Patrick Artus: “Nous allons manquer d’épargne”
En trois ans, nous avons découvert que ni l’énergie, ni le travail, ni l’épargne n’étaient illimités. Comment allons-nous affronter la fin de l’abondance? L’économiste français a sa petite idée sur la question.
L’été dernier, le président français Emmanuel Macron avait quelque peu ébranlé ses ministres en déclarant lors d’un conseil: “Nous vivons la fin de l’abondance. Ce que nous sommes en train de vivre est de l’ordre d’une grande bascule ou d’un grand bouleversement”.
Depuis trois ans, en effet, nous vivons un changement de paradigme qui peut se définir comme un passage brutal de l’économie de l’abondance à une économie de la rareté. Qu’est-ce que cela implique? La réponse de Patrick Artus, qui décrit dans un essai rédigé avec l’économiste Olivier Pastré (professeur émérite à l’université de Paris VIII) l’impact de ce grand changement: De l’économie de l’abondance à l’économie de la rareté.
TRENDS-TENDANCES. Nous avons été surpris après le covid de voir que nous étions entrés brutalement dans un monde de pénurie. Pourquoi ce changement brutal?
PATRICK ARTUS. Il est lié au covid. Il y a eu un changement d’attitude vis-à-vis du travail. Nous avons assisté à la grande démission aux Etats-Unis et à une envolée des taux de départ d’entreprises, même en Europe. Cela a créé une rareté de la ressource en main-d’œuvre. Rareté qui a été amplifiée par le fait que les gains de productivité disparaissent et que dès lors, les entreprises remplacent la productivité par de l’emploi. Une offre considérable de travail est donc apparue assez brutalement. Et cette offre a encore été renforcée par le vieillissement démographique chinois.
Un second phénomène brutal a eu lieu sur le marché des biens et services. A la sortie de la crise sanitaire, nous avons assisté à une très forte hausse de la demande de biens et une assez forte baisse de la demande de services. Cette hausse était liée en partie au fait que pendant le covid, les gens ont vécu à la maison et ont voulu améliorer leur environnement: la demande de matériel informatique, de mobilier de jardin, de matériel de bricolage, etc., a fortement augmenté. Or, les chaînes de valeur n’étaient pas prêtes à satisfaire ce choc. Et cela a créé une rareté de l’énergie, des métaux, des matériaux de construction, de moyens de transport. La troisième rareté qui apparaît est celle de l’épargne.
L’épargne va se raréfier?
Oui, parce que nous avons des besoins d’investissements croissants, en particulier dans la transition énergétique. Nous avons aussi besoin de corriger le sous-investissement antérieur des entreprises. On voit par exemple la zone euro passer d’un excédent extérieur considérable à un petit déficit extérieur… Le déficit extérieur des Etats-Unis s’élargit également. Tous les pays consomment davantage d’épargne. Par ailleurs, les besoins de dépenses publiques pour financer la sécurité, la santé, l’éducation se sont fortement accrus. Ce changement s’est effectué entre 2020 et 2023. Vous avez raison: tout cela est brutal.
Quel est l’impact de ce changement?
Il est normalement bon pour les salariés: la rareté du travail augmente les salaires et cela concerne plus particulièrement les salariés peu qualifiés. Le taux de chômage des salariés peu qualifiés est au plus bas en Europe, aux Etats-Unis, au Japon. Alors que les salaires japonais étaient traditionnellement constants, ils sont presque en augmentation de 4% aujourd’hui, ce qui est une rupture incroyable pour ce marché du travail. Lorsque les prix de l’alimentation se seront normalisés, nous aurons donc une hausse des salaires plus forte et une augmentation de la part des salariés dans les revenus nationaux des différents pays.
“Il est très inopportun que les taux d’intérêt réels augmentent.”
En revanche, ce n’est pas très bon pour les entreprises, parce que les salaires augmentent rapidement et parce que les taux d’intérêt réels (corrigés par l’inflation, Ndlr) seront plus élevés. Nous allons donc en effet manquer d’épargne. Et les entreprises devront payer plus cher pour investir. Ce n’est pas non plus très bon pour les Etats parce qu’ils ont des besoins de dépenses publiques considérables et parce que le coût de financement de ces dernières sera accru.
Mais pour ceux qui s’endettent, on dit que l’inflation est une bonne chose. Ce n’est pas vrai?
Non, parce que comme je l’ai dit, nous allons avoir des taux d’intérêt réels plus élevés. Or, ce qui compte pour alléger le poids de la dette, ce sont des taux d’intérêt réels bas. Il faut avoir de l’inflation mais il faut aussi que les taux d’intérêt nominaux ne montent pas trop. C’est ce à quoi nous assistons depuis l’année dernière. Nous avons des taux d’intérêt réels très négatifs parce que les banques centrales ont réagi relativement faiblement à l’inflation. Les Etats en profitent pour se désendetter.
Mais c’est une caractéristique de court terme. A plus long terme, nous allons empiler une hausse des taux d’intérêt réels et une hausse de l’inflation. Une hausse des taux réels en raison de la pénurie d’épargne. Une hausse de l’inflation en raison des coûts de la transition énergétique, des relocalisations, des hausses de salaires, des pénuries de main-d’œuvre. Et la hausse des taux d’intérêt réels veut dire que la dette devient plus coûteuse. Or si nous avons des besoins d’investissements publics considérables, il est très inopportun que les taux d’intérêt réels augmentent.
Quelles politiques doit-on mener pour faire face à ces défis?
La politique la plus efficace est celle qui ferait progresser les gains de productivité. Dans un scénario optimiste, on peut envisager que le vieillissement démographique et la rareté sur le marché des biens et services qui va en découler soient compensés par la robotisation, des investissements en recherche et développement… qui aboutissent à des gains de productivité plus rapide. Malheureusement, il est très perturbant d’observer que les gains de productivité dans tous les pays – Chine, Etats-Unis, zone euro, Japon – n’arrêtent pas de décroître. Nous avions 4% de gains de productivité par an dans les années 1970, 3% dans les années 1980, 2% dans les années 1990, 1% dans les années 2000 et aujourd’hui nous en sommes à zéro.
“Vous avez le choix entre augmenter les impôts et une politique monétaire plus hardie.”
C’est perturbant parce que nous faisons davantage de dépenses de recherche et développement, nous investissons davantage en robots, nous avons un niveau d’éducation supérieur à celui des années 1980. Et cela n’a malheureusement pas empêché ce déclin dramatique de la productivité, qui accroît les pénuries issues du vieillissement démographique. Il faut essayer de comprendre pourquoi nous avons un tel déclin.
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Est-il lié à la baisse du poids de l’industrie dans nos économies (car c’est l’industrie qui fait l’essentiel des gains de productivité)? Est-il lié à une inefficacité croissante de la recherche et développement (dans l’industrie pharmaceutique, il faut 10 fois plus d’argent qu’il y a 20 ans pour découvrir une nouvelle molécule validée par les autorités sanitaires ; il faut plus d’argent pour développer l’énergie)? Est-il lié au vieillissement de la population (une population vieillissante est moins productive)? Il faudrait comprendre parce que le plus efficace que nous puissions faire serait de réaliser les bons investissements afin d’avoir une ré-accélération de la productivité.
Et si ce n’est pas possible?
Alors, vous avez le choix entre augmenter les impôts et une politique monétaire plus hardie. Augmenter les impôts est une politique assez conventionnelle: pour financer les besoin d’investissements dans la recherche, la transition énergétique, l’éducation, vous auriez besoin de trois ou quatre points de pression fiscale en plus.
Mais il y a des politiques plus hardies: la monnaie hélicoptère. La politique serait donc de mettre en place un système où la Banque centrale créera de la monnaie et cette monnaie financera les investissements nécessaires supplémentaires. C’est le système qui a été mis en place après la Seconde Guerre mondiale, entre 1945 et le début des années 1950, pour reconstruire l’Europe. Il y a eu alors une création monétaire considérable. La reconstruction de l’après-guerre a été compatible avec une baisse de l’endettement public tellement les taux d’intérêt réels étaient négatifs. Les expériences passées nous montrent donc que c’est possible.
“Les Etats refusent d’augmenter la pression fiscale. Mais je crois qu’ils devront obligatoirement changer de vue.”
Cette politique ne durerait qu’un temps, 15 ou 20 ans, c’est-à-dire le temps de réaliser les investissements pour la transition énergétique, de remplacer le capital qui émet du CO2 par du capital décarboné. Ensuite, le besoin d’investissements diminuera beaucoup. Mais ces politiques non conventionnelles impliquent que la Banque centrale suspende ses objectifs d’inflation. Parce qu’il faut une inflation nettement plus forte que les taux nominaux et il faut que la Banque centrale adhère à ce projet.
Vous penchez pour cette solution non conventionnelle?
Je pense que garder une politique monétaire conventionnelle dans ces moments où il y a des besoins d’investissements considérables est assez dangereux. Vous auriez besoin d’augmenter de beaucoup la pression fiscale et vous auriez des coûts de financement très élevés parce que les taux d’intérêt réels seraient plus élevés.
Pour éviter ces désordres, je pense qu’il faudrait pendant un temps et de façon ciblée affecter une certaine création monétaire au financement des dépenses de transition énergétique. Cela assurerait le maintien de taux d’intérêt réels négatifs et permettrait de faire ces dépenses publiques.
C’est un vœu pieux pour l’instant. Les banques centrales ne sont absolument pas sur cette longueur d’onde. Et les Etats refusent d’augmenter la pression fiscale. Mais je crois qu’ils devront obligatoirement changer de vue. On ne financera pas ces dépenses considérables de transition énergétique si les Etats sont limités dans leurs dépenses et si les taux d’intérêt réels augmentent.
Profil
· Diplômé de l’Ecole polytechnique, de l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE), et de Sciences Po
· A travaillé à l’OCDE, à l’ENSAE, à la Banque de France
· A dirigé la recherche économique de la Caisse des dépôts, puis de sa filiale CDC Ixis, puis de la banque Natixis
· Est aujourd’hui professeur associé à l’Ecole d’économie de Paris, membre du Cercle des économistes et conseiller économique de Natixis.
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