Même si le système handicape la compétitivité des entreprises et pousse l’inflation, réformer l’indexation des salaires ne sera pas si facile

L’INDEXATION AUTOMATIQUE des salaires est une règle d’airain de notre marché du travail. © Getty Images
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

L’indexation automatique des salaires protège le pouvoir d’achat des travailleurs, mais pas la compétitivité des entreprises. Le formateur Bart De Wever lance une piste: indexer uniquement les salaires nets. Mais ce ne sera pas facile.

L’indexation automatique des salaires est une règle d’airain de notre marché du travail. En 1970, une cinquantaine de pays de l’OCDE utilisaient encore ce mécanisme, mais les chocs pétroliers ont eu raison de ce système dans la plupart des pays industrialisés. Seuls Malte, Chypre, le Luxembourg et la Belgique l’ont conservé.

Mais à l’heure d’écrire ces lignes, il semblerait que ce mécanisme soit dans le viseur du formateur Bart De Wever, qui proposerait de limiter le coût de l’indexation pour les entreprises. L’idée est de limiter la hausse au salaire net, mais pas au salaire brut, afin d’économiser une hausse des cotisations sociales. Ce ne sont toutefois que des rumeurs.

Rappel historique

Vieille d’un siècle environ, l’indexation automatique des salaires est encadrée par la loi de 1996, réformée en 2016.

Dans notre système, la hausse des salaires ne suit cependant pas précisément l’évolution des prix. Des mécanismes viennent modérer le processus. Ainsi, l’inflation qui sert de référence est “lissée” : on prend la moyenne des quatre derniers mois. Par ailleurs, l’indice des prix de référence est l’indice santé : on enlève certains produits (tabac, alcool et carburants).

De plus, l’augmentation des salaires s’effectue à certains moments, qui changent selon la convention collective dont dépend l’employé.

Il existe en gros deux systèmes. Soit la hausse salariale se passe “à date fixe”. Par exemple, la commission paritaire (CP) 200, la plus importante, qui regroupe les employés du privé, adapte les salaires en janvier de chaque année. Soit on procède par “indice pivot” : on adapte les salaires lorsque la hausse dépasse un certain niveau. Les fonctionnaires dépendent de ce dernier système, avec un indice pivot fixé à 2%. Mais pour les employés du secteur logistique, le pivot est à 1,4%.

Autre grand principe : cette indexation automatique n’empêche pas les augmentations barémiques. Mais ces dernières sont tempérées par la loi sur la compétitivité : le conseil central de l’économie calcule notre position salariale par rapport aux pays voisins, et s’il observe un handicap trop important, la marge pour les augmentations barémiques disparaît. C’est d’ailleurs ce qui se passe aujourd’hui, avec les indexations importantes qui ont eu lieu en 2023.

L’avantage d’être automatique

Les syndicats apprécient évidemment cette garantie de pouvoir d’achat qui ne doit pas faire l’objet d’âpres et régulières négociations. “Sans l’indexation automatique des salaires, la croissance salariale finale à la fin de la période de l’accord interprofessionnel pourrait être quasiment aussi élevée, mais parvenir à un accord à ce sujet serait nettement plus difficile et compromettrait à chaque fois la paix sociale”, constataient FGTB, CSC et CGSLB, dans une brochure publiée au début 2020, pour célébrer les 100 ans de l’index.

Il n’y a d’ailleurs pas que les syndicats. L’argument est repris par certains patrons. “Je suis ingénieur et mathématicien. Et la règle d’or en maths est de simplifier, et donc de rendre automatique ce qui peut être automatisé, dit le fondateur et patron d’I-care, Fabrice Brion. On se plaint de cette automatisation, mais les autres pays, d’une manière ou d’une autre, rattrapent cette hausse salariale.”

C’est vrai, du moins en partie : au premier trimestre de cette année, par exemple, les salaires dans la zone euro ont augmenté en moyenne de 5,3%, afin de rattraper la flambée des prix de 2023. “Cette automaticité belge fait qu’il n’y a pas de négociations sectorielles ou en entreprise. Il n’y a pas de de bras de fer, pas de grève”, souligne Fabrice Brion, qui ajoute que, pour lui, le mécanisme doit s’appliquer à tous les salaires, qu’ils soient bas ou élevés. “C’est une mesure socio-économique, dit-il. Sociale, parce qu’elle doit protéger le pouvoir d’achat des bas salaires. Economique, parce qu’elle permet de conserver les dépenses des plus hauts salaires et donc de faire tourner l’économie.”

Alors bien sûr, I-care, spécialisée dans la maintenance prédictive utilisant des outils d’intelligence artificielle, est une entreprise technologique à forte croissance. D’autres entreprises ne jouent pas dans le même jeu et n’ont pas les mêmes marges.

Ce n’est pas une raison pour moduler le système en fonction des secteurs, remarque Fabrice Brion : “Si nous voulons tenir notre modèle social qui découle directement de notre système démocratique, nous n’avons pas d’autre choix aujourd’hui que d’aller vers des entreprises technologiques, dit-il. Face à la concurrence chinoise, nous devons aller vers la technologie, qui permet une plus haute valeur ajoutée, qui permet de faire face à une augmentation des salaires. Et cette augmentation des salaires, soit elle est automatisée et facile comme en Belgique, soit elle est plus compliquée, comme à l’étranger, avec parfois des instabilités politiques comme aujourd’hui en France ou en Italie. Beaucoup d’entreprises voient la perte de compétitivité à court terme, mais ne voient pas que sur plusieurs années, le système belge est plus efficace pour l’employeur”, ajoute-t-il, précisant cependant que, pour l’entreprise, les cotisations sociales liées à ces hausses de salaires devraient être limitées, ou étalées dans le temps.

Tous les chefs d’entreprise ne partagent pas ce point de vue. Dans son mémorandum destiné au gouvernement encore en gestation, la FEB demande la suppression de l’indexation automatique, qui, dit-elle, met la compétitivité des entreprises à mal. L’association patronale souligne que le coût salarial horaire, cette année, est de 44,9 euros en Belgique, contre 39 euros en moyenne chez nos trois voisins (Allemagne, France, Pays-Bas). Le bond de l’indexation en 2023 a en effet soutenu chez nous la hausse des salaires.

Un mécanisme à double face

Senior economist chez ING Belgique et chargé de cours à l’UCLouvain, Philippe Ledent s’est penché longuement sur ces questions. L’indexation automatique des salaires, dit-il, a deux faces : “A court terme, elle est un formidable outil de maintien du pouvoir d’achat des ménages. Mais le problème se révèle plus tard, lorsque l’économie entame sa phase de relance. On observe alors que l’économie belge avance moins vite que les autres, qu’elle crée moins d’emplois. Cela s’observe surtout dans les entreprises industrielles, qui sont exposées à la compétition internationale. Elles vont avoir tendance à moins embaucher et à essayer de compenser l’augmentation du coût salarial par davantage de gains de productivité, c’est-à-dire généralement par des restructurations et des investissements en machines.”

La liaison automatique des salaires à l’index reporte en effet la totalité du poids de l’augmentation des prix sur ceux qui paient les salaires : les entreprises et l’Etat (mais si ce dernier paie ses fonctionnaires, il perçoit aussi avec l’indexation davantage de recettes). Dans les autres pays, ce poids est réparti aussi en partie sur les ménages, puisque, en raison des mécanismes complexes de négociation salariale, la hausse des prix n’est presque jamais intégralement absorbée dans les salaires.

“La Belgique a donc un cycle économique plus lisse que les autres économies, résume Philippe Ledent. Elle passe mieux à travers les chocs négatifs. Mais elle n’arrive pas à avoir la même croissance que les pays voisins quand ça va mieux. Concrètement, en Belgique, il y a davantage d’emplois à très faible valeur ajoutée qui disparaissent, tout simplement parce qu’un emploi ne peut exister sur une longue période que s’il génère davantage de valeur ajoutée qu’il ne coûte.”

Imaginons cependant : si tous les pays européens adoptaient l’indexation automatique, le problème ne serait-il pas réglé ? “Non, répond l’économiste. Si tous les pays européens pratiquaient l’indexation automatique, ils perdraient en compétitivité par rapport au reste du monde et cela n’arrangerait pas la situation. De plus, et c’est le grand problème de l’indexation automatique, ce mécanisme génère de lui-même une certaine inflation : les secteurs protégés, qui ne sont pas soumis à la compétition internationale, ont tendance à compenser l’augmentation des coûts salariaux par une augmentation de leur prix de vente. Et cela devient un problème de politique monétaire.” On observe d’ailleurs que l’inflation, en Belgique, a une désagréable tendance à être souvent un peu plus élevée que la moyenne européenne.

Les cotisations patronales de base ont été réduites de 7,07% pour les deux premiers trimestres 2023. © Getty Images

Le beurre et l’argent du beurre ?

Alors y aurait-il moyen de conserver le beurre et l’argent du beurre ? Préserver le pouvoir d’achat et éviter le handicap de compétitivité ?

“Je plaide pour un système de sonnette d’alarme, répond Philippe Ledent. En temps normal, avec une inflation de 2 ou 3 %, les avantages de l’indexation automatique l’emportent probablement sur les inconvénients. Une indexation automatique généralisée partout en zone euro, dans une période d’inflation normale, serait à mon avis maîtrisable par la banque centrale, et jouerait le rôle de stabilisateur de l’économie. Le problème survient quand arrive un énorme choc sur les prix des matières premières et de l’énergie. A ce moment, le mécanisme a tendance à s’emballer. On l’a vu récemment. C’est alors que les problèmes de compétitivité et les problèmes de politique monétaire apparaissent. On devrait alors pouvoir mettre en place une espèce de système de sonnette d’alarme : au-delà, par exemple, d’une, deux ou trois indexations sur une période de six mois, on passerait dans un régime négocié. Les partenaires sociaux devraient se partager le coût de l’excès. Cela pourrait se faire de diverses façons : par un saut d’index, par une indexation limitée à un certain montant,…”

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“Il faut trouver une solution qui ménage le principe, mais ne coule pas nos entreprises.” – Pierre-Frédéric Nyst (UCM)

Le président de l’UCM, Pierre- Frédéric Nyst, abonde. “Il faut trouver une solution qui ménage le principe, mais ne coule pas nos entreprises. Nous avions demandé au gouvernement précédent (Vivaldi) de nous aider parce que nos PME, surtout en Wallonie et à Bruxelles, n’arriveraient pas à absorber totalement l’indexation automatique. Les cotisations patronales de base ont été réduites de 7,07% pour les deux premiers trimestres 2023. Pour l’Etat, c’est un cadeau. Et pour les deux derniers trimestres de l’an dernier, il y a une possibilité de réduire la cotisation, mais avec obligation de rembourser en 2025. Nous avions donc à l’époque exprimé un certain mécontentement au gouvernement Vivaldi qui n’avait pas tenu sa promesse de réduire la facture de l’indexation automatique.”

Pierre-Frédéric Nyst poursuit : “Les syndicats nous disent que l’indexation automatique des salaires n’est pas un vrai revenu puisqu’elle remet simplement les gens à flot par rapport à l’augmentation du coût de la vie. Ce n’est peut-être pas un vrai revenu, mais c’est un vrai coût pour les employeurs. Nous ne sommes pas contre l’indexation automatique, mais nous devons avoir le courage, avec les partenaires sociaux et le gouvernement, de mettre le sujet sur la table et trouver des solutions. Elles peuvent être de plusieurs ordres. On pourrait imaginer un lissage dans le temps. On pourrait imaginer de déterminer un montant maximum au-dessus duquel il n’y a plus d’indexation. Cela peut être le salaire médian ou le salaire moyen, ou une autre formule. On peut aussi imaginer convertir l’indexation non plus en pourcentage, mais en montant fixe, par exemple 350 euros par personne. On peut aussi dire que le travailleur a droit à cette augmentation, mais que l’Etat ne s’enrichit pas, et que l’entreprise ne paie donc que l’augmentation salariale nette du travailleur. La survie de certaines entreprises est menacée à cause de l’indexation automatique. Il faudra donc se rendre compte qu’avant d’envisager de partager le gâteau, il faut d’abord le fabriquer.”

BART DE WEVER proposerait de limiter le coût de l’indexation pour les entreprises. © BELGA

Un casse-tête

Dernière remarque : si réforme il y a, ce ne sera pas une mince affaire. Si l’on devait réformer l’indexation automatique en ne faisant porter l’effort salarial que sur le salaire net, les conséquences pourraient en effet être surprenantes.

Philippe Defeyt, économiste à l’Institut pour le développement durable, avertit en effet que l’on toucherait à un modèle d’une folle complexité. Certes, estime-t-il, sur une législature, et en tenant compte d’une inflation annuelle de 2%, en n’indexant que les salaires nets en 2029, les entreprises économiseraient 7 milliards d’euros de cotisation par rapport à la situation actuelle.

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“Cette proposition, d’apparence simple, met en branle et secoue tout notre système de redistribution des revenus.” – Philippe Defeyt (Institut pour le développement durable)

Mais, ajoute-t-il, “la non-indexation du salaire brut implique une non-indexation des allocations de chômage puisque celles-ci sont (avec un plancher et un plafond) calculées en pourcentage du dernier salaire ; il en va de même pour les autres allocations dont, à terme, les pensions. De ce fait, l’écart entre le salaire net et l’allocation de chômage augmente, l’écart entre le revenu d’intégration et l’allocation de chômage diminue, l’allocation minimale devient en 2028 supérieure à l’allocation de chômage (si l’on se base sur la règle d’une allocation équivalent à 60% du dernier salaire).”

Interrogé par Het Laatste Nieuws, Geert Vermeir, responsable juridique du secrétariat social SD Worx, estime, lui aussi, que la mise en place d’une telle réforme serait bien plus complexe qu’elle n’en a l’air. “Supposons que vous gagniez 3.000 euros brut et qu’il vous reste 1.800 euros net. Si vous percevez 2% sur votre salaire brut lors d’une indexation automatique, vous toucherez 3.060 euros brut. Toutefois, votre salaire net n’augmentera pas de 2 %. Vous recevrez environ 1.820 euros net, soit 20 euros de plus qu’avant indexation”. Et il ajoute : “Le pécule de vacances, la prime de fin d’année et la pension sont calculés sur le salaire brut, tout comme le montant des indemnités de chômage et des indemnités de maladie. Si le salaire brut n’augmente pas autant qu’avec l’indexation traditionnelle des salaires, cela aura des conséquences sur les prestations de sécurité sociale”.


“Cette proposition, d’apparence simple, met en branle et secoue, par ces conséquences directes et indirectes, tout notre système de redistribution des revenus, avec des conséquences insoupçonnées”, conclut Philippe Defeyt. z

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