Pourquoi l’accès à la justice inquiète les Belges
Un sondage réalisé à l’occasion du 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme pointe les fortes attentes des Belges en matière de justice.
La Déclaration universelle des droits de l’homme, vous ne savez pas trop ce que cela recouvre ? Rassurez-vous, vous n’êtes pas les seuls : 55 % des Belges, interrogés par Amnesty International à l’occasion des 70 ans de ce texte, admettent leur ignorance à ce propos. Et la proportion grimpe jusqu’à 67 % chez les moins de 35 ans. Le constat désole, voire inquiète les responsables de l’ONG. ” Les citoyens et citoyennes doivent prendre conscience de l’importance de ce texte comme garde-fou contre les injustices et les abus, martèle Philippe Hensmans, directeur de la section belge francophone d’Amnesty. Il garantit nos libertés. Certes, ce n’est pas un texte contraignant mais c’est un très bel outil auquel se référer pour faire respecter nos droits. ”
Demain, nous aurons peut-être la quatrième génération avec les droits relatifs à l’intelligence artificielle.
Au départ, les droits humains visaient surtout à limiter l’autorité de l’Etat, avec la liberté d’association, d’expression, de religion ou les droits juridiques et politiques. Une deuxième génération de droits est arrivée ensuite, de nature plus économique, sociale ou culturelle. Et là, il ne s’agit pas de s’affranchir de l’Etat mais, au contraire de demander à l’Etat de faire des efforts en vue de garantir le droit à la santé, à l’éducation ou à un niveau de vie suffisant. Aujourd’hui, une troisième génération de droits s’y ajoute, liée cette fois à l’environnement.
Et demain, nous aurons peut-être la quatrième génération avec les droits relatifs à l’intelligence artificielle. Trente-six pour cent des Belges pensent que celle-ci constitue une menace pour les droits humains. ” On songe à l’utilisation de robots dans les armées, qui enverront des missiles sur leur cible sans même une décision humaine, s’inquiète Philippe Hensmans. Mais, et je ne fais pas de la science-fiction, c’est aussi le big data et toutes les données qui permettent de connaître nos comportements. A un moment donné, cela peut être utilisé pour des droits sociaux ou autres. ”
Passons en revue quelques enseignements de ce sondage d’Amnesty International.
1. Inégaux face à la justice. Interrogés sur leurs priorités d’action en matière de droits humains, les Belges ont mis en avant de vives attentes en matière de justice. Sur les six priorités qui recueillent plus de 60 %, on retrouve en effet le soutien des avocats pro deo par les pouvoirs publics, le respect de la présomption d’innocence et le droit de chacun à être défendu. Un tel tir groupé n’a rien d’anodin. Dans le même ordre d’idées, on relèvera qu’un Belge sur quatre considère que les procès ne sont pas équitables en Belgique. ” Cela atteste d’un sentiment d’un vif sentiment d’inégalité, analyse Philippe Hensmans. Si je suis riche, je pourrais me payer les avocats dont j’ai besoin. Sinon… ”
” La justice est le seul moyen d’avoir un Etat de droit, insiste Jean-Pierre Buyle, le président d’Avocats.be. Si les citoyens n’y croient plus, c’est très interpellant. Mon expérience de 40 ans de barreau m’indique pourtant que la justice est mieux rendue aujourd’hui qu’hier. Les magistrats ne sont plus nommés politiquement, mais sur base d’avis du Conseil supérieur de la Justice. ”
Jean-Pierre Buyle se dit par ailleurs ” positivement étonné ” de voir deux tiers des Belges suggérer une amélioration de l’accès à la justice par le biais du pro deo. Il préconise de relever de 1.000 à 1.500 euros le plafond de ressources pour y avoir droit et de populariser, par divers incitants, le recours à l’assurance de protection juridique. Cela pourrait, par exemple, être inclus dans les packages salariaux proposés par une entreprise, les polices collectives faisant alors baisser les primes.
” Le gouvernement n’a pas été inactif, précise-t-il. Le ministre de la Justice, Koen Geens, a revalorisé la rémunération du pro deo. Les montants ont été versés au printemps. Et en juillet, il a supprimé la TVA sur l’aide juridique. A ma connaissance, c’est unique en Europe. Nous avons donc des avancées inédites même si le travail n’est pas achevé. ”
Dernier point sur la justice : les différences de sensibilité selon le genre. La secrétaire générale de la CSC, Marie-Hélène Ska, relève ainsi que les femmes sont nettement moins enclines à penser que le gouvernement se soucie de leur sécurité (24 % contre 31 % des hommes) et que les procès sont équitables en Belgique (18% contre 31%). Une indication, sans doute, que certains faits ou comportements à l’égard des femmes ne sont pas toujours traités avec tout le sérieux qui conviendrait.
2. Indifférents face au droit d’asile. Le droit d’asile est inscrit à l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, pour offrir une solution aux personnes dont les droits sont bafoués dans leur propre pays. Amnesty International y est donc particulièrement sensible. Ce n’est pas le cas de la majorité des Belges : de tous les droits humains, le droit d’asile est celui qui nous préoccupe le moins. Dix-huit pour cent des Belges concèdent que cela ne les intéresse pas ou peu et à peine 6 % rangent le droit d’asile parmi les droits humains auxquels ils sont le plus sensibles. Des chiffres jugés ” effrayants ” par Amnesty International.
” La pensée de l’extrême droite s’est distillée dans toute la société, regrette Philippe Hensmans. Nous ne sommes pas dans la réalité mais dans une construction idéologique : le nombre de migrants est ridiculement bas en Belgique comme dans toute l’Europe. Il y a 500 millions d’habitants dans l’Union européenne. Pour un tel ensemble, accueillir 3 millions de migrants en deux ou trois ans, ce n’est rien. Sauf que l’Europe est incapable de se répartir le boulot et que nombre de dirigeants préfèrent laisser pourrir la situation. ”
Cette inaction entraîne ces images de bateaux surchargés sur les côtes italiennes, de la ” jungle ” de Calais ou du parc Maximilien à Bruxelles qui peuvent effectivement faire peur. Et face à cela, le responsable d’Amnesty convient que les arguments rationnels qui sont les siens peinent à passer la rampe. Mais il ne désespère pas. ” Nous voyons aussi, sur ce thème de l’asile, une mobilisation extraordinaire de la population : 40.000 personnes se sont inscrites sur la plateforme d’hébergement, des gens de tous horizons que nous n’avions jamais vus dans des manifestations “.
3. Les droits humains, c’est aussi du socio-économique. On l’a vu, la Déclaration universelle a progressivement inclus des droits plus socio-économiques. Les Belges y sont sensibles puisque la santé, l’alimentation et la sécurité sont les droits humains qui les préoccupent le plus. Le droit à l’éducation arrive juste derrière (mais en première position chez les moins de 35 ans). ” Les défis de la santé, tout le monde les voit, analyse Philippe Hensmans. Nos parents et grands-parents vivent de plus en plus vieux, les besoins augmentent en matière de santé et les progrès de la médecine les renforcent encore. ”
Deux chiffres ont particulièrement retenu l’attention de Marie-Hélène Ska : seulement 12 % des sondés estiment que le salaire minimum est suffisant pour vivre dignement en Belgique et à peine 10 % jugent que la majorité des pensionnés ont des revenus suffisants pour vivre dignement. ” C’est un diagnostic éclairant sur la réalité de la situation socio-économique, commente-t-elle. Le fait qu’Amnesty interroge les Belges sur ces questions est aussi important. Il montre que le socio-économique fait partie des droits humains. Dans la période démocratiquement un peu trouble que nous vivons, c’est un élément extrêmement intéressant. ” En matière sociale, on découvre – avec un certain étonnement, avouons-le – que 55 % des Belges sont favorables à la réquisition des logements inoccupés pour y reloger des SDF (à peine 16 % y sont opposés). Mais, en bonne cohérence, le droit à la propriété figure parmi ceux qui préoccupent le moins les Belges.
Plus d’un Belge sur deux (54 %) se dit prêt à descendre dans la rue si les droits fondamentaux lui semblent menacés.
Le droit de grève s’intègre dans l’arsenal des droits humains. On est plutôt surpris de constater que 36 % des Belges francophones sont d’accord ou plutôt d’accord avec l’idée de limiter le droit de grève aux situations graves. Un chiffre élevé, au regard, par exemple, du positionnement politique sur le sujet. La secrétaire générale de la CSC préfère lire les chiffres dans le sens inverse : ” 64 % ne souhaitent pas que l’on limite un droit fondamental comme le droit de grève “. Une proportion d’autant plus intéressante, ajoute-t-elle, que ce sentiment est pris au milieu d’une quinzaine d’autres propositions souvent très éloignées des questions sociales.
4. Des droits jamais acquis. Si les Belges sont moins sensibles au droit à la propriété, au droit au repos et aux loisirs ou à la liberté d’association, c’est peut-être parce qu’ils les considèrent comme acquis ou presque. Quand on lui fait cette remarque, le directeur d’Amnesty prend volontiers l’exemple du droit à l’eau, repris dans les fiches de présentation de l’organisme à destination des communes et qui peut effectivement paraître comme une préoccupation plus subsaharienne que belge. ” Quand des échevins me disent cela, et cela arrive souvent, je leur parle de la cantine dans leurs écoles primaires, explique-t-il. Y a-t-il des fontaines d’eau ? Ou les enfants doivent-ils acheter leur boisson avec le repas de midi ? Des petits exemples comme celui-là montrent combien, en matière de droits, ce que nous croyons achevé ne l’est pas toujours. ”
Le sondage montre une perception de la dégradation du respect des droits humains partout dans le monde, à l’exception de l’Europe occidentale. Et encore, si la balance amélioré/détérioré est positive pour l’Europe, ce n’est que pour un petit pour cent (29/30, le solde étant le statu quo).
5. Les Belges comptent avant tout sur… les ONG. Pour les améliorations, sur qui peut-on compter ? Les Belges plébiscitent les ONG qui arrivent largement en tête du classement, devant les instances internationales comme l’Onu ou l’OMS. Le monde politique est tout en bas du classement (13 % estiment qu’il a contribué à un meilleur respect des droits humains ces 10 dernières années), juste avant les multinationales, bonnes dernières de la liste. Cela dit, les actions d’une association comme Amnesty ne sont-elles pas dérisoires face à l’ampleur des défis ? ” Ecrire des lettres à des détenus, hé bien oui, ça change les choses, assure Philippe Hensmans. Cela a un impact sur la vie d’un prisonnier, il ou elle sait que des gens, parfois à l’autre bout du monde, se préoccupent de son sort. Si nous ne faisons rien, alors, oui, nous pouvons être certains que rien ne bougera ! ”
Il se montre plutôt réconforté de voir que plus d’un Belge sur deux (54%) se dit prêt à descendre dans la rue si les droits fondamentaux lui semblent menacés. Quarante-deux pour cent envisagent la désobéissance civile pour les causes qui leur tiennent à coeur. Bon, cela, c’est ce que nous pourrions faire. Ce que nous faisons réellement est bien plus modeste puisque la contribution personnelle au respect des droits humains la plus souvent citée est… d’adopter une consommation plus responsable (32%). Philippe Hensmans ne veut pas ironiser sur de tels petits pas. Il se réjouit au contraire du ” fourmillement de mobilisations “, des initiatives locales de circuits courts aux jeunes Américains qui réclament un contrôle de la vente des armes à feu. ” C’est moins directement politique que les mobilisations antérieures, convient-il. Je ne sais pas si cela fera tout basculer mais, au moins, c’est du concret. ”
6. Trois Belges sur quatre sensibles aux droits humains. C’est le chiffre qui réjouit le plus Amnesty : 75 % des Belges se disent sensibles (et même 29 % très sensibles) au respect des droits humains. Voilà une bonne base pour soutenir de futures actions. On peut néanmoins s’étonner du fait qu’un Belge sur quatre confesse une absence de ” sensibilité personnelle ” sur un sujet en apparence aussi consensuel. Pour tenter de sensibiliser, Amnesty passera par les écoles. L’organisme a réalisé 70 fiches pédagogiques qui doivent permettre aux enseignants de ” faire vivre ” la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dans les jours qui précèdent le 10 décembre (anniversaire de la signature de la Déclaration), Amnesty distribuera dans toutes les boîtes aux lettres de Wallonie et de Bruxelles un Passeport des droits humains. Cela permettra à chacun de lire le texte, plutôt court avec seulement 30 articles, et de se l’approprier en signant symboliquement son passeport.
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