Carte blanche
“Notre addiction aux agrocarburants bafoue les droits humains au Pérou”
La Belgique a largement misé sur les agrocarburants pour sa transition écologique. Aujourd’hui, on en trouve dans tous les réservoirs belges, mélangés à des combustibles fossiles.
Ce que l’automobiliste lambda ignore souvent, c’est que 97 % de notre consommation provient de 67 pays, souvent issus du Sud global, comme le Pérou. Nos autorités n’y voient aucun problème, du moins à en croire le dernier rapport officiel sur les énergies renouvelables qui stipule qu’ils ne nuisent aucunement aux populations des pays producteurs.
Pourtant, il aura suffi de quelques semaines de recherche dans le nord du Pérou pour constater que la production d’éthanol à base de canne à sucre destinée au marché du transport européen – et belge – entraîne accaparemment de terres et de ressources en eau et une pollution atmosphérique nocive pour les habitants de la région.
Cela fait presque 20 ans qu’on promet aux Belges que les bénéfices des agrocarburants seront immenses. Immenses ont été également les promeses faites aux populations locales. On avait promis monts et merveilles aux habitants de la vallée de la Chira, dans laquelle nous nous sommes rendus : les agrocarburants allaient créer des emplois et moderniser l’agriculture locale, grâce à l’exploitation de milliers d’hectares de canne à sucre qui devaient allimenter les marchés européen et belge. Au final, ces promesses peinent toujours à se matérialiser alors que les impacts sur les droits humains et l’environnement, eux, sont déjà bien réels.
Accaparement des terres et des ressources en eau
Notre étude de cas s’est penchée sur les pratiques d’une multinationale américaine qui s’est lancée en 2006 (soit trois ans après la directive européenne de 2003 visant à promouvoir l’utilisation des agrocarburants) dans la production de canne à sucre afin d’en faire de l’éthanol destiné aux parc automobile européen. Cette entreprise a débarqué sur des terres que l’État péruvien considérait comme “inhabitées et improductives”. En réalité, ces zones, constituées de vastes forêts sèches, étaient peuplées de communautés qui vivaient de l’agriculture à petite échelle.
Du jour au lendemain, elles se sont retrouvées sur des terres acquises au rabais par l’entreprise en question. Dépourvues de titres de propriété, des centaines de personnes ont été expulsées. Celles qui ont pu rester se sont vu interdire l’accès à des pans entiers de forêts qu’elles utilisaient pour faire paître leur bétail ou collecter du bois de chauffage. Cette pratique s’apparente à de l’accaparement de terres, considérée par la Cour Pénale Internationale comme un crime contre l’humanité. Quant aux promesses que la culture de canne à sucre allait produire des emplois, elles paraissent bien vaines au regard des 0,3% de la population active locale qui travaille sur les plantations de canne à sucre à l’heure actuelle.
On le sait, la culture de canne à sucre nécessite beaucoup d’eau. D’après nos recherches, malgré l’opposition des communautés qui vivent dans la Chira, les autorités locales ont cédé environ 2,5 millions de mètres cubes d’eau à la multinationale pour l’irrigation de 20.000 hectares de cultures. Et ce, dans une forêt sèche, déjà soumise à un stress hydrique en raison du changement climatique. Par conséquent, des milliers d’habitants de la région sont priés de s’accommoder d’une pénurie d’eau pendant les mois les plus secs de l’année, pourvu que les champs de cannes à sucre ne manquent pas d’eau !
Pollution de l’air
Notre rapport a également révélé des cas de pollution atmosphérique à proximité de zones habitées. Afin de collecter les matières premières nécessaires à la production d’agrocarburants, l’entreprise que nous avons étudiée utilise la technique traditionnelle du brûlage agricole, qui consiste à débarrasser la canne à sucre de son feuillage en allumant des feux contrôlés, provoquant des colonnes de fumées qui polluent l’air à proximité de villages. De nombreux habitants disent souffrir de maladies pulmonaires depuis l’arrivée de la canne à sucre.
Le rôle de la Belgique
La Belgique a investi pas moins de 6.500.000 euros dans ces plantations dans lesquelles elle s’approvisionne depuis 2018. Au vu de tout cela, elle ne peut donc plus fermer les yeux sur les conséquences néfastes des agrocarburants et doit, tout comme les autres États membres de l’UE, établir des garanties sociales solides et juridiquement contraignantes pour son marché de l’énergie. Nous ne pouvons pas continuer à perturber des écosystèmes à l’autre bout du monde pour faire de l’Europe le premier continent “vert”. Les États membres de l’UE devraient s’assurer que les carburants produits hors de l’UE ne provoquent pas accaparement des terres et de l’eau, pollution et impacts sociaux. À l’heure actuelle, les états européens ignorent des problèmes majeurs que nous venons de démontrer.
La Belgique devrait même complètement interdire les agrocarburants. La ministre de l’énergie, Tinne Van der Straeten, a annoncé il y a quelques semaines que les agrocarburants à base de soja et d’huile de palme seront progressivement proscrits mais il existe encore de nombreuses autres matières premières, comme la canne à sucre, pour lesquelles aucune élimination progressive n’est prévue et qui portent atteinte aux droits humains. Maintenant que la directive européenne sur l’énergie renouvelable, la REDII, doit être transposée d’ici la fin de l’année, la Belgique a une occasion rêvée de mettre fin à ces pratiques néfastes.
Tribune d’Alba Saray Pérez Terán, chargée de plaidoyer climat chez Oxfam Belgique
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