est formel : depuis la réforme Copernic qui instaure le bilinguisme dans l’administration publique, la part des dirigeants flamands ne fait que grandir. Et c’est d’autant plus vrai depuis le premier passage de la N-VA au sein d’un exécutif fédéral, dans la coalition suédoise, où la maîtrise du néerlandais a été rendue obligatoire pour pouvoir prétendre à un poste de dirigeant.

“En principe, c’est la parité qui doit être appliquée dans l’administration. Dans la réalité, ce sont souvent des Flamands qui obtiennent le poste”, explique Michel Legrand. Si les francophones peuvent s’en prendre à leur faible maîtrise du néerlandais, c’est un constat qui n’en reste pas moins vrai, appuie cet observateur de la fonction publique. “Pour les directions des SPF, en 2020, il y avait trois francophones pour neuf Flamands. En 2009-2010, on était encore à 40% de francophones.”

Au vu de l’appétence des francophones pour l’apprentissage du néerlandais, il est fort probable que cette tendance s’accélère. Car l’accord de gouvernement prévoit un changement qui est relativement passé inaperçu : le bilinguisme fonctionnel des directeurs sera obligatoire pour l’ensemble des organismes parastataux (Onem, Inami, Bureau du Plan, la Régie des Bâtiments, les instituts scientifiques, etc.). Le Gerfa promet de réaliser un nouveau comptage des couleurs politiques et linguistiques au mois de septembre, mais ces nominations mériteront une attention constante, car il s’agit de mandats de six ans. Elles ne suivent donc pas les législatures et peuvent intervenir à tout moment.

Une économie flamande dominante

Outre les réformes et la tambouille institutionnelle fédérale, il reste l’éléphant dans la pièce : la domination outrageuse de l’économie flamande sur la Belgique. Elle représente à elle seule 60% du PIB belge, contre environ 23% pour la Wallonie. Il n’y a qu’à observer où se trouve le capital à risque et qui investit au sud du pays, à Durbuy ou ailleurs. Un exemple parmi d’autres : l’entreprise andennaise Glutton, dont les appareils sont présents dans 8.000 villes à travers de la planète, a récemment été aspirée par deux entrepreneurs flamands.

L’économie flamande représente à elle seule 60% du PIB belge, contre environ 23% pour la Wallonie.

Sur ce volet-là, toutefois, Thomas Dermine n’y voit pas un problème mais une énorme opportunité. “On doit multiplier les ponts économiques avec la Flandre. À Charleroi, par exemple, de nombreux investisseurs flamands viennent chercher du terrain bon marché. Au dernier Mipim – salon international de l’immobilier qui se tient à Cannes –, un terrain à Charleroi était marketé comme Antwerp South. C’est cocasse… mais aussi révélateur.”

Les francophones sont-ils simplement naïfs?

Le socialiste se pose davantage de questions sur les autres volets. Les francophones sont-ils simplement naïfs ? “Je ne sais pas si le MR et Les Engagés sont incompétents ou complices. Mais ils ne posent pas les bonnes questions”, estime-t-il, en ajoutant : “Ce qui est sûr, c’est que face à De Wever, Clarinval, au sein du kern, c’est le FC Bièvre contre le Real Madrid.”

Du côté de la majorité francophone, on assume. On rétorque que les réformes correspondaient au programme du MR et des Engagés. Et que si la Wallonie et Bruxelles doivent un peu plus ressembler à la Flandre, qu’il en soit ainsi. On le sait, il l’a déjà dit, le président du MR, Georges-Louis Bouchez, rêve de réformer la Belgique pour couper l’herbe sous le pied des velléités indépendantistes flamandes. Il reste à voir, après ces réformes, si cela se sera fait au bénéfice de tout le pays.

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