Qui osera utiliser l’intelligence artificielle pour alléger la taille de l’État ? C’est la question que se pose le professeur émérite Luc Soete dans un entretien accordé à nos confrères de Trends. Il juge même « très étrange que ce thème ne soit pas abordé lors des négociations budgétaires ».
À 75 ans, Luc Soete reste une autorité reconnue dans le domaine de la technologie et de l’innovation. Professeur émérite de l’Université de Maastricht, il s’est fait un nom comme l’un des fondateurs et inspirateurs de Merit, un centre de recherche à la réputation internationale. Depuis un petit bureau au siège de Merit, dans le cadre pittoresque de Maastricht, il continue à suivre bénévolement les travaux scientifiques.
Pour la Commission européenne, ce Belge siège également au sein d’un groupe d’experts chargé de formuler des recommandations de politique publique. La semaine dernière encore, Soete était l’orateur vedette d’une journée d’étude sur la productivité organisée par Ecoom, le centre d’expertise du gouvernement flamand qui développe des indicateurs pour cartographier la recherche et l’innovation en Flandre.
De nombreuses opportunités inexploitées
Dans cet entretien consacré à l’intelligence artificielle (IA) et à l’innovation, accordé à Trends, Luc Soete aborde notamment l’élargissement du fossé de productivité entre les États-Unis et l’Europe. Selon lui, l’IA offre encore de nombreuses opportunités inexploitées. « Ironiquement, l’Europe pourrait justement tirer parti de sa surréglementation et de sa bureaucratie, devenues particulièrement vastes et complexes, » explique-t-il.
« Grâce à l’IA, il serait possible de maîtriser cette lourdeur administrative de manière beaucoup plus efficace. Laissons la bureaucratie à l’intelligence artificielle. Dans l’ensemble du secteur public, les gains d’efficacité potentiels grâce à l’IA sont gigantesques. Il est très étrange que ce sujet ne soit jamais évoqué lors des négociations budgétaires. Pourtant, les milliards d’euros d’économies sont littéralement à portée de main. »
J’ai toujours été partisan de mieux rémunérer les institutrices maternelles que les professeurs d’université.” – Luc Soete
« L’IA peut également alléger considérablement la pression administrative dans l’enseignement. Le temps ainsi libéré pourrait être consacré aux véritables tâches pédagogiques et aux enfants eux-mêmes. C’est particulièrement crucial dans l’enseignement maternel et primaire, où se forme la base du développement. C’est pourquoi j’ai toujours défendu l’idée que les institutrices devraient être mieux payées que les professeurs d’université.
Mais qui osera utiliser l’IA pour rationaliser la fonction publique ? On assistera inévitablement à une réaction de résistance, avec des débats sur la sécurité des données et sur la qualité du travail produit. Pourtant, l’IA constitue un outil extrêmement utile pour une Europe très bureaucratique, dotée d’un appareil d’État tentaculaire. »
Les intellectuels en première ligne
Selon Luc Soete, l’intelligence artificielle aura un impact majeur sur le marché du travail.
« Tous ceux qui travaillent la majorité de leur temps derrière un écran seront concernés par l’IA. Or, presque tous les travailleurs du secteur public passent leur journée devant un écran. L’IA entraînera donc la disparition de nombreux emplois, mais son impact est très différent de celui des précédentes vagues technologiques. »
« Autrefois, il s’agissait d’automatisation ; aujourd’hui, il s’agit d’introduire une couche supplémentaire de connaissance. Par le passé, ce sont surtout les moins qualifiés qui faisaient les frais du progrès technologique. Cette fois, ce sont surtout les travailleurs hautement qualifiés qui sont menacés. Pour la première fois, les intellectuels se retrouvent en première ligne du choc technologique. Ils risquent d’être remplacés par l’IA, tandis que les moins qualifiés peuvent, grâce à cette même technologie, combler en partie leur retard de compétences. »
« Une élite créative restera épargnée, mais les emplois de haute technologie à forte routine sont sous pression. Et ces postes se retrouvent proportionnellement beaucoup dans le secteur public. L’IA rend possibles d’importants gains de productivité dans l’administration, mais aussi dans de nombreux autres secteurs à forte concentration de diplômés : comptables, avocats, informaticiens ou journalistes. »