Pierre-Yves Dermagne (PS): “L’Arizona, casse social du siècle”

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Le vice-Premier ministre PS sortant enfile son costume d’opposition avec fougue : il dénonce le caractère injuste et amateuriste de l’accord de gouvernement fédéral. L’accord secret en marge de la taxation sur les plus-values ? Du jamais vu ! Le communautaire ? Il est partout. Les réformes ? Des alternatives existaient. Entretien sans frein.

Pierre-Yves Dermagne est remonté. Le vice-Premier ministre PS sortant, en charge de l’Économie et du Travail sous la Vivaldi, a entamé son travail d’opposition à l’Arizona sur les chapeaux de roue et manifestera avec les quelque 500 000 personnes attendues ce jeudi à Bruxelles. Désormais chef de file socialiste à la Chambre, il confie longuement à Trends-Tendances ce qui l’indispose dans ce “catalogue d’horreurs” présenté par l’Arizona, tout en défendant le caractère “sérieux” de son parti.

L’entretien débute par la quête des accords secrets liés à la taxation sur les plus-values, dévoilés par le président du MR, Georges-Louis Bouchez. Ceux-ci viseraient à limiter le champ d’application de cette décision en écartant les détenteurs d’actions qui les conservent durant 10 ans. Tout un symbole, selon Pierre-Yves Dermagne. Le président libéral, lui, a précisé qu’il s’agissait d’un simple “document de travail”, fustigeant les éditorialistes coupables de “ne pas faire correctement leur travail”.

TRENDS-TENDANCES. Vous êtes toujours à la recherche de ces accords secrets de l’Arizona sur la taxation des plus-values ?

PIERRE-YVES DERMAGNE. Des accords secrets qui ne le sont plus, puisqu’un président de parti a brandi un de ces accords. C’est une première dans l’histoire politique belge. Quelques heures à peine après le vote de confiance au Parlement, et 40 heures de débat, un président déclare dans une interview qu’il possède un document contractuel signé par le Premier ministre qui valide son interprétation.

On épargnerait les actionnaires de longue durée : un détail ?

Ce n’est pas un détail en termes de transparence et de respect de la démocratie. Ce n’est pas un détail non plus au sein de la coalition Arizona : à la place des autres présidents de parti, je la trouverais saumâtre. Mais ce n’est pas anodin non plus sur le fond : à nouveau, ce sera la classe moyenne qui va payer l’impact de l’interprétation de cette mesure, en plus de payer la majorité de cet accord de gouvernement. En outre, cela laisse entrevoir le fait qu’il y a d’autres accords secrets : durant nos 40 heures de débat à la Chambre, nous n’avons pas eu de clarifications sur de nombreux points, cela restait assez flou.

Le “cahier Atoma” en marge d’un accord de gouvernement, c’est une pratique courante, non ?

Ça l’est de moins en moins. Quand c’est arrivé par le passé, il s’agissait d’accords passés par l’ensemble des négociateurs, mis de côté parce qu’on prévoyait un plan B en cas d’échec d’un plan A. Dans mon parcours politique, c’était plutôt de cela dont il s’agissait. Le fait que le Premier ministre doive reconnaître à demi-mot qu’un tel document existe sans pouvoir le produire, c’est une étape supplémentaire franchie dans le déni de démocratie.

“Le fait que le Premier ministre doive reconnaître à demi-mot qu’un tel document existe sans pouvoir le produire, c’est une étape supplémentaire franchie dans le déni de démocratie.”

Mais Vooruit a obtenu une taxe sur les plus-values : un symbole fort, selon vous ?

C’est un symbole significatif, mais il reste de cet ordre-là. Si l’on regarde ce que Vooruit ou Les Engagés avaient dans leur programme, il s’agissait d’une taxe sur les plus-values autour des 30%, conforme à ce qui se fait dans les pays voisins. On est loin de ce qu’ils revendiquaient et que nous revendiquions aussi. Ma crainte, c’est en outre de voir toutes les portes de sortie ou les capacités d’évitement que le texte va prévoir. Finalement, j’aurais préféré alors un doublement de la taxe sur les comptes-titres, ce qui aurait été beaucoup plus solide d’un point de vue juridique, avec un rendement garanti.

Le programme de l’Arizona est-il vraiment un “désastre social” ?

J’ai parlé de “casse social du siècle” pour les travailleurs, les travailleuses et pour les agents du service public qui devront travailler jusqu’à 67 ans dans les conditions que l’on connaît. C’est brutal ! Cela part, selon moi, d’une vision théorique du marché du travail, en tableau Excel, qui ne tient pas compte des réalités du terrain. Cela ne tient pas compte des grands défis actuels de ce marché : l’explosion du nombre de malades de longue durée dans notre pays, notamment.

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C’est une logique trop orientée vers les sanctions ?

Une logique de flexibilisation à la demande du patron, surtout. J’ai plaidé, quand j’étais ministre du Travail, pour de la flexibilité à la demande du travailleur, notamment avec une semaine de cinq jours ramenée sur quatre jours, pour permettre aux travailleurs qui le souhaitaient de bénéficier d’un jour de repos supplémentaire. Mais cela, les employeurs s’y sont immédiatement opposés. Ici, on est dans une autre logique qui va mener à des conditions de travail dégradées.

Il convient tout de même de rappeler le contexte : 23 milliards d’effort budgétaire à réaliser et une compétitivité menacée, ce n’est pas rien… Cela n’impose-t-il pas ces réformes difficiles ?

Je suis d’accord sur la nécessité de veiller à la compétitivité et de faire des réformes. Mais les deux grandes réformes à mener ne sont pas au rendez-vous. à commencer par une vraie révolution fiscale où l’on taxerait moins les revenus du travail, singulièrement pour les bas et moyens salaires de façon à ce que le net égale quasiment le brut pour cette catégorie-là.

Via une taxation du capital plus importante, alors ?

Oui, avec aussi une globalisation des revenus. On taxerait moins le travail producteur de richesse et de sens. C’était “la” réforme susceptible de rendre de la compétitivité à nos entreprises en rendant des métiers en pénurie beaucoup plus attractifs. La deuxième réforme pour améliorer la compétitivité devait concerner le coût de l’énergie.

Vous êtes bien placé pour savoir qu’une réforme fiscale est compliquée à réaliser : vous n’y êtes pas arrivé lors de la législature passée…

C’était effectivement compliqué, mais rappelons que cela ne figurait pas dans l’accord de gouvernement. La Vivaldi était un gouvernement de transition et de gestion de crise. Il a été mis en place rapidement, durant la crise du covid, avec quelques priorités. Nous, socialistes, nous avons fait notre job en exécutant tout loyalement. Et nous avons proposé à mi-parcours de renégocier un accord de gouvernement socio-économique équilibré. C’est dommage que le Premier ministre, Alexander De Croo (Open Vld), n’ait pas saisi l’occasion. Mais malgré les crises, nous avons tout de même réussi à créer plus de 300.000 emplois.

L’Arizona promet d’en créer 500.000, vous y croyez ?

On parle de 500.000 emplois “nécessaires” pour espérer atteindre les effets retour à hauteur de 8 milliards d’euros. Je n’y crois pas, mais je ne suis pas le seul. Aucun économiste ne croit à ces 8 milliards, et encore moins à leur ventilation : quand on voit qu’ils prévoient 4 milliards sur la dernière année, c’est de la foutaise ! D’ailleurs, même Georges-Louis Bouchez reste évasif sur la hauteur de ces effets retour. Il s’agit vraiment d’un budget réalisé au doigt mouillé. Quand on apprend en outre qu’ils n’ont pas intégré le déficit de la sécurité sociale, soit 274 millions d’euros, ou qu’ils se sont trompés par rapport à l’impact sur la suppression de l’avantage fiscal sur la seconde résidence, soit 210 millions d’euros. Tout est à l’avenant : ce n’est pas un travail sérieux.

Malgré huit mois de discussions…

Oui, et avec un consensus, a priori, sur les grandes orientations.

Sauf de la part de Vooruit, votre parti frère, qui a hésité.

Oui, mais il s’est tout de même inscrit dans une épure que, moi, j’aurais refusée dès le départ. L’effort budgétaire à réaliser ? Nous, socialistes, sommes attentifs à l’état des finances publiques parce que c’est ce qui finance le fonctionnement de l’État, les services publics, la sécurité sociale… Je rappelle que le gouvernement d’Elio Di Rupo, au début des années 2010, a réalisé 22 milliards d’euros, soit 28 milliards en euros actuels. Il y avait davantage de mesures structurelles que de mesures ponctuelles.

Nous avons réussi à le faire avec un effort équitablement réparti entre la classe moyenne et les plus riches, avec une contribution du secteur bancaire ou la rente nucléaire. Le contexte était identique, voire plus complexe, car le spread, la différence de taux d’emprunt avec l’Allemagne, était devenu l’alpha et l’oméga de la vie politique. Je me souviens qu’Elio Di Rupo regardait cela chaque matin avant de prendre son premier café. La pression des marchés était bien plus forte qu’aujourd’hui, avec une charge de la dette bien plus forte également.

Vous ne pensez pas que nous sommes aujourd’hui dans une période de tourmente potentielle avec la pression européenne sur le budget, la compétitivité menacée, l’arrivée de Trump ?

Je n’élude pas tout cela, il y a effectivement des éléments inquiétants. Mais les game changers pour notre économie ne se trouvent pas dans l’accord, telle la révolution fiscale. C’est complexe et cela nécessite d’affronter une série de groupes d’intérêts, mais c’est essentiel. En matière d’énergie, j’entends qu’ils vont travailler sur une norme énergétique : très bien, nous avions déjà préparé le travail, il suffisait d’activer les mesures et de prévoir les budgets. Cela induit, il ne faut pas l’oublier, une répartition géographique déséquilibrée entre le nord et le sud : les bénéficiaires de cette norme se situent à 80% en Flandre où sont localisées les industries électro-intensives.

Une autre grille de lecture de cet accord de l’Arizona est d’ailleurs celui-là : j’ai toujours dit qu’il n’y avait pas un seul dossier en Belgique à ne pas analyser sous un angle communautaire. On peut le regretter, mais c’est un fait. Quand nous nous sommes battus pour refinancer la Défense, cela a été un combat pour faire en sorte que les entreprises wallonnes en bénéficient majoritairement.

Vous avez ironisé en qualifiant à plusieurs reprises Bart De Wever de “Premier ministre du royaume de Belgique”, lors du débat à la Chambre. Il n’est pas digne de confiance ?

Absolument pas. Il a d’ailleurs le mérite de la constance et de jouer à livre ouvert. J’en veux plus à ses partenaires francophones.

Mais il revêt tout de même le costume de celui qui défend la Belgique, non ?

Non. À mes yeux, l’accord de l’Arizona est truffé d’institutionnel. Tout ce qui pouvait se faire sans majorité des deux tiers se trouve dedans en matière de police, d’énergie ou lorsque l’on envisage la suppression des compétences dites “usurpées”. La limitation des allocations de chômage dans le temps ? On sait que l’impact sera majoritairement en Wallonie et à Bruxelles.

Bart De Wever a d’ailleurs dit que c’était une réforme de l’État en soi…

Mais oui, il a bien dit que c’était une mesure communautaire. Quand je dis qu’il joue à livre ouvert… Je l’ai félicité pour cela, il est cohérent par rapport à son positionnement politique historique. Je le dis sincèrement : je pense que les présidents de parti francophones qu’il emmène avec lui se sont fait avoir. Après les 40 heures de débat à la Chambre, certains ont pris conscience de ce qu’ils avaient accepté et pour revenir en arrière, je leur souhaite bonne chance.

“Après les 40 heures de débat à la Chambre, certains ont pris conscience de ce qu’ils avaient accepté et pour revenir en arrière, je leur souhaite bonne chance.”

Vous pensez à Maxime Prévot, président des Engagés ?

À Georges-Louis Bouchez aussi. Je pense que l’on a senti l’absence de Sophie Wilmès au sein des négociateurs MR par rapport à la protection des francophones. Je pense qu’elle a dû avaler son café de travers en lisant l’accord de gouvernement entre les lignes.

Faut-il s’attendre à une opposition dure du PS avec Ecolo et le PTB durant cette législature ? Thierry Bodson, président de la FGTB, a affirmé qu’il faut “faire mal à l’économie pour se faire entendre”. Cela donne-t-il le ton ?

Cela donne le ton du mouvement social. Nous mènerons l’opposition à la Chambre, vous l’avez entendu, de manière ferme, dure, à la mesure des horreurs et des attaques préparées par l’Arizona. Mais nous serons aussi constructifs, on ne fera pas seulement une opposition de tribune, nous déposerons des contre-propositions comme on l’a fait en Wallonie avec la contre-réforme fiscale déposée par le groupe PS et Christie Morreale. Nous sommes un parti sérieux, qui a toujours assumé ses responsabilités. On nous l’a d’ailleurs souvent reproché du côté syndical. Aujourd’hui, c’est un moment de clarification. Le PS a fait le choix de l’opposition, on voit ce qu’est une politique des droites qui va s’inscrire dans le quotidien de la population. On va le dénoncer, comme on dénoncera l’amateurisme budgétaire de l’Arizona. Mais nous proposerons aussi des alternatives parce qu’il y en a.

Il n’y a pas d’axe PS-Ecolo-PTB comme à Mons, Anderlecht ou Molenbeek ?

Absolument pas. Nos textes ne sont signés que par nos parlementaires. Nous sommes le Parti socialiste, un groupe de 16 députés au Parlement fédéral, ce qui nous permet de mettre en place un shadow cabinet comme au Royaume-Uni. Parmi eux, il y a six anciens ministres et des parlementaires d’expérience. En ce qui me concerne, je ne monopoliserai pas la parole, chaque parlementaire aura son quart d’heure de gloire.

N’est-ce pas frustrant après avoir été vice-Premier ?

Absolument pas, je ne suis pas quelqu’un de frustré. D’ailleurs, je trouve que l’alternance est saine en politique. Le fait d’être au pouvoir pour être au pouvoir abîme celui ou celle qui exerce ces responsabilités. Quand je regarde le cd&v, j’ai parfois un peu pitié : c’est un parti qui perd d’élection en élection, mais qui fait toujours comme s’il était au centre avec un poids significatif, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Pour le PS, cela tombe bien aussi avec notre processus de refondation, pour retourner vers nos fondamentaux, tout en ouvrant les portes et les fenêtres pour remettre notre logiciel à jour. Je suis convaincu que nos valeurs ne sont pas dépassées. C’est clair que les attentes des jeunes sur le marché du travail sont différentes. Est-ce à dire qu’ils ne veulent plus de protection sociale ? Je ne le pense pas. Ou qu’ils veulent des conditions de travail précaires ? Je ne le pense pas.

La vague nationaliste et populiste aux États-Unis et en Europe ne vous glace pas ?

Cela m’inquiète, cela ne me glace pas encore. Mais cela m’incite à l’action plutôt que cela ne me paralyse. Et cela signifie aussi que nous devons dénoncer les outrances quotidiennes de ce gouvernement Arizona.

Au fond, l’Arizona ne fait-elle pas le sale boulot budgétaire à votre place ?

Le problème, c’est que ce travail n’est même pas sérieux, en plus d’être injuste.

C.V.
1980. Naissance à Namur, le 30 décembre.
2017. Ministre wallon des Pouvoirs locaux.
2019-2020. Ministre wallon du Logement et des Pouvoirs locaux.
2020-2025. Vice-Premier ministre fédéral PS, en charge de l’Économie et du Travail.
2025. Chef de groupe PS à la Chambre

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