Marie-Hélène Ska (CSC): “La fermeture d’Audi révèle un manque de vision industrielle”

Marie-Hélène Ska, la secrétaire générale de la CSC. © James Arthur
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

La secrétaire générale du syndicat chrétien regrette, avec la fermeture d’Audi Brussels, l’absence d’un État stratège pour définir une vision d’avenir pour nos industries. “Unissons nos forces pour déterminer les secteurs stratégiques et soutenir l’industrie de demain”, dit-elle.

Ce jour-là, la CSC dénonce l’attitude patronale dans le dossier Audi Brussels. Le couperet est confirmé : l’usine de Forest sera fermée le 25 février 2025. Le dialogue social est mort. Marie-Hélène Ska, secrétaire générale du syndicat, exprime à Trends-Tendances un sentiment d’amertume, mais surtout l’envie de combattre pour construire l’avenir. Cet automne, la CSC a adopté une note portant une vision industrielle. Elle veut une mobilisation des acteurs, en préservant la décarbonation.

TRENDS-TENDANCES. La fermeture annoncée d’Audi Brussels, fin février, est-elle révélatrice d’un manque de vision en matière de politique industrielle ?

MARIE-HÉLÈNE SKA. Très clairement. C’est la conséquence de l’absence d’un État stratège qui planifie à long terme une vision industrielle. Dans le cas de la fermeture d’Audi Brussels, 3.000 familles et tous les sous-traitants se retrouvent confrontés à une annonce soudaine faite, comme ce fut le cas par le passé chez Caterpillar notamment, par un dirigeant venu de la maison mère en Allemagne. Les travailleurs sont redevenus de simples outils.

Le gouvernement en affaires courantes est absent…

L’ensemble des parties sont absentes. Personnellement, je n’ai pas entendu de propositions concrètes de quelque parti que ce soit pour dire qu’il y avait là un vrai problème. Cela marque aussi une forme de dédain et de mépris.

La direction d’Audi, avez-vous dénoncé, fait des propositions de plan social, sans vous concerter.

Elle reste dans un modèle social daté, quand les détenteurs du capital décidaient seuls de la situation d’une entreprise. Nous voulons un État stratège qui, en concertation avec les niveaux européen et régional, se demande comment il veut développer son territoire, dans une perspective de neutralité carbone et dans le respect de celles et ceux qui produisent la richesse au quotidien.

Nous voulons un État stratège qui, en concertation avec les niveaux européen et régional, se demande comment il veut développer son territoire.
Marie-Hélène Ska

Marie-Hélène Ska

Secrétaire générale

Début 2024, l’économiste Geert Noels nous confiait que la désindustrialisation était “le” grand enjeu de l’année. Cela se confirme…

C’est le constat que l’on pose, en effet. Il y a eu une désindustrialisation rampante depuis une vingtaine ou une trentaine d’années. Les entreprises ont rapatrié massivement les bénéfices auprès de leurs actionnaires, sans investir suffisamment pour être aux normes actuelles. Au moment où elles doivent le faire, le contexte est difficile avec des prix de l’énergie élevés et une situation géopolitique tendue.

La production industrielle en Belgique diminue plus rapidement que dans les pays voisins, selon les dernières données européennes. En janvier 2024, elle était inférieure de 3,6% par rapport au mois précédent, selon l’indice de production de l’agence européenne de statistiques Eurostat. Comparé à janvier de l’année précédente, le recul était de 2,7%. Or, l’État n’a jamais pris la peine de réfléchir aux entreprises dont il a besoin pour assurer son autonomie stratégique. C’est révélateur.

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Les chiffres que vous mentionnez sont alarmants…

En effet. Dans le même temps, une analyse récente du SPF Finances révèle qu’il reste 12 milliards de subventions données aux énergies fossiles sans aucune contrepartie. Cela représente 2% du PIB, au moment où l’on dit qu’il faut aller chercher 20 à 21 milliards d’économies, c’est assez paradoxal.

La transition énergétique et environnementale n’est pas évidente pour l’industrie, n’est-elle pas trop périlleuse?

Elle est périlleuse, nous ne le nions pas, mais vous connaissez l’adage : “gouverner, c’est prévoir”. C’est très bien d’organiser des missions économiques à l’autre bout du monde, mais il est vital aussi de se demander quelles sont les réponses concrètes que l’on peut apporter dans nos grandes zones industrielles. Il n’y a pas cette vision-là. Le problème, c’est que les travailleurs se retrouvent en bout de chaîne avec des décisions souvent brutales, non concertées, alors que tout cela peut être anticipé depuis longtemps. En ce qui concerne Audi, il ne fallait pas être grand clerc pour dire qu’un véhicule de deux tonnes et dont le prix de base est de 90.000 euros ne serait pas facile à vendre auprès de monsieur et madame tout-le-monde.

Mais ne faut-il pas ralentir certaines contraintes environnementales pour soulager l’industrie ?

C’est un faux débat, compte tenu aussi de l’ampleur des subsides versés aux énergies fossiles. Le cap de la décarbonation est clair, il doit rester clair. Il faut arrêter de traîner en chemin et attendre les prochaines catastrophes. Un État stratège dispose de leviers via les marchés publics, l’affectation des terrains ou les multiples outils économiques de soutien aux entreprises. Une des difficultés que nous avons, c’est le manque de concertation sur la vision de redéveloppement de nos territoires. Nous disons ensemble, avec les syndicats d’employeurs, qu’il faut une Belgique décarbonée en 2050. Mettons-nous ensemble pour voir comment faire. Nous avons, en outre, une opportunité extraordinaire aujourd’hui, puisque nous manquons de bras, nous ne sommes plus avec un chômage massif comme dans les années 1970. Nous pouvons donc poser des choix sur les domaines stratégiques où investir.

N’y a-t-il pas une prise de conscience en ce sens-là, même si le reste du monde ne nous attend pas?

Il y a des choses qui se font, notre vision n’est pas négative, pessimiste ou défaitiste. Mais nous devons sortir de certaines dépendances ou de certaines visions erronées. C’est le fondement du rapport européen de Mario Draghi, l’ancien Premier ministre italien. Nous nous sommes beaucoup trop focalisés sur la situation en France et en Allemagne, en nous concentrant sur les coûts salariaux alors que ceux-ci ne représentent, chez Audi, que moins de 10% de l’ensemble des coûts.

Les salaires ne sont pas la clé ?

Non, ce n’est pas cela la clé, certainement pas.

Le coût de l’énergie est-il la vraie clé?

C’est une des clés. Son évolution n’a jamais été anticipée. Pendant longtemps, nous avons eu des coûts qui n’étaient pas transparents. Aujourd’hui, c’est difficile de savoir qui aider si l’on veut préserver des prix raisonnables pour l’industrie, sans reporter la charge sur les ménages et les PME. Nous avons besoin d’une politique à long terme comme d’autres pays l’ont eue. Mais encore une fois, il s’agit de définir quelles sont les industries stratégiques pour nos territoires.

Dans une note que vous publiez sur la réindustrialisation, vous en citez quelques-unes.

Nous savons tous que la construction et le logement public sont des priorités. Si on veut diminuer la pression fiscale, il faut isoler les bâtiments de manière à diminuer les dépenses courantes.

Marie-Hélène Ska, la secrétaire générale de la CSC. © BELGA/BELPRESS

L’économie circulaire?

Oui, c’est un pan important, il faut continuer à développer des filières, mais ne la sacralisons pas. Cela part du principe que l’on continue à consommer énormément et que l’on recycle. Si on ne diminue pas l’impact qui est le nôtre, nous aurons des difficultés.

En Belgique, l’industrie ne représente plus que 12% du PIB, environ.

D’accord, mais nous ne pensons pas qu’une économie de la consommation, du tourisme ou des technologies soit suffisante. Dans les pays du sud de l’Europe qui ont spécialisé leur économie, la situation est problématique avec une pression importante sur les logements, la mobilité, l’aérien… Il faut augmenter la part de l’industrie dans le mix, mais pas uniquement en distribuant de l’argent à n’importe qui, et en fixant des contreparties sociales ou environnementales.

La production industrielle en Belgique diminue plus rapidement que dans les pays voisins.
Marie-Hélène Ska

Marie-Hélène Ska

Secrétaire générale

Historiquement, les syndicats ne portent-ils pas une responsabilité en ayant défendu des industries vouées à la mort?

Bien sûr. Notre préoccupation a toujours été d’accompagner les travailleuses et les travailleurs. C’est notre mission première. Lorsque des décisions sont prises pour fermer une industrie, s’il n’y a pas d’autre perspective, nous sommes constructifs. Les outils économiques sont nombreux pour envisager une réaffectation, mais cela doit, là encore, s’accompagner d’une vision. Si je suis travailleur dans une industrie X ou Y vouée à la fermeture, dites-moi pour quelle industrie je serai motivé de me former. Nous devons donner de la perspective, c’est le rôle des pouvoirs publics. Mais nous avons des difficultés importantes liées au fait que les employeurs en Belgique n’ont plus beaucoup de leviers de décision : le patron d’Audi, après avoir annoncé la fermeture, est reparti en Allemagne.

Caterpillar était un cas emblématique, Audi le sera aussi : les sites industriels sont reconvertis, mais c’est compliqué d’attirer des acteurs de taille…Il faut réfléchir autrement. Quand je vois qu’Audi occupe 10% de la commune de Forest, je me dis que c’est interpellant. Va-t-on demander à Forest de gérer seule 10% de son territoire dans une région urbaine, aux frontières d’une autre Région ? On ne sent pas une dynamique autour de cela. Quelle formule préconisez- vous?

Nous croyons à une situation où tous les acteurs se retrouvent autour de la table, et pas uniquement les détenteurs du capital. Qui connaît le profil des travailleurs d’Audi ? Les délégués et les permanents qui sont sur le terrain. L’expertise se trouve là. On peut nous décrier autant que l’on veut, mais la réalité est là.

Cela veut dire qu’il y a de la place pour un syndicalisme constructif?

Tout à fait. Un syndicalisme qui s’engage, qui prend ses responsabilités, mais qui n’accepte pas le fait accompli en permanence.

Vous faites une série de propositions pour réindustrialiser : quels sont les leviers principaux?

L’essentiel, c’est une coordination entre les niveaux de pouvoir en Belgique. Il s’agit de travailler à la fois sur l’aménagement du territoire, l’emploi, la politique fiscale, le soutien aux entreprises, etc. La question des marchés publics reste un levier important, notamment en consommant belge et wallon. Un gros travail doit se poursuivre pour être moins dépendant des énergies venant hors de l’Union européenne. Mettons-nous autour de la table, n’attendons pas et ne gaspillons pas d’argent public pour les énergies fossiles qui ne représentent plus l’avenir.

Les grands projets pour accompagner l’industrie ne prendront-ils pas des années ?

Oui, mais si on est en permanence dans une logique de ‘stop and go’, nous serons au même point dans 10 ou 15 ans. S’il veut être crédible, un gouvernement doit adopter une ligne et ne pas en dévier. Plus on aura un consensus large, plus on adoptera un consensus susceptible de dépasser les échéances électorales ou les contingences géopolitiques. Nous devons investir dans l’industrie du futur.

Les entreprises technologiques ne sont-elles pas les locomotives de demain?

Vous connaissez l’adage : rien ne pousse à l’ombre du grand chêne. Nous avons des entreprises leaders dans leur domaine, c’est très bien, mais nous devons aussi en avoir dans la construction, l’énergie ou d’autres domaines stratégiques. Unissons nos forces pour avancer sur ces terrains-là. 

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