Paul Vacca
Plaisir de spoiler, joie de décevoir
L’art de la fiction n’est-il pas celui de nous surprendre avec ce que l’on attend?
Si l’art de spoiler – de “divulgâcher” comme disent nos cousins canadiens – fonctionne plutôt bien sur les réseaux sociaux, c’est peut-être parce que divulguer les éléments clés d’un film ou d’une série satisfait à deux motivations cardinales de la communication en ligne: celle de se faire plaisir (en faisant rutiler son ego) tout en gâchant celui des autres. Car sur les réseaux sociaux encore plus qu’ailleurs, comme l’avait noté Jules Renard, “il ne suffit pas d’être heureux ; encore faut-il que les autres ne le soient pas”.
Avant internet, spoiler restait une activité que l’on pratiquait de façon artisanale sans grande nocivité pour la carrière d’un film. Que seraient devenus Sixième Sens, Soleil Vert, Usual Suspects, Matrix, Fight Club s’ils avaient été confrontés à la viralité du dilvugâchage? Difficile à dire. La faute à la technologie mais peut-être aussi à l’époque. Auparavant aussi, le off des journalistes politiques (leurs spoilers à eux), contrairement à aujourd’hui, était respecté. Se souvenir qu’il fut possible un temps à un président de la République française de garder secrète pendant plusieurs années l’existence de sa fille alors que tous les journalistes étaient au courant. Fatalement, les forums, puis les réseaux sociaux, rendraient la chose plus difficile, voire impossible.
Le spoiler à ciel ouvert est une donnée avec laquelle doit composer aujourd’hui tout fabricant de film – scénariste, réalisateur, producteur ou diffuseur. Est-il à même de ruiner une sortie? Représente-t-il un danger industriel pour le film? Assez ironiquement, ce sont pourtant les fabricants eux-mêmes qui s’ingénient le plus souvent à spoiler leurs propres films. Cela est particulièrement visible à travers les bandes-annonces qui s’emploient à raconter sur deux minutes et demie de quoi retourne le film de façon de plus en plus explicite. Pas seulement l’argument du film – ce qu’une bande-annonce a toujours fait – mais le film lui-même dans son déroulement, comme si on nous le passait en accéléré.
Pourquoi tout raconter? Trop raconter ne finit-il pas par doucher l’envie de voir le film? Pourquoi cette attitude kamikaze? On peut accuser les machineries hollywoodiennes de tout, sauf d’amateurisme. En réalité, cette tendance à la (sur)explicitation relève d’un choix stratégique. Depuis que l’offre de “contenus” (comme on dit aujourd’hui) s’est élargie à la télévision, puis au câble et enfin aux plateformes de SVOD, le public ne demande plus à être surpris au cinéma: avant de se déplacer, il veut savoir exactement ce qu’il va voir. Mission que remplissent parfaitement les franchises en évacuant tout doute sur ce que l’on va voir. L’industrie du cinéma est prise entre deux maux: soit cultiver le mystère au risque que le spectateur ne se déplace pas ; soit trop en révéler au risque de laisser apparaître de véritables spoilers (comme ce fut le cas, par exemple, avec la bande-annonce de la Menace Fantôme de la franchise Star Wars). Pas de doute, c’est la deuxième voie qui est choisie.
D’autant que, tout compte fait, le spoiler ne serait peut-être pas si nocif au plaisir de voir un film. Savoir ce qui allait advenir au Titanic n’a pas empêché des millions de spectateurs de voir et revoir le film de James Cameron. Ce fut une des leçons de Columbo: révéler le coupable dès le pré-générique rendait l’enquête du fameux lieutenant d’autant plus jouissive. Connaître la fin par avance nous permettrait même de mieux savourer le voyage en narration, de mieux prendre part aux détails de l’intrigue ou aux pièges narratifs qui nous sont tendus. Pas étonnant après tout: l’art de la fiction n’est-il pas celui de nous surprendre avec ce que l’on attend?
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