Philippe Aghion: “Comprendre l’innovation, c’est comprendre qu’il faut un écosystème”

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L’économiste Philippe Aghion a consacré ses efforts à comprendre l’innovation et son rôle crucial de moteur économique. Et pour que le moteur fonctionne, dit-il, il faut construire un triangle reliant Etat, entreprises et société civile.

Professeur au Collège de France depuis 2015 où il dirige la chaire de l’économie des institutions, de l’innovation et de la croissance, l’économiste Philippe Aghion reçoit ce jeudi 23 septembre le titre de docteur honoris causa de l’université de Liège. L’économiste est célèbre pour avoir placé l’innovation et la croissance au coeur du modèle économique. En lisant le livre, aussi limpide que remarquable, qu’il a écrit avec Céline Antonin et Simon Bunel (*), on se rend compte que, bien comprises, les forces de la destruction créatrice – le processus au coeur de l’innovation – expliquent nombre de questions mises en jachère par la théorie économique classique. Parmi ces énigmes résolues, il y a par exemple la stagnation séculaire, le soudain décollage économique européen du 19e siècle, les inégalités, le syndrome argentin (le décrochage de pays qui, pendant un moment, bénéficient d’un processus de convergence vers des Etats plus développés puis restent soudainement au milieu du gué), etc.

Ces entreprises qui ont, au départ, provoqué un bond de la croissance finissent par devenir une barrière à la concurrence.

C’était donc l’occasion de discuter avec Philippe Aghion de ces sujets, ainsi que du rôle que doivent jouer la société civile, les entreprises et l’Etat. Car pour l’économiste français, il ne s’agit pas seulement de mieux comprendre l’économie, il s’agit aussi de mieux l’orienter.

TRENDS-TENDANCES. Quand vous est venue l’idée de mettre l’innovation au coeur du processus de croissance, et donc de l’économie?

PHILIPPE AGHION. Robert Solow (prix Nobel d’économie en 1987, Ndlr) avait élaboré une théorie de la croissance économique. Son modèle expliquait pourquoi, sans progrès technique, on ne pouvait avoir de la croissance de long terme. Mais il ne disait pas ce qu’était ce progrès technique. Quelqu’un l’avait toutefois expliqué: Joseph Schumpeter avec son concept de destruction créatrice. Toutefois, cette idée n’avait jamais donné lieu à un modèle économique que l’on puisse confronter avec les données empiriques. Il y avait donc quelque chose à faire: construire un nouveau modèle de croissance qui intègre la notion de destruction créatrice et, en parallèle, développer une nouvelle économétrie de la croissance.

Quelles sont les idées qui fondent ce nouveau modèle?

Il y a trois grandes idées. La première est que l’innovation cumulative est au coeur du processus de croissance . Chaque nouvel innovateur bâtit sur les épaules de ceux qui l’ont précédé. La deuxième est que l’innovation est un processus social, qui répond donc aux incitations, et donc aux institutions et aux politiques économiques. En particulier, la protection du droit de propriété est indispensable à l’innovation parce qu’en garantissant une rente à celui qui innove, elle incite à investir dans l’innovation. Et la troisième idée est ce concept de destruction créatrice: les nouvelles innovations rendent les innovations antérieures obsolètes. Et si l’on combine les deuxième et troisième idées, on voit immédiatement apparaître une contradiction au coeur du processus de croissance: d’un côté, il faut des rentes d’innovation pour motiver cette innovation ; mais d’un autre côté, les innovateurs d’hier seront tentés d’utiliser leurs rentes pour empêcher de nouvelles innovations susceptibles de détruire ces rentes. Cette contradiction est au coeur de notre livre car réguler le capitalisme, c’est avant tout gérer cette contradiction.

Cela permet d’expliquer une série de phénomènes comme la stagnation séculaire, ces périodes de long déclin de la croissance comme actuellement?

Oui. La question de la stagnation séculaire est: pourquoi une accélération de l’innovation, dans le digital, l’intelligence artificielle, etc., ne se reflète-t-elle pas dans l’évolution de la croissance de la productivité? La réponse est que cette stagnation est due en grande partie à l’émergence, grâce à la révolution des technologies de l’information, d’entreprises superstars qui ont fini par inhiber l’innovation et l’entrée de nouvelles entreprises. Il ne s’agit pas ici d’une simple détérioration de la concurrence, mais d’une mauvaise adaptation de la concurrence aux nouvelles technologies. Ces mêmes entreprises qui ont, au départ, provoqué un bond de la croissance finissent par devenir une barrière à la concurrence. Nous retrouvons un phénomène similaire dans ce qu’on appelle le “piège du revenu intermédiaire”: en Corée ou au Japon, la croissance basée sur le rattrapage technologique a fait émerger des conglomérats qui se sont opposés non seulement à l’entrée de nouvelles entreprises innovantes mais également à une évolution des institutions et politiques économiques (concurrence, ouverture au commerce) qui favorisent la croissance par innovation à la frontière technologique.

Pour que la croissance se poursuive, il faut à un moment une modification du contexte et des institutions.

Comment lever ce barrage?

Un renouveau de la politique de concurrence pour l’adapter à la révolution digitale permettrait de sortir de cette situation et de donner leur plein potentiel aux technologies de l’information et à l’intelligence artificielle. Et vous avez vu qu’aux Etats-Unis, l’administration Biden a pris des mesures très importantes dans ce sens.

Le processus économique est vivant. Il nécessite régulièrement changements et adaptations?

En effet. Pour que la croissance se poursuive, il faut à un moment une modification du contexte et des institutions. Une révolution technologique n’est pas nécessairement un moteur de croissance. Pour qu’elle le devienne, les institutions doivent s’adapter. C’est ce qui explique le décollage industriel en Angleterre, en France et en Belgique au 19e siècle. Alors qu’au même moment, la Chine, un pays pourtant innovant, a continué à stagner.

L’Etat a donc un rôle important à jouer?

L’Etat est un acteur important mais les entreprises et la société civile également. En effet, l’Etat peut être capturé par les entreprises en place. D’où le rôle de la société civile comme garde-fou.

Que doit faire l’Etat alors?

A côté d’une politique fiscale qui ne doit pas décourager l’innovation, il faut adopter des politiques “horizontales”, telles qu’investir dans l’éducation, la formation, la recherche, le small business act pour aider les PME à soutenir leur effort d’innovation

le long du cycle économique, la flexisécurité sur le marché du travail pour protéger et former les individus qui perdent leur emploi. L’Etat doit aussi mettre en oeuvre des politiques d’ouverture au commerce, car le protectionnisme est un frein à l’innovation. En fermant des marchés, vous réduisez les incitations de vos entreprises domestiques à innover. Mais l’Etat doit aussi soutenir le développement de secteurs clés (l’énergie, la santé, le digital) d’une manière qui préserve la concurrence. C’est difficile, mais c’est possible, comme le montre l’exemple de la Darpa, l’agence américaine d’innovation dans la défense et l’espace, ou son équivalent en biotechnologie, la Barda, qui a permis de transformer l’ARN messager en production de vaccins à grande échelle.

Philippe Aghion:
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Pour vous, le plan de relance européen nous met sur la bonne voie?

Il faudrait justement créer des Darpa européennes. Mais pas à 27, plutôt avec quelques pays qui ont vraiment la volonté de faire aboutir le projet. Sinon, on s’aligne toujours sur le minimum, et non pas sur le maximum. Et il faudrait d’ailleurs y inclure le Royaume-Uni qui, dans ces domaines (défense, santé, énergie, digital), est très en pointe. Ce serait une manière de dépasser le Brexit. Au regard de l’histoire, nous sommes condamnés à nous entendre.

Un des éléments souvent cités dans la relance est la finance verte. Mais vous expliquez qu’elle ne va pas nécessairement de soi avec l’innovation. Pourquoi?

Parce qu’il existe notamment un phénomène de path dependance (dépendance au sentier). Les entreprises qui ont innové dans des technologies polluantes dans le passé ont tendance à innover dans des technologies polluantes dans le futur. Et donc, l’arrivée de nouvelles entreprises qui ne sont pas sujettes à cette dépendance et l’accroissement de la concurrence peut constituer en soi un élément en faveur de l’environnement. Plus généralement, il faut l’intervention de l’Etat et celle de la société civile (médias, consommateurs, investisseurs) pour rediriger l’innovation vers les technologies vertes.

Comment l’Etat peut-il le faire?

Il existe plusieurs leviers: instaurer une taxe carbone, subventionner l’innovation verte, encourager les transferts de technologies vertes vers les pays en développement, mettre en place une “taxe carbone aux frontières” pour décourager les paradis polluants. Par ailleurs, une politique industrielle intelligente et une mobilisation des acteurs de la société civile (les consommateurs) dans une économie où la concurrence est favorisée sont des leviers aussi importants que la taxe carbone. Dans les pays où les consommateurs expriment une véritable préoccupation pour l’environnement, une concurrence accrue sur le marché de l’automobile conduit les entreprises à innover davantage dans les technologies vertes.

Ceux qui pensent que si l’on choisit d’être innovant, c’est forcément au détriment de l’inclusion et que si l’on choisit la protection, c’est forcément au détriment de l’innovation, sont dans l’erreur.

Parlons de la Chine. La reprise en main par le pouvoir des grandes entreprises digitales ne risque-t-elle pas de tuer la croissance du pays?

La Chine fait le pari que même sans liberté, son économie peut atteindre la frontière technologique et rattraper les Etats-Unis en matière d’innovation grâce à d’énormes investissements dans la recherche. Certes, le pays produit plus de brevets que jamais (de qualité toutefois très inégale) et il s’approche certainement de la frontière technologique. Mais la question est de savoir si la Chine, malgré l’absence de libertés, va pouvoir produire des innovations fondamentales qui apportent un véritable changement de paradigme. Les moyens dégagés sont tellement importants que l’on ne peut l’exclure. Et les autorités chinoises permettent à leurs étudiants de voyager, d’aller dans nos universités. Est-ce que cela suffira? J’ai quand même des doutes car le manque de liberté pose deux problèmes à l’innovation. Le premier est que pour se développer, les grandes idées, et donc la science fondamentale, ont besoin de liberté. Le second est qu’il faut pouvoir garantir à un innovateur qu’il ne sera pas inquiété ou exproprié dans le futur. En s’en prenant ces jours-ci à certains grands entrepreneurs dont le pouvoir menace celui des autorités politiques, la Chine retrouve ses vieux démons. Il y a toujours eu en Chine la peur que les innovateurs menacent le pouvoir existant. L’empire du Milieu a été le terrain de très grandes inventions, mais l’empereur arrivait toujours à museler ces innovateurs, ce qui explique que le décollage industriel ait eu lieu en Europe et pas en Chine. En Europe, justement, c’est la concurrence entre pays qui a permis le décollage. Un inventeur menacé dans son pays allait chez le voisin et devenait une menace parce que c’est le pays voisin qui, du coup, possédait l’innovation.

Beaucoup pensent que l’innovation accentue les inégalités. Ont-ils raison?

C’est un peu plus compliqué. Oui, l’innovation procure des rentes et permet donc à certaines personnes d’atteindre le haut de la distribution des revenus. Cependant, l’innovation est aussi un moteur de mobilité sociale. En fait, on peut montrer que l’innovation n’augmente pas les inégalités globalement. Ceux qui pensent que si l’on choisit d’être innovant, c’est forcément au détriment de l’inclusion et que si l’on choisit la protection, c’est forcément au détriment de l’innovation, sont dans l’erreur. Par exemple, la mise en place de la “flexisécurité” au Danemark (quelqu’un qui perd son emploi reçoit 90% de son salaire pendant deux ans et est aidé à retrouver un emploi) a permis de faire fonctionner plus efficacement la destruction créatrice tout en renforçant la protection sociale.

Second exemple: l’éducation. Il y a beaucoup d’Einstein perdus dans nos pays, c’est-à-dire de jeunes talents qui n’ont pas pu éclore faute d’accès au savoir. Avoir un système éducatif qui donne un large accès au savoir et aux aspirations permet non seulement d’augmenter le nombre d’innovateurs, mais rend l’innovation plus inclusive.

Troisième exemple, déjà mentionné plus haut, la concurrence: les réformes de Joe Biden vont, je l’espère, permettre de doper la croissance en favorisant l’entrée de nouvelles entreprises innovantes. En même temps, elles vont contribuer à rendre la croissance plus inclusive puisque davantage d’acteurs pourront devenir partie prenante. On voit au passage le rôle important de la société civile: c’est la mobilisation des électeurs qui a permis l’élection de Joe Biden. Ce qui, à son tour, a conduit à ces changements de politique aux Etats-Unis.

Si l’innovation n’est pas un “moteur à inégalités”, vous dites que le lobbying l’est.

Le lobbying, en effet, accentue les inégalités. C’est Steve Jobs contre Carlos Slim. Steve Jobs, le fondateur d’Apple, incarne l’enrichissement par l’innovation. Mais face à lui, l’homme d’affaires mexicain Carlos Slim doit sa fortune à sa proximité avec le pouvoir mexicain qui lui a permis de bénéficier de la privatisation du groupe télécom Telmex et sa transformation en monopole privé peu régulé. Par contraste avec l’innovation, le lobbying réduit la mobilité sociale – en empêchant l’entrée de nouvelles entreprises innovantes – et par conséquent, il augmente l’inégalité globale.

L’innovation montre aussi, au travers de l’exemple du couple de médecins turcs fondateurs de BioNTech, les vertus de l’immigration, non?

Oui, l’immigration est une bonne chose à condition de bien l’organiser. En particulier, nous expliquons dans notre chapitre 13 que c’est l’immigration intégrée qui fonctionne bien. Il ne faut pas créer de ghettos. Mes parents étaient immigrés d’Egypte. Mais notre famille s’est intégrée et je me sens aujourd’hui de culture française. Il faut donc mettre en place une politique qui permette l’intégration et il faut s’en donner les moyens, en voyant cela comme un investissement.

Joseph Schumpeter n’était pas très optimiste sur l’avenir du capitalisme. Vous l’êtes davantage?

Schumpeter était pessimiste parce qu’il prévoyait que les innovateurs d’hier se transformeraient en conglomérats qui feraient barrage aux nouvelles innovations. Moi, en effet, je suis plus optimiste. Je pense qu’un bon fonctionnement du triptyque entreprises-Etat-société civile peut permettre de conjurer le pessimisme de Schumpeter: c’est ce triptyque qui aidera à ce que la croissance soit plus inclusive, que les innovations soient plus vertes, que l’on sorte de la stagnation… Mais c’est un optimisme de combat. Ce n’est pas gagné d’avance.

(*) Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice , Odile Jacob, 440 pages, 24,90 euros.

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