Philippe Auclair: “Avec le Qatar, nous sommes arrivés à un moment charnière pour la FIFA”
Le journaliste d’investigation explique comment la coupole du football mondial est tombée entre les mains d’un autocrate. Et pourquoi une alliance de Fédérations exaspérées, de supporters et de sponsors pourrait changer la donne avec cette Coupe du monde.
Philippe Auclair, journaliste d’investigation, ancien de France Football, est l’auteur reconnu d’enquêtes sur les scandales à la FIFA et coauteur, avec Frédéric Waseige, de Qatar, la Coupe de l’immonde? (éd. Kennes), qui donne la parole à des acteurs de premier plan sur ce tournoi controversé. Il explique longuement à Trends Tendances pourquoi, avec cette Coupe du monde Qatar, nous sommes arrivés à un moment clé dans la gestion du football mondial.
La Coupe du monde au Qatar a débuté dans un climat de controverse. Le vent est-il en train de tourner pour la FIFA?
En ce moment, personne n’en peut plus de la FIFA. Les Européens n’en peuvent plus, les Africains n’en peuvent plus, les Asiatiques s’en foutent un peu, les Sud-Américains souhaitent du changement… Nous sommes arrivés à un moment charnière pour la FIFA.
Je le dis déjà depuis un certain temps: le Qatar sera en quelque sorte le moment du court-circuit, en raison de son attribution frauduleuse, mais aussi des outrances auxquelles nous assistons. La machine a déjà été tellement loin, elle est en surchauffe, mais elle doit continuer en ce sens. Toute menace faite à un pouvoir absolu devient une menace existentielle.
On ne peut pourtant pas dire que la FIFA a été épargnée depuis plus de dix ans, sans que rien ne change…
La première égratignure, c’est l’enquête menée par le grand Andrew Jennings avec son livre Carton rouge, en 2006, sur les dessous troublants de la FIFA. Notre enquête sur les conditions frauduleuses de l’attribution de la Coupe du monde au Qatar et le rôle de la France s’est, ensuite, déroulée de 2013 à 2016. En 2015, les Américains ont initié leur enquête judiciaire. Il y a eu, ensuite, toutes les magouilles derrière l’élection de Gianni Infantino à la tête d’une “nouvelle FIFA”. C’est un animal un peu particulier, qui ne ressemble pas du tout à Sepp Blatter, mais qui dispose d’un pouvoir absolu.
Infantino, c’était l’âme damnée de Michel Platini à l’UEFA…
En tant que secrétaire général, c’était son bras droit. Michel Platini était un hommes d’idées et de concepts, il se battait par exemple pour le fair-play financier ou contre l’hégémonie du football anglais. Sepp Blatter l’avait aidé à devenir président de l’UEFA et en avait fait son successeur désigné à la FIFA, jusqu’à ce qu’il décide de se représenter lui-même à la présidence. Gianni Infantino, lui, s’occupait de toute la logistique de l’UEFA, c’était un peu le Premier ministre de Platini. Il pensait pouvoir devenir secrétaire général de la FIFA quand Platini deviendrait le président. Mais lorsqu’il s’est rendu compte que ce ne serait pas possible, il a cherché une ouverture pour lui-même à la FIFA.
En 2015, comme par hasard, on découvre le fameux paiement de deux millions de francs suisses de la FIFA à Michel Platini. Vous comprenez ce que cela signifie : Sepp Blatter et Michel Platini sont écartés de la course à la FIFA, ce qui laisse le chemin libre à Infantino lors de l’élection de 2016.
Mais Infantino à la tête de la FIFA, ce n’est pas une nouvelle ère, si?
C’est un nouvel ordre qui se met en place progressivement. Au départ, Gianni Infantino défend un programme basé sur la transparence, le renouvellement, de la volonté d’en finir avec la corruption. Il fait d’ailleurs venir des gens très bien comme l’ancien ministre portugais Miguel Maduro, qui prend la tête de la commission “gouvernance”. Des efforts sont faits pour régler les choses, franchement. Mais le résultat, c’est qu’Infantino vire absolument tout le monde pour se retrouver avec une organisation à sa botte.
En quoi arrive-t-on à ce moment charnière?
Il y a plusieurs strates de personnes qui en ont marre. C’est le cas de certaines Confédérations, singulièrement de l’UEFA qui est à couteaux tirés avec l’UEFA depuis un certain temps. La Confédération sud-américaine (Conmbelo) joue un rôle ambigu. En Afrique, certaines fédérations sont complètement sous tutelle, mais je peux vous dire, moi qui travaille depuis vingt ans sur le football africain, que d’autres en ont marre d’être traités comme des colonisés par ce nouvel impérialisme de la FIFA.
Il y a de la grogne de certaines fédérations comme il n’y en a jamais auparavant. Je ne dis pas qu’elle est majoritaire, mais comme pour le moment, la FIFA marque chaque jour contre son camp, cela renforce cette fronde. Son attitude est caricaturale.
Par ailleurs, en Allemagne et au Danemark, ce n’est pas d’hier que les fans protestent contre cette Coupe du monde au Qatar. Et les fans, eux, en ont vraiment marre! Ce n’est pas depuis hier qu’ils protestent en Allemagne : c’est le cas au Bayern Munich, au Borrusia Dortmund, à Sankt Paul… Les supporters en ont marre du football-business tel qu’il est aujourd’hui.
C’est un peu la même fronde que celle à laquelle on a assisté contre la Super League, avec ces clubs qui voulaient remplacer la Champions League par une Ligue fermée ?
Cela en fait partie, oui. Les supporters n’acceptent plus que leur sport soit détourné.
Il y a aussi un autre contre-pouvoir qui s’exprime de plus en plus, celui de la Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels (FIFPRO), qui prend des positions de plus en plus indépendantes. J’ai beaucoup d’espoir dans leur rôle.
Si jamais les vrais supporters, les joueurs et les encadrants s’allient pour réclamer un retour au football qu’ils aiment, cela pourrait changer les choses. En anglais, il y a cette expression selon laquelle c’est “la paille qui a brisé le dos d’un chameau: c’est une petite chose qi peut faire tout exploser.
L’attribution de la Coupe au Qatar, en l’occurrence ?
A l’époque, la réaction était de se dire que cela avait été vendu et qu’ils étaient tous pourris. Mais la plupart des gens ne connaissaient pas le Qatar et auraient été incapables de le placer sur une carte. Après, il y a eu une prise de conscience. Cela me fait penser au film Don’t Look up, métaphore du défi climatique: il faut qu’on voit le Comète dans le ciel pour qu’on y croie.
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On l’a vu avec les morts pour construire les stades, l’hérésie climatique, l’affaire du brassard….
Le brassard, c’est la FIFA…
Oui, mais elle endosse la position du Qatar.
Ce qui est nouveau, c’est précisément qu’elle l’endosse, c’est vrai. Normalement, la Coupe du monde de la FIFA est une espèce d’entité autonome située dans un pays ou plusieurs pays, tous les quatre ans. Elle y amène ses sponsors, ses fournisseurs, son régime fiscal, ses règles, c’est une espèce d’Etat nomade. C’est Blatter qui a transformé la FIFA en monstre économique et politique. Cela devient tellement intéressant pour un pays d’accueillir la Coupe qu’il est prêt à faire toutes les concessions nécessaires.
Cette fois, étonnement, la FIFA est devenue le vassal du pays organisateur. C’est totalement hallucinant. Pourquoi? J’avoue que je me pose la question. Le fait que Gianni Infantino soit venu vivre à Doha en quittant le pays où il fait l’objet de poursuites judiciaires explique peut-être certaines choses, mais ce n’est pas tout. C’est aussi symbolique de la prise de pouvoir des pays du Golfe dans le football mondial: c’est le PSG, Manchester City, Troyes, Newcastle aussi, mais aussi tous les clubs périphériques partout dans le monde. Les Saoudiens suivent le même chemin avec leur objectif 2030.
Infantino veut verrouiller son système. Comme les autres tyrans de notre époque, comme Orban, Poutine, Erdogan, Xi Jinping, Duterte ou Bolsonaro, c’est un paranoïaque qui perd tout sens de la réalité et qui ne s’entoure que de gens lui disant ‘oui’. Vous avez entendu son discours d’inauguration à Doha? C’est invraisemblable. Il est en permanence dans une vérité alternative. Il sort des aberrations, mais c’est son mode de fonctionnement. Quand il avait dit que cette Coupe du monde était un espoir pour les migrants traversant la Méditerranée ou qu’elle donne une dignité aux travailleurs migrants même s’ils travaillent dans des conditions dignes de l’esclavage, c’est incroyable. C’est Benito Mussolini, ça… Je pense qu’il a désormais la folie des autocrates.
Mais il continue à disposer, avec cette Coupe, d’un instrument de pouvoir extraordinaire…
Oui, il profite de la popularité et utilise son pouvoir sur les 211 associations membres. C’est un gouvernement au sein duquel l’exécutif, le législatif et le judiciaire sont entre les mains de la même personne. Il n’y a pas de séparation des pouvoirs, il n’y a plus aucune autonomie des commissions de la FIFA. Tout est verrouillé. Cela aboutit à un isolement coupable, il n’a aucun sens des énormités qu’ils profèrent, mais qui blessent. Je pense même que les Qataris sont gênés…
On instrumentalise le football, cela a toujours été le cas de la part du politique, il suffit de se rappeler des JO d’Hitler ou de la Coupe du monde de Mussolini. Cela dit, en organisant cette Coupe du monde, les Qataris n’ont pas lavé leur réputation, ils l’ont ternie, cela a braqué les projecteurs sur la situatins des droits de l’homme là-bas.
Cela marque un tournant dans la perception?
Oui, les gens en ont marre de ce monde dans lequel ils vivent. C’est une lutte à mort de la démocratie contre les autocraties.
Par ailleurs, je suis devenu un activiste contre le gigantisme de ces événements. Il faut que l’on réduise la voilure et l’impact environnemental. Gianni Infantino est en permanence de l’hyper-croissance, les seuls choses qui l’intéresse, c’est l’argent et le pouvoir. On passe à une Coupe du monde à 48 équipes en 2026, un cinquième de la FIFA va participer au tournoi. Les évaluations officielles du tournoi de 2022 tournent déjà à 3;6 millions de tonnes de carbone à 18 millions selon des experts indépendants. Et l’on parle de tonnes net car il n’y a aucune mesure de compensation. C’est une catastrophe environnementale.
C’est une fuite en avant à tous les égards?
Oui. On se sent impuissant face à l’argent et à ce défi environnemental. Que peut-on faire? Le football est un espace de focalisation, c’est un révélateur et une loupe de ce qui se joue au niveau mondial.
Comment ce moment charnière, sur quoi peut-il déboucher?
Cela peut se concrétiser par des refus ou des frondes. Face au projet de Super League, les supporters se sont levés et le projet a échoué. Ce droit de la parole, on peut l’utiliser avec la ferveur de la passion. Cela effraie les instances et les sponsors. Ceal peut avoir un impact important.
Les sponsors, eux aussi peuvent jouer un rôle majeur. La Féédération allemande a dit qu’elle envisageait d’attaquer la FIFA devant le TAS (Tribunal d’arbitrage du sport). La raison principale, au-delà de leurs désaccords? Une des principales chaînes de supermarchés allemande, qui est son principal sponsor, a déclaré que cette histoire du brassard était ridicule et qu’elle ne voulait pas être associée à cette lâcheté.
Ce sont des lignes qui peuvent bouger. Vous imaginer que Budweiser, sponsor du tournoi, soit content que deux jours avant le début, on annonce qu’on ne pourra pas consommer d’alcool dans les stades du Qatar?
Qatar - Coupe du Monde 2022
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