Ludivine Dedonder, ministre de la Défense: “La Défense peut faire beaucoup pour la relance”

© FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI (ISOPIX)
Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

Recrutement de plus de10.000 personnes, multiplication des investissements en R&D, implantation d’incubateurs de start-up dans les casernes du futur et, bien sûr, dialogue avec le secteur pour les grosses commandes de matériel en Belgique et en Europe… Ludivine Dedonder détaille la contribution de l’armée à la relance économique.

C’est une petite phrase dans l’accord de la Vivaldi: “Le gouvernement examine comment tracer une trajectoire de croissance d’ici 2030, afin de réaligner notre effort de défense sur celui de nos alliés européens non nucléaires de l’Otan”. Mais cette petite phrase peut signifier une augmentation du budget de la Défense de plus de 700 millions d’euros par an pour atteindre 1,24% du PIB consacré à ce département au terme de la législature et plus encore à l’horizon 2030. La Belgique se dégagerait ainsi de la peu valorisante avant-dernière position (devant le Luxembourg) au classement des budgets militaires des pays membres de l’Otan (en proportion du PIB). La ministre de la Défense Ludivine Dedonder (PS) nous explique comment ces moyens peuvent contribuer à l’activité économique dans notre pays. Une manière, indirecte, de rappeler à ses collègues du gouvernement que cet engagement mérite d’être tenu, en dépit des orages budgétaires qui se profilent.

Profil

  • Née en 1977 à Tournai
  • Ingénieure de gestion (ULiège)
  • Elle a travaillé comme journaliste (économie et sports) à la RTBF (1999-2002) et à la télévision locale No Télé
  • Elle s’investit très tôt en politique, comme conseillère au cabinet de Michel Daerden (PS), alors ministre wallon du Budget et des Finances, de 2002 à 2006.
  • Echevine de la ville de Tournai de 2006 à 2019. Elle est la compagne du bourgmestre Paul-Olivier Delannois.
  • Elue députée fédérale en 2019. Elle réalise le 5e score sur la circonscription du Hainaut juste devant… Georges-Louis Bouchez.
  • Ministre de la Défense depuis octobre 2020.

TRENDS-TENDANCES. Pourquoi la Belgique ne met-elle pas plus franchement à l’avant le secteur de la Défense dans sa politique de relance, comme peuvent le faire la France ou les Etats-Unis? La défense et la sécurité, c’est quand même une industrie qui emploie 15.000 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 4,3 milliards d’euros…

LUDIVINE DEDONDER. Le regard sur la Défense est effectivement très différent en Belgique, comparé à la France par exemple, et c’est notamment cela que je veux changer. En arrivant, j’ai trouvé un département qui avait été déconsidéré pendant un certain temps. L’objectif est vraiment d’inverser les choses, de faire de la Défense un acteur économique à part entière et lui donner la place, la visibilité qu’elle mérite au sein de la collectivité.

Nous l’avons fait avec les centres de vaccination. La Défense a pour mission d’être prête à intervenir dans toute situation de crise. Notre pays connaissait une situation de crise et c’est ainsi que des militaires ont été impliqués dans les centres de vaccination. Ce n’était pas l’objectif mais cela a donné de la visibilité à l’armée sur un des nombreux aspects qu’elle peut offrir, en l’occurrence une capacité d’intervention rapide. Des logisticiens ont aussi été appelés pour la stratégie de vaccination.

L’armée belge, c’est aussi 15.000 contrats locaux chaque année avec des PME pour des fournitures de biens et services.

Mais ce secteur industriel, dans lequel il y a des entreprises technologiques de pointe, reste étrangement absent des plans de relance, des pôles de compétitivité…

C’est bien pour cela que je parle de lui redonner la place qu’il mérite. Nous sommes en plein travail d’actualisation de notre vision stratégique, qui date de 2016. Un groupe d’experts a été mandaté pour analyser les menaces à l’horizon 2030 et 2040. J’attends leur rapport pour la fin de ce mois. Il sera ensuite débattu au Parlement, en vue d’arriver avec une proposition d’adaptation de notre loi de programmation pour la rentrée parlementaire. Cette vision stratégique prendra bien entendu en compte les besoins de la Défense en fonction des menaces auxquelles on peut s’attendre, mais aussi les capacités de nos entreprises dans une série de domaines. Elles pourront ainsi adapter leurs investissements en vue de répondre à nos options prioritaires. C’est ensemble que nous devons travailler, dans l’intérêt de notre sécurité et de notre économie.

Ludivine Dedonder, ministre de la Défense:
© FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI (ISOPIX)

Je rappelle par ailleurs que l’armée belge, c’est aussi 15.000 contrats locaux chaque année avec des PME pour des fournitures de biens et services. Cela représente quelque 6 millions d’euros par an.

Enfin, la Défense contribue aussi à la relance en investissant 1,5 milliard d’euros en infrastructures – en moyenne 90% de ces marchés de construction reviennent à des sociétés belges – et en recrutant plus de 10.000 personnes sur la législature. Je ne crois pas que beaucoup d’employeurs puissent annoncer de tels volumes d’embauches! Cela participe aussi à la relance, au pouvoir d’achat de ces personnes. Vous le voyez, même si on ne le met peut-être pas suffisamment en avant, la Défense peut faire beaucoup pour la relance.

Nous reviendrons à la politique d’emploi mais restons sur les gros marchés de commandes. Le patron du groupe John Cockerill a récemment confié (dans le “Trends-Tendances” du 25 mars) que, pour se positionner en vue d’une importante commande de l’armée espagnole, il devait s’engager à construire une usine en Espagne et à y développer de la recherche. Pourquoi de telles choses sont-elles possibles en Espagne et pas en Belgique?

Je ne sais pas dans quelles circonstances cette demande a été formulée, s’il en existe une trace écrite… Nous respectons les règles d’accès au marché, nous n’allons pas commencer à monnayer ceci ou cela. Cela étant, je suis bien consciente du potentiel des entreprises belges dans le domaine de la défense et de la sécurité et j’ai la ferme volonté de les mettre en avant. Cela implique d’actionner tous les leviers possibles, que ce soit des financements, des moyens en recherche et développement, des relais auprès d’autres pays aussi.

Pourriez-vous jouer ce rôle de relais auprès de vos homologues européens? Faire connaître le savoir-faire des entreprises belges fait-il, selon vous, partie du job de ministre de la Défense?

Non seulement je peux jouer ce rôle mais je l’ai déjà fait lors d’une réunion des ministres européens au Portugal. Etre un relais, ça fait partie du job de politicien. Nous sommes élus pour relayer les préoccupations des citoyens et donc aussi des entreprises. C’est comme cela que j’ai abordé mes mandats d’échevine et de députée, c’est comme cela que j’aborde maintenant mon mandat ministériel.

Cela ne se limite pas aux tout gros contrats. Lors du dernier conseil européen, j’ai ainsi plaidé pour que les chaînes d’approvisionnement, financées par le Fonds européen de la défense, soient ouvertes aux PME. Elles ne sont pas assez sollicitées dans les contrats de fournitures et j’ai été très heureuse d’entendre récemment le commissaire Thierry Breton (en charge de la Politique industrielle, du Marché de l’emploi et de la Défense) insister sur cette idée.

Nous pouvons être fiers des fleurons de notre industrie. Et si le secteur a l’impression que nous n’affichons pas suffisamment cette fierté, que nous ne les soutenons pas assez, à nous de montrer que nous sommes derrière eux. Nous travaillons pour optimiser les retombées économiques des investissements dans les différentes capacités ou pour faciliter l’accès des PME aux marchés européens de défense et de sécurité. Mais peut-être devrions-nous plus le faire savoir.

L’article 346 du traité européen permet aux Etats de prendre les mesures qu’ils estiment nécessaires pour leur sécurité en ce qui concerne le commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre. La Belgique compte-t-elle s’appuyer sur cet article pour favoriser les entreprises nationales dans les commandes militaires?

Il faut rester très prudent en cette matière. Mais cela n’empêche pas de prendre en compte les besoins et les potentialités de notre industrie. Travailler ensemble sur la R&D permet d’une certaine manière de donner cet avantage à des entreprises belges, tout en respectant scrupuleusement les règles sur les marchés publics. De même, en agissant en amont sur la vision stratégique de la défense, nous donnons des perspectives aux entreprises, nous traçons une ligne politique qui indique nos besoins futurs. L’industrie peut ainsi s’adapter aux évolutions attendues.

Cette analyse stratégique est aussi menée en parallèle au niveau de l’Union européenne et de l’Otan. Dans ce contexte plus large, nous verrons ce qu’il serait intéressant de développer en Belgique parce que nous avons des entreprises bien positionnées et, à l’inverse, les domaines où d’autres pays se spécialiseront. Le but est d’avoir des capacités interopérables car tout le monde ne peut pas être spécialiste en tout, tout le monde ne peut pas être présent partout.

Vous évoquez la recherche ; l’accord de gouvernement prévoit une montée en puissance des dépenses de R&D de l’armée belge. Cet investissement en recherche sera-t-il mené en collaboration avec des entreprises privées?

Nous avons effectivement décidé de mettre plus qu’une impulsion aux investissements de l’armée dans la recherche et développement. Sur la législature, ils passeront de 8 à 30 millions d’euros par an et l’objectif est d’atteindre 140 millions en 2030. Cela revient à consacrer 2% du budget de la Défense à la R&D.

Les partenariats, nous allons les mener notamment au travers des casernes du futur ( les localisations ne sont pas encore officielles, mais il devrait y en avoir une à Charleroi et une en Flandre-Orientale, Ndlr). Ces deux nouveaux quartiers incarneront une nouvelle image de l’armée, une ouverture vers la société, la réunion des acteurs économiques, académiques, de la formation autour de la Défense. Nous allons non seulement renforcer les moyens mais aussi les mettre en commun avec ces différents acteurs, ce qui sera bénéfique pour tous. Nous allons travailler ensemble sur des technologies qui vont, bien entendu, aider la Défense mais aussi les entreprises belges à développer des atouts et à devenir incontournables sur les marchés internationaux. Le partenariat est vraiment le fil conducteur de la politique que je veux mener.

Les investissements de la Défense en R&D passeront de 8 à 30 millions en 2024 et atteindront 140 millions en 2030. C’est plus qu’une impulsion.

Les armées américaines et israéliennes sont très connectées avec l’univers des start-up. Envisagez-vous aussi des partenariats avec des start-up, très actives dans le domaine des drones ou de la cybersécurité par exemple?

Tout à fait. Ces quartiers du futur seront aussi des pôles d’innovation, des incubateurs qui pourront financer des start-up en vue de mettre au point des technologies innovantes avec des applications militaires et civiles. Le “cyber” est un bon exemple puisque l’objectif est d’en faire à terme une cinquième composante de notre armée ( en plus des composantes Terre, Air, Marine et Médicale, Ndlr). Nous devrons faire appel à des capacités privées pour développer cette composante cyber. Nous devons trouver les moyens d’avancer ensemble, de partager les connaissances, de s’enrichir mutuellement.

Ludivine Dedonder, ministre de la Défense:
© FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI (ISOPIX)

Il s’agit là de domaines très techniques où les talents sont rares. Comment allez-vous inciter ces hommes et ces femmes, très demandés sur le marché de l’emploi, à rejoindre l’armée plutôt que des start-up?

A nouveau grâce au partenariat. Nous devrons travailler avec le privé pour développer notre capacité cyber. En faisant preuve de souplesse sur le statut de la réserve, nous inciterons des hommes et des femmes à devenir militaires à temps partiel. Ces personnes travaillent quelques jours par semaine à la Défense et le reste du temps dans une entreprise. Cela peut leur apporter beaucoup – la Défense, c’est une expérience de vie – et cela contribuera au partage des connaissances. Cela ne se limite pas à la capacité cyber. Nous avons besoin de soignants pour notre composante médicale, de techniciens ailleurs, etc. Un jeune mécanicien qui sort de l’école, il hésite à s’installer à son compte. Nous lui proposons de travailler quelques jours par semaine pour la Défense, d’avoir donc un salaire, et de développer son activité comme indépendant le reste du temps.

Par ailleurs, nous voulons porter la part de civils dans l’armée de 5% aujourd’hui – qui est un des taux les plus bas d’Europe – à 15%. Nous n’avons pas besoin de militaires pour toutes les fonctions et cela peut aider à diversifier le recrutement.

Nous devrons faire appel à des capacités privées pour développer notre nouvelle composante cyber.

Globalement, quel est le retour des campagnes de recrutement de l’armée?

Ma priorité, c’est le recrutement de ce personnel sans lequel nous ne pourrons pas maintenir une défense effective. Nous avons besoin de recruter 10.000 personnes sur quatre ans et je suis très contente des retours de nos campagnes en ce sens. Depuis le début de l’année, nous avons en effet enregistré 7.128 postulants (chiffre au 11 mai). Il faut remonter à 2013 pour trouver un tel chiffre… sur une année complète! Je veux contribuer à donner un nouveau souffle à la Défense et, manifestement, le message passe. Nous pouvons en outre former les gens et même leur donner un salaire pendant cette formation. Qui d’autre peut dire cela?

Une question plus personnelle, pour terminer. Vous n’étiez pas une spécialiste des questions de Défense en entamant votre mandat. Pour vous, un ministre doit-il être expert dans son domaine?

La ministre des Pensions n’est pas une pensionnée ( rires). C’est un atout d’arriver avec un regard extérieur. J’amène une approche, une envie de faire bouger les lignes et c’est relativement bien perçu de la part d’un département qui s’est senti un peu délaissé ces dernières années. On ne me demande pas de réparer les F-16 mais de saisir les enjeux et de mettre en oeuvre des réformes, en collaboration avec l’état-major et le département. Je suis une personne qui aime découvrir de nouvelles choses, j’apprécie donc les nombreux briefings sur tous nos domaines d’intervention. Et puis je vois avec plaisir que plusieurs pays européens – la France, l’Allemagne, les Pays-Bas – ont aussi une femme ministre de la Défense.

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