Ludivine Dedonder et Julien Compère: “La Défense doit devenir un outil d’innovation”

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Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

La ministre de la Défense et le CEO de FN Herstal reviennent sur l’ambitieux partenariat conclu entre la Défense et l’armurier. Il doit contribuer à intensifier les relations entre l’Etat et l’industrie belge.

Le gouvernement fédéral a validé, fin novembre, un contrat de fournitures d’armes légères et de munitions pour les 20 prochaines années avec FN Herstal. Il porte sur la coquette somme de 1,7 milliard d’euros.

Trends-Tendances a convié la ministre de la Défense et le patron de FN Herstal à commenter ensemble les implications d’un tel contrat.

TRENDS-TENDANCES. Le contrat entre la Défense et FN Herstal porte sur 20 ans. Pourquoi s’inscrire dans un aussi long terme ?

LUDIVINE DEDONDER. La dépendance industrielle qui a été la nôtre ces 20 dernières années est certainement aujourd’hui notre plus grande faiblesse. Le contexte géopolitique, avec notamment un conflit sur le sol européen, démontre la nécessité de renforcer nos outils de défense à la fois européens et belges. Nous avons besoin d’une défense suffisamment robuste pour être dissuasive et capable d’intervenir en cas de crise ou d’effort de guerre, comme c’est le cas aujourd’hui en Ukraine. Nous devons pouvoir fournir du matériel à un pays qui est attaqué unilatéralement. C’est très compliqué, après le désinvestissement que nous avons connu pendant tant d’années. Munitions, interopérabilité, mobilité militaire, ce sont les grands enjeux aujourd’hui en Europe, dans une optique d’autonomie stratégique.

Pouvez-vous définir ce concept d’autonomie stratégique dont on parle souvent ?

L.D. C’est réduire notre dépendance industrielle, dans le cas présent en matière de munitions et d’armements légers. Mais je pourrais aller beaucoup plus loin que le domaine militaire. On a vu notre dépendance dans l’énergie ou les semi-conducteurs. Il est crucial de pouvoir être approvisionné en matériel de qualité et dans des délais acceptables. Aujourd’hui, les armées européennes achètent 85% de leurs munitions hors d’Europe. Quand vous voulez renouveler votre stock, les délais peuvent être de deux, trois voire quatre ans. C’est pour éviter cette dépendance que nous nouons des partenariats avec des industriels comme FN Herstal. En outre, en choisissant un même fournisseur pour les armements et les munitions, nous renforçons l’opérabilité.

JULIEN COMPÈRE. L’autonomie stratégique, c’est être en capacité de pouvoir répondre aux menaces qui sont aux portes de l’Europe. Cela nécessite effectivement de pouvoir le faire dans des délais acceptables. J’insiste aussi sur la qualité : nous sommes confrontés à une guerre de haute intensité, cela implique de disposer d’un matériel qui fonctionne dans toutes les conditions. La période du covid nous a par ailleurs rappelé l’importance des chaînes de valeur et du besoin de sécuriser l’approvisionnement. C’est pour cette raison que nous avons, à FN Herstal, investi dans la production de cartes électroniques. Pour des éléments fondamentaux, surtout quand ils touchent à la souveraineté nationale, il faut que l’on puisse maîtriser le know-how en interne.

Et que vous apporte la durée de ce contrat?

J.C. Cette durée nous permet d’avoir de la visibilité. Quand vous devez faire des choix d’investissement, vous devez appréhender dans quelle mesure ceux-ci seront valides dans le futur. Ce contrat sur 20 ans va nous permettre d’investir dans des capacités de développement de munitions. Nous sommes historiquement présents sur tous les petits calibres, nous avons participé à leur standardisation au sein de l’Otan. Nous produisons encore aujourd’hui deux petits calibres sur les sites de Herstal et Zutendaal. Grâce au partenariat sur 20 ans, nous pouvons aller un cran plus loin et recréer une filière complète, ce qui contribuera à la création d’une soixantaine d’emplois. J’ajouterai à cela la volonté de la ministre de rendre ce partenariat ouvert à d’autres nations. Il ne faudrait pas passer d’un schéma où, on l’a dit, 85% des munitions sont importées, à un schéma où chaque Etat reconstruirait sa petite base industrielle de la Défense nationale. Nous avons en Belgique des compétences en matière de production d’armes de petit calibre et de munitions, faisons en profiter les autres nations européennes.

Malgré ces compétences dont vous parlez, l’armée belge manque cruellement de munitions…

L.D. Sous la législature précédente, on avait commandé pour 182 millions d’euros de munitions. Depuis que j’ai pris mes fonctions, nous avons passé des commandes pour… 1,2 milliard d’euros et cela sans compter l’effort spécifique pour l’Ukraine. Oui, il faut renouveler les stocks, comme le disent maintenant ceux qui ne l’ont pas fait hier. Nous avons dégagé des moyens mais il y a des délais de fabrication. Si nous voulions commander pour 7 milliards d’euros de munitions, nous ne pourrions de toute façon pas être livrés instantanément.

J.C. C’est tout l’intérêt des partenariats à long terme : la visibilité permet les investissements sur nos lignes de production. Mais si vous n’avez pas accès à la poudre – qui est aujourd’hui un des goulots d’étranglement – vous n’avez rien réglé. Nous veillons à nouer des partenariats avec d’autres industries pour sécuriser notre approvisionnement en matière première et, par définition, ils vont se réaliser au niveau européen. Nos fournisseurs vont pouvoir, eux aussi, adapter leurs investissements sur base de nos besoins sur 20 ans. Vous le savez bien, madame la ministre, vous avez visité récemment PB Clermont (Engis), qui a réinvesti dans sa capacité de production de poudre. La vision européenne est fondamentale car il y a toujours quelque part une matière première sur laquelle il faut avoir une taille critique. Cela prend un peu de temps, on ne peut pas tout recréer en deux ans après 30 ans de désinvestissement.

Ce contrat sur 20 ans va nous permettre d’investir dans des capacités de développement de munitions.” – Julien Compère

La complémentarité des différentes industries nationales en matière de Défense sera-t-elle l’un des thèmes de la présidence belge de l’Union européenne ?

L.D. Totalement. C’est la marque de fabrique de la Belgique, ne serait-ce que sur le plan opérationnel. Nous travaillons de longue date avec les Pays-Bas dans le cadre de la marine, avec la France pour la capacité terrestre, avec le Luxembourg pour l’A400M (avion de transport militaire). Au niveau industriel, c’est la même chose : il faut prendre les connaissances, les expertises là où elles se trouvent en Europe, afin de former cette chaîne européenne qui renforcera la Défense.

Dans une récente interview à “Trends-Tendances”, Alexander De Croo a regretté que l’industrie européenne était encore trop fracturée. Le Premier ministre va-t-il trop loin, selon vous ?

L.D. Une industrie fracturée, ce fut sans doute le cas pendant de longues années. Depuis que je suis arrivée, je reconstruis le département, à la fois en terme de recrutements et de formations, mais aussi en retissant des liens avec les entreprises. Je le répète souvent : il n’y a pas de puissance militaire sans une industrie qui soit forte.

J.C. Tout à fait d’accord. C’était même le titre d’une interview que j’avais donnée à votre magazine l’an dernier !

L.D. C’est pour cela que je me rends régulièrement dans les industries de sécurité et de défense. J’y rencontre chaque fois un haut niveau d’expertise et des travailleurs de grande qualité. Nous avons ce potentiel chez nous, les choses s’accélèrent depuis trois ans, je serai donc beaucoup plus nuancée que le Premier ministre. Il y a ce partenariat avec FN Herstal mais dans l’aéronautique, les entreprises portent aussi des projets ensemble. Le soutien robuste de la Défense, et j’y ai contribué, a facilité ces contacts. L’industrie se fédère et cela ne concerne pas uniquement les plus gros acteurs. Nous avons des leaders mondiaux dans le secteur mais aussi des PME, des start-up. Et cela ne va faire que se renforcer !

J.C. Nous sentons effectivement cette volonté de retravailler avec l’industrie. Il y a une écoute quant à nos capacités, à nos besoins. La participation de la Belgique au programme Scaf (avion de combat du futur, porté par la France avec Dassault, l’Allemagne et l’Espagne, Ndlr), c’est un élément fondamental. Nous sommes dès le début dans le lancement d’un programme pour pouvoir, bien entendu, aller chercher des retombées mais aussi amener des briques technologiques dont la Belgique dispose.
Dans le domaine terrestre, le dossier du VBAE (véhicule blindé), c’est de nouveau une collaboration belgo-française. Nous n’avons pas de capacité véhiculaire en Belgique mais nous avons avec des sociétés comme John Cockerill ou FN Herstal la capacité d’amener des équipements pour ces véhicules. L’échange entre la Défense et l’industrie est présent et nous sentons que nous pouvons nous impliquer dans des projets européens beaucoup plus larges. C’est un changement assez copernicien, je trouve.

Cet enjeu européen percole-t-il dans la tête des chefs d’entreprise du secteur ?

J.C. Oui. Il percole dans la tête des industriels, parce qu’il percole dans la tête des politiques. Auparavant, quel intérêt avions-nous à le faire quand on se préoccupait peu de savoir si nos fournisseurs étaient européens, américains, israéliens ou autres? Pendant 30 ans, on a vécu sur les dividendes de la paix, on a désinvesti dans l’armement. Si les industriels n’avaient pas, alors, exporté en dehors de l’Europe, nous n’aurions plus aujourd’hui d’acteurs capables de répondre à nos besoins. Aujourd’hui, nous sentons cette volonté de s’appuyer sur des acteurs industriels européens et, de notre côté, nous essayons d’atteindre la taille critique nécessaire.

L.D. Pendant la présidence belge, je vais évidemment mettre en avant ce que je défends depuis que je suis arrivée à la tête de ce département, à savoir l’intensification des relations avec l’industrie, afin de renforcer la Défense européenne.

L’avenir du secteur dépend aussi des efforts en recherche. Le plan Star prévoit 1,8 milliard d’euros pour la R&D. Quels sont les axes prioritaires ?

L.D. Le partenariat avec FN Herstal inclut un important volet de R&D, c’est cela l’avenir, c’est cela qui garantit le maintien de la maîtrise technologique.

L’industrie se fédère et cela ne concerne pas uniquement les plus gros acteurs” – Ludivine Dedonder

J.C. C’est important pour nous d’avoir cette interaction permanente avec des troupes actives sur le terrain, pour bien comprendre leurs besoins présents et à venir. Notre rôle est alors de développer les solutions technologiques pour y répondre, sur base des retours du terrain.
Nous pouvons aussi travailler ensemble sur des carrières mixtes, entre l’industrie et la Défense. Pour nous, c’est très important d’avoir des gens qui connaissent le métier. Cela peut être des réservistes présents chez nous et qui pourraient être rappelés, comme des jeunes recrues de la Défense à qui on offre un trajet de carrière dans l’industrie. Si une entreprise belge peut, aujourd’hui, être leader mondial, ce n’est pas grâce à ses coûts mais grâce à l’innovation. Cette enveloppe de recherche, ce partenariat avec la Défense vont nous permettre de continuer à innover pour bien répondre aux besoins des gens sur le terrain.

L.D. Je veux effectivement faire de la Défense un outil d’innovation, ce qui n’était pas nécessairement l’optique de base auparavant. Pourtant, dans les faits, combien d’applications civiles découlent de projets de recherche militaire !
Venons à la réserve. En 2024, nous allons recruter 1.050 réservistes contre une centaine par an précédemment. Nous développons ces carrières mixtes car le partage d’expériences est intéressant pour toutes les parties. C’est aussi un signe de confiance entre les partenaires. Nous avons par exemple des techniciens du privé qui sont dans la réserve et suivent, en opération, les équipements dont ils ont assuré la maintenance. Quand je suis arrivée, nous étions à 5% de personnel civil à la Défense. Nous sommes aujourd’hui à 11% et l’objectif est d’atteindre les 15% en 2030. Dans notre nouvelle composante de cybersécurité, il y aura la moitié de civils.

Vous avez évoqué les applications civiles qui découlent d’innovations militaires. Quelles technologies duales sont-elles développées chez FN Herstal ?

J.C. Je ne sais pas si c’est vraiment une application civile mais nous avons développé des technologies d‘analyse d’images en temps réel. Nous avons ainsi mis au point, pour l’armée américaine, un dispositif avec une caméra et de l’intelligence artificielle qui permet de faire de l’entraînement sans utiliser de munition. On l’utilise aujourd’hui sur un lanceur non létal, par exemple pour une intervention policière en cas de prise d’otage. Nous sommes toujours dans la sécurité, mais ce n’est plus spécifiquement militaire.
J’ai aussi déjà évoqué notre ligne de production de cartes électroniques. Nous l’utilisons pour le matériel militaire mais elle a été conçue pour fabriquer des cartes électroniques pour le médical ou l’énergie. C’est un développement réalisé grâce au programme CAMO (véhicules blindés belgo-français) et qui peut avoir des suites dans des secteurs non militaires.

Mais concrètement, y a-t-il des demandes pour l’utilisation de cette ligne de production ?

J.C. Absolument. Les marques d’intérêt sont plus que sérieuses, c’est nous qui freinons pour l’instant parce que nous devons livrer l’ensemble des tourelleaux pour le contrat CAMO en 2025.

L.D. Cet exemple nous montre qu’au-delà de leurs produits phares, les entreprises doivent aujourd’hui se développer aussi dans des domaines pour lesquels elles pensaient pouvoir s’approvisionner à l’extérieur. Pour relancer des filières au niveau européen, la première chose était de s’en rendre compte et nous nous en sommes rendu compte. Des initiatives se développent en la matière. Tout ne se concrétisera pas du jour au lendemain mais les industriels ont les signaux de la part du politique. Et même plus que des signaux : avec ce partenariat, nous apportons une garantie à long terme, ce qui était essentiel pour les investissements colossaux que ces entreprises doivent réaliser. On a longtemps parlé de l’Europe de la Défense; ici on avance dans le concret, dans l’opérationnel.

Vous aviez annoncé votre intention de conclure d’autres partenariats du même type que celui conclu avec FN Herstal. Certains ont-ils déjà été signés ?

L.D. De tels partenariats ne se discutent pas en quelques semaines. Les opportunités sont là, notre tissu industriel défense-sécurité est très riche et diversifié. Nous avons parlé de munitions, de véhicules, d’aéronautique, nous venons de signer une lettre d’intention avec Thales. Je ne vais pas tout citer ici mais on peut certainement ajouter la marine. Les chasseurs de mine de nouvelle génération, c’est en ­Belgique qu’ils sont réalisés, nous travaillons avec la firme ECA Robotics pour des drones sous-marins. Mon objectif, c’est bien cela : garantir notre autonomie, notre approvisionnement, en renforçant nos industries.

Profil
– Né en 1977 à Liège
– Diplômé en droit (ULiège)
– 2004: cabinet du ministre wallon de l’Economie, Jean-Claude Marcourt (PS)
– 2013: CEO du CHU de Liège
– 2021: CEO du groupe Herstal
« Le chiffre d’affaires 2023 devrait être un peu moins bon pour le groupe, dit Julien Compère. En revanche, les résultats sont positifs pour Herstal, qui devrait signer son retour à la rentabilité. »

Profil
– Née en 1977 à Tournai
– Ingénieure de gestion (ULiège)
– 2006: Echevine (PS) de la ville de Tournai
– 2019: Députée fédérale
– 2020: Ministre de la Défense
« Le 9 juin, ce sera un peu mon examen, les électeurs me donneront leur bulletin, sourit Ludivine Dedonder, qui occupera la 2e position derrière Paul Magnette sur la liste hainuyère du PS pour le Parlement fédéral. Nous verrons alors quelle fonction j’occuperai ensuite. »

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