Mercosur, la goutte qui fait déborder le vase ?
Flandre contre Wallonie, agriculteurs contre entreprises, le projet de traité avec quatre pays d’Amérique latine divise le pays. Il exaspère même un monde agricole wallon au bord de l’implosion.
Le monde agricole est en ébullition. Voici deux semaines, une ronde de tracteurs a encerclé pendant quelques heures les institutions européennes à Bruxelles. Et cela, à quelques jours du G20 de Rio où, croyait-on, l’Europe allait signer un traité avec quatre membres du Mercosur, le marché commun latino-américain représentant 80% du PIB du continent et un marché de 210 millions d’habitants. Finalement, rien n’a été signé à Rio, mais ce n’est peut-être que partie remise.
La dernière ligne droite
Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, institution qui est à la manœuvre dans les négociations, a déclaré que “nous étions dans la dernière ligne droite”. Une signature pourrait même intervenir lors de la prochaine réunion du Mercosur, qui se tiendra du 6 au 8 décembre en Uruguay. Sauf si la France, portée par ses agriculteurs et en pointe contre ce nouveau traité, parvient à faire plier la Commission, mais cela semble très difficile, car une majorité de secteurs d’activité et de grands pays sont partisans de l’accord. Les plus enthousiastes sont l’Espagne, en raison de sa proximité culturelle et économique avec le continent latino-américain, et l’Allemagne, qui cherche des débouchés pour ses voitures, ses produits chimiques, sa pharmacie, etc. Dans de nombreux pays, on est partagé, comme en Italie où le gouvernement est officiellement pour, mais où le ministre de l’Agriculture est publiquement contre.
Chez nous aussi, les avis divergent. La Région flamande, industrielle, et dont l’élevage porcin devrait être peu affecté, est en faveur du traité. La Wallonie, qui abrite une proportion plus importante d’activités sensibles, comme l’élevage bovin, les produits laitiers, le sucre, etc., y est farouchement opposée. Le ministre-président wallon Adrien Dolimont s’inquiète de la fragilité de certaines filières agricoles wallonnes, et sa position n’a pas changé depuis son intervention le 4 novembre au parlement régional : son gouvernement “s’engage à ne pas marquer d’accord sur le Mercosur en l’état”.
La Wallonie n’a cependant pas voix directe au chapitre : c’est la Belgique qui siège au Conseil européen, l’instance qui réunit les représentants des 27 États membres et qui doit avaliser l’accord négocié par la Commission avant que le texte ne passe devant les parlements européen et nationaux. Mais en raison de ces divergences régionales, “il y a de fortes chances pour que la Belgique s’abstienne lors du vote au Conseil”, confie une source issue d’un cabinet ministériel. Une chance d’autant plus importante qu’au sein même du gouvernement fédéral actuel, les vues ne sont pas les mêmes, ajoute une autre source. Difficile de réconcilier libéraux et écologistes sur ce terrain.
Des steaks contre des voitures
Mais quel est ce projet d’accord, dont les premières négociations ont commencé voici 25 ans et qui concerne quatre des cinq pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay ; la Bolivie, arrivée en retard, n’en fait pas partie) ?
Le traité comporte deux volets. L’un est politique et entend améliorer la coopération entre les deux blocs et renforcer le dialogue. L’autre est commercial : c’est un traité de libre-échange classique. L’UE réduirait ou supprimerait ses droits de douane sur certains produits et laisserait passer 99.000 tonnes – soit 1,6% de la production européenne – de viande bovine, 180.000 tonnes de volaille, 25.000 tonnes de viande porcine, 190.000 tonnes de sucre…
En contrepartie, elle pourrait exporter à faibles tarifs douaniers, voire sans droit de douane du tout, un certain volume de voitures, de produits chimiques, de médicaments, etc. De plus, l’UE obtiendrait une garantie d’approvisionnement pour certains produits jugés stratégiques comme les terres rares, ou le soja (important pour nourrir la filière animale sur le Vieux Continent). Et environ 360 “appellations contrôlées” européennes seraient protégées. Il ne sera donc pas question de voir sur un étalage européen un fromage de Herve fabriqué au Brésil.
Un tel traité politico-commercial doit être adopté à l’unanimité des États membres. Mais on le sait, la France, pour l’instant, s’arcboute. Elle pourrait, à elle seule, faire échouer la négociation. Toutefois, si l’on scinde le texte en un accord politique et un accord commercial, une adoption partielle est alors beaucoup plus aisée, car pour le volet commercial, une majorité qualifiée (au moins 15 États sur 27, représentant au moins 65% de la population de l’Union) suffit pour mettre en place une “application provisoire” du texte. Une scission à laquelle, évidemment, la France et la Wallonie s’opposent.
Une “concurrence déloyale” ?
Trois grands arguments sont brandis par les opposants au traité : la concurrence déloyale, l’incertitude sanitaire et les dégâts sur l’environnement. Un tel accord devrait en effet pousser à l’agriculture intensive et à la déforestation.
“En tant que fédération et en tant qu’agriculteurs, nous ne sommes pas opposés par principe aux accords commerciaux, affirme le secrétaire général de la Fédération wallonne de l’agriculture, Benoît Haag. Les agriculteurs ont besoin de possibilités pour valoriser leur production agricole. Mais nous sommes opposés à l’accord avec le Mercosur tel qu’il est proposé parce qu’il n’offre aucune garantie que les produits issus des productions agricoles de ces pays seront commercialisés dans des conditions similaires aux nôtres, avec les mêmes règles et les mêmes contraintes que celles auxquelles nos agriculteurs et les autres maillons de la chaîne agroalimentaire doivent faire face tous les jours.”
L’accord actuel avec le Mercosur n’offre aucune garantie que les produits issus de ces pays seront commercialisés dans des conditions similaires aux nôtres.
Benoît Haag
Secrétaire général de la Fédération wallonne de l’agriculture.
Certes, la Commission européenne estime que l’importation de ces quelques milliers de tonnes de viandes et de produits agricoles ne devrait pas perturber les agriculteurs. Mais c’est vite dit. Daniel Guéguen, qui a une longue carrière de lobbyiste pour les milieux agricoles, y voit une nouvelle preuve de l’aveuglement de l’exécutif européen. “Toutes les réformes de la PAC (Politique agricole commune, ndlr) – et il y en a eu en 2000, 2003, 2013, 2023 – dégradent la situation économique des agriculteurs. Nous avons ouvert largement le marché aux importations de soja américain, de maïs et autres céréales génétiquement modifiées. Chaque fois, on diminue les prix – ce que l’on cherche à compenser par des subventions – et on augmente les contraintes environnementales et sociétales.”
“On déstabilise des filières entières”
C’est d’autant plus dommageable qu’on navigue à l’aveugle, poursuit Daniel Guéguen. “On nous dit que le Mercosur sera super, que nous allons vendre davantage de vin et de voitures. Mais il n’y a pas d’étude d’impact ! On déstabilise des filières entières. On se réjouit de limiter les importations de viandes bovines à 99.000 tonnes, mais si ce sont les beaux morceaux (les produits les plus rentables pour les agriculteurs européens, ndlr), vous déstabilisez complètement la filière. On importe du sucre. On importe de l’éthanol, pour l’équivalent de 235.000 hectares pour l’Union européenne ! Nous sommes dans un système dont on ne voit pas la finalité.”
Et puis, dernier gros problème, la distorsion de concurrence induite par la confrontation de deux modes de production très différents. “J’ai une note sur mon bureau sur le secteur du maïs, poursuit le lobbyiste. On y dit que 92 substances sont autorisées au Brésil et dans les autres pays du Mercosur. Mais, elles sont interdites en Europe. Le Mercosur va donc exporter des produits que vous, Européens, n’avez pas le droit d’utiliser. Il va rentrer dans votre marché à un prix inférieur et sans droits de douane. Nos agriculteurs courent derrière tout cela sans pouvoir rattraper le train. Et en plus, la Commission, qui reste avant tout une machine normative, leur impose des normes et des règles de tous les côtés. C’est infernal.”
“Les enjeux, aujourd’hui, sont clairs, embraye Benoît Haag. Un, a-t-on besoin de ce type d’accord dans le contexte agricole actuel ? Non. Deux, est-on capable de le mettre en œuvre en respectant les agriculteurs ? D’après les éléments que nous avons, là aussi la réponse est non. Et puis, ajoute l’agriculteur, pour nous, il est hors de question d’accepter des marchandises qui seraient produites dans des pays qui ne respectent pas les accords de Paris pour le climat.”
Les points évoqués ci-dessus sont d’ailleurs partagés par le gouvernement wallon. “Nous acceptons les échanges internationaux, mais nous refusons les pratiques déloyales, affirme le ministre-président wallon Adrien Dolimont. Ces pratiques, ajoute-t-il, déforcent notre souveraineté alimentaire en approuvant des produits qui ne respectent pas les standards sanitaires, phytosanitaires et environnementaux auxquels sont soumis nos agriculteurs. C’est pour cette raison que le gouvernement wallon exige l’inclusion de clauses miroirs dans cet accord de libre-échange.”
Le numéro 1 wallon est rejoint sur ce point par David Clarinval, le vice-Premier ministre fédéral, qui a notamment l’agriculture et les PME dans ses compétences. Voici quelques jours à la Chambre, il notait que “dans tous les accords, l’accès au marché européen des produits agricoles importés est subordonné au respect de normes sanitaires et phytosanitaires. Ces conditions ne sont pas modifiées par l’accord. Pour moi, poursuit David Clarinval, il me paraît évident que sans mesures miroirs contraignantes, nous ne pourrons accepter un tel accord.”
Miroir, miroir…
Cependant, pour les opposants au traité, ces clauses de réciprocité ont tout du miroir aux alouettes. “Comment mettre en pratique une clause miroir et aller vérifier sur le terrain qu’effectivement, telle denrée alimentaire n’a pas été cultivée avec le support de produits phytosanitaires interdits chez nous, interroge Benoît Haag. De plus, aujourd’hui, la rumeur dit que l’on négocierait ces clauses miroirs sur la qualité des produits finis. Nous ferions alors fi de tout le cadre social, environnemental et écologique qui se trouve lors du processus de production, en amont ! Pour nous, ce n’est pas acceptable.”
Le doute est d’autant plus présent que la Commission européenne diffuse peu d’informations sur ces négociations. “Les conditions d’adoption du Mercosur sont aujourd’hui extrêmement peu claires. Certaines informations qui circulent sont même contradictoires”, souligne Daniel Guéguen.
Dans les milieux économiques européens, pourtant, beaucoup voient d’un œil favorable l’ouverture de ces marchés latino-américains qui, jusqu’à présent, étaient relativement fermés. Coïncidence ? Au moment de boucler cet article, la princesse Astrid menait une mission économique au Brésil, riche de 170 entreprises intéressées par la neuvième économie mondiale.
Les fédérations patronales (FEB, Voka, AKT et Beci) rappellent tout le bien qu’elles pensent de ce projet de traité qui permettrait d’apporter un peu d’oxygène dans un monde où l’élection de Donald Trump et ses projets de hausse des tarifs douaniers américains sont plutôt des causes d’asphyxie.
“L’UE est actuellement le deuxième partenaire du Mercosur en termes de biens. L’accord couvre un cinquième de l’économie mondiale et contribuerait à la croissance économique et à l’emploi, au bénéfice de 750 millions de personnes dans les deux régions, rappellent les fédérations patronales. Il s’agit d’une occasion unique de conclure un accord avec une région naturellement protectionniste. L’accord prévoit des réductions tarifaires significatives et des réductions des barrières non tarifaires. Avec l’élimination des droits de douane sur 91% des biens importés de l’UE, ces mesures stimuleront considérablement les échanges commerciaux entre l’Union européenne, la Belgique et les pays du Mercosur”, ajoutent-elles, observant aussi que l’accord permettra aux entreprises belges de soumissionner plus facilement aux marchés publics de ces pays et qu’il facilitera l’accès du marché aux prestataires de services belges.
L’exemple CETA ?
Et c’est vrai, si l’on regarde l’impact du CETA, le (déjà très controversé) traité de libre-échange avec le Canada, ces entreprises n’ont pas tort.
Le traité est en vigueur depuis sept ans de manière temporaire parce que déjà, certains pays (et la Wallonie) s’y sont opposés. Les craintes d’une avalanche de viande bovine canadienne ne se sont pas vérifiées. L’an dernier, l’Europe n’a importé que 1.400 tonnes de bœuf canadien, alors que le Canada, en théorie, pouvait en exporter 65.000 tonnes. Mais une grande partie des bœufs canadiens, élevés aux hormones, ne répond pas aux normes européennes. Les clauses de réciprocité semblent donc fonctionner.
Les agriculteurs sortent d’une année exécrable.
Et puis, le traité en lui-même a effectivement soutenu les échanges : “Depuis la mise en œuvre provisoire du CETA, en septembre 2017, le commerce bilatéral de marchandises a augmenté de plus de 50% et continue de croître régulièrement”, se réjouissaient, en février dernier, Valdis Dombrovskis, alors vice-président de la Commission, et Mary Ng, la ministre canadienne au Commerce.
Mais ces arguments ne convainquent pas un monde agricole qui estime être utilisé comme une vulgaire monnaie d’échange pour soutenir des entreprises européennes qui perdent tous les jours en compétitivité. “Dans ces accords, l’agriculture est une monnaie d’échange facile parce que ce sont des pays qui disposent de grandes surfaces agricoles, là où en Europe, nous désirons plutôt soutenir nos industries, observe Benoît Haag. Mais on peut se demander si on ne met simplement pas une rustine sur un pneu crevé.”
Benoît Haag ajoute que beaucoup de ses confrères sont à bout. “Les agriculteurs sortent d’une année exécrable. Beaucoup d’exploitations d’élevage se trouvent dans une situation financière très difficile, en raison notamment de la crise de la fièvre catarrhale. Beaucoup d’autres exploitations, axées sur les grandes cultures, rencontrent, elles aussi, des difficultés. Nous avons vécu cette année, en raison des conditions météo, la pire moisson depuis plusieurs décennies. Les rendements sont en baisse de 30% en moyenne, et les prix du blé et des autres céréales restent bas. Si l’on ajoute à cela le ras-le-bol, déjà manifesté en début d’année, suscité par la complexité administrative de la PAC, le Mercosur risque vraiment d’être la goutte qui fera déborder le vase.”
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