Paul Vacca
L’Europe n’est plus la reine du storytelling
Longtemps, nous, Européens, avons été les patrons incontestés du storytelling. Les mythes grecs, Homère, les contes et légendes anglo-saxonnes ou nordiques, les épopées médiévales, Dante, Cervantès, Shakespeare, les romans du 19e siècle ont non seulement rayonné dans le monde mais ont également contribué – et contribuent toujours – à irriguer les tuyauteries hollywoodiennes.
Que seraient le catalogue Disney, la saga Star Wars ou l’univers Marvel sans le terreau mythologique européen ? Depuis, il semble que nous ayons quelque peu perdu la main. Surtout lorsqu’il s’agit de nous raconter en tant que continent. Au présent et au futur. Contrairement aux Etats-Unis qui alimentent et réinventent sans cesse leur mythologie, nous sommes gagnés par le syndrome de la page blanche.
Comment susciter la moindre adhésion au projet collectif européen si l’on ne distille que des discours lénifiants et sans aspérités ?
C’est le constat que dresse Giuliano da Empoli, auteur du best-seller Les Ingénieurs du chaos paru aux éditions JC Lattès en 2019 et président du think tank européen Volta, dans une note publiée cet été. L’essayiste concède qu’au cours de ces derniers mois, l’Union européenne a beaucoup progressé sur le plan de la raison – notamment grâce au grand Plan de relance européen. En revanche, elle n’a toujours pas évolué sur le plan des sentiments. Or, l’Union a aussi besoin de son plan de relance culturel.
Car, cruelle ironie, les seuls qui parlent de manière passionnante de l’Europe sont ses ennemis. Face aux récits identitaires musclés des nationaux-populistes, les pro-européens ne sont capables que d’opposer une neutralité et un pragmatisme dépourvus de la moindre forme d’émotion ou d’incarnation. En fuyant toute forme de récit pour ne proposer que des discours conceptuels et désincarnés générant ce que l’auteur appelle l’Euro-ennui : un bâillement continental. Or, comment susciter la moindre adhésion à un projet collectif si l’on ne distille que des discours lénifiants et sans aspérités ? Da Empoli esquisse quelques pistes de ce qui pourrait constituer un New Deal culturel de l’Europe, une relance par l’envie.
Il propose par exemple que l’on s’inspire de ce qu’a fait Franklin Roosevelt en 1935 aux Etats-Unis lors du New Deal avec le Federal Writer’s Project, un vaste programme d’aide aux écrivains et artistes. L’enjeu : réaliser in vivo un vaste autoportrait collectif de l’Europe au 21e siècle. Une grande fresque vivante aux mille lignes de fuite composée de multiples voix et visages : l’exact opposé de la désincarnation glaçante et inhabitée de nos billets de banque.
Da Empoli ouvre également d’autres pistes de réflexion. Comme la mise en place d’un programme d’intégration qui pourrait prendre le nom d’Odysseus, inspiré du modèle d’Erasmus. Ou une réflexion architecturale et urbanistique capable d’insuffler plus d’âme et de symbolique européennes à sa capitale, à savoir Bruxelles. Ou la création d’un réseau d’Europa-cafés, lieux parfaits pour diffuser l’esprit propre au continent. Ou un projet autour de la traduction vocale, dont Umberto Eco disait qu’elle était la langue de l’Europe… Bref, il appelle de ses voeux une dynamique qui puisse engendrer une richesse de points de vue, d’expériences, d’échanges et de récits pour sortir enfin l’Europe de son tropisme vers la désincarnation.
Mais da Empoli suggère aussi, avec une pointe de ” malapartisme “, que tout cela ne pourra se faire que si l’on décide également de se libérer du rituel léthargique européen, de s’affranchir du culte du consensus et d’oser enfin la transgression. Pour lui, la nouvelle construction européenne sera en effet transgressive ou ne sera pas.
* Sept idées pour un plan de relance culturel de l’Union, Groupe d’études géopolitiques, juillet 2020.
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