Les taux rebaissent, mais qui en profite déjà?

Illustration réalisée par une intelligence artificielle (Midjourney ®) © crédit : Roularta Media Group
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Depuis la fin de l’an dernier, les taux frémissent. Les taux à long terme ont baissé ces dernières semaines, ce qui a permis de réveiller un peu le crédit hypothécaire et a donné des couleurs aux marchés financiers. Mais sur le terrain, les entreprises comme les ménages sont encore très frileux et bien peu profitent déjà de cette baisse annoncée.

Depuis quelques semaines, les taux d’intérêt à long terme se sont assagis. Cette année 2024 devrait être celle d’une baisse des taux des ban­ques centrales. On l’attend en tout cas vers le milieu de cette année. Les marchés financiers l’anticipent déjà. Mais quid de l’économie réelle ? Comment vivent désormais les ménages et les entreprises dans ce contexte mouvant ? Qui profite de cette baisse des taux qui s’amorce ? Qui n’en profite pas ? C’est ce que nous allons voir en effectuant un petit tour dans l’économie du pays.

Un contexte pas très clair

Mais auparavant, il faut revenir sur le contexte des dernières années qui a été passablement chahuté. A la sortie du covid, les ménages, les entreprises et les pouvoirs publics ont subi un nouveau choc. Et quel choc ! Au début de l’année 2022, en raison de l’éclatement de la guerre en Ukraine, les taux d’intérêt se sont envolés comme rarement au cours des dernières décennies. Le rendement de l’OLO sur 10 ans avait commencé l’année à 0,2%. Il l’a terminée à 3,2%. En mai 2023, le taux à 10 ans dépassait les 3,6%.

Bien sûr, cette embardée en 2022, puis le redressement cet hiver, sont liés à l’évolution de l’inflation. Après une envolée historique (9,6% en 2022 !), l’inflation devrait, selon le Bureau du Plan, évoluer beaucoup plus sagement, aux alentours de 2,8% cette année. Un assagissement dû à la modération cet hiver des prix de l’énergie ainsi qu’à la politique de la Banque centrale européenne, qui a porté son taux directeur de 0 à 4,5% en un an et demi.

Mais l’histoire ne se termine pas là. D’abord parce que les taux à court terme, qui sont directement dictés par la BCE, n’ont pas encore bougé. Ensuite parce que le mouvement sur les taux à long terme n’est pas si clair. Certes, le taux belge à 10 ans, qui avait culminé au-delà de 3,6% en octo­bre est redescendu à 2,4% à la fin de l’année. Mais aujourd’hui, il remonte. Le rendement à 10 ans se situe désormais aux alentours de 2,9%. “Cette remontée de 50 points de base, ce n’est pas rien. Elle s’explique parce qu’il y a eu un emballement par rapport aux attentes d’inflation”, souligne Catherine Danse, économiste senior auprès de Belfius.

Car si l’inflation baisse, elle ne baisse pas partout, ni de la même manière. “Dans les services, nous enregistrons encore une hausse de 5%, et cette année, dans la zone euro, on s’attend à des hausses salariales de 4,5 à 5%, rappelle Catherine Danse. Nous sommes donc dans une période où il règne beaucoup d‘incertitudes. Il y a des divergences entre la vision du marché et la vision des éco­nomistes qui sont beaucoup plus grandes que d’habitude.”

Dans ce brouillard, il y a quand même une lumière. Si nul ne connaît encore le calendrier, ni l’amplitude de la baisse, il est presque sûr que 2024 marquera la fin de la tension sur les taux d’intérêt. Autre bonne nouvelle: l’inflation baissant, le pouvoir d’achat des ménages va moins s’éroder. Mais ce retour de la confiance prendra quelques mois pour se mettre en place. Et puis, troisième bonne nouvelle : les entreprises qui avaient déjà bien investi en 2023 devraient continuer, pour faire face aux défis énergétiques et numériques.

Cette période chahutée de hausse des taux, qui a commencé il y a un peu moins de deux ans et s’est arrêtée en novembre, a été finalement assez bien appréhendée par de nombreuses entreprises: beaucoup avaient fait le plein en s’endettant à des taux bas, ou avaient acheté bon marché des protections contre un relè­vement des taux. “La hausse des taux a donc fait moins mal aux entreprises cette fois-ci que lors des périodes précédentes”, se réjouit Philippe Ledent, senior économiste chez ING et enseignant à l’UCLouvain et l’UNamur. Mais ces protections n’avaient qu’un temps. La couverture prend fin, fort heureusement à un moment plus favorable puisque les taux courts devraient baisser au milieu de l’année et que les taux sont déjà plus bas qu’il y a quatre mois.

Immobilier : les taux baissent…

Mais plus précisément, essayons de voir l’impact de cette amorce de baisse des taux dans trois secteurs traditionnellement sensibles aux taux parce que les clients se financent par endettement : l’immobilier, l’ameublement et l’automobile.

Commençons par l’immobilier. La hausse de ces deux dernières années l’avait mis sens dessus dessous, à la fois du côté des ventes de crédit que des ventes de biens.

L’impact 
de la baisse des taux est également attendu dans le secteur de l’ameublement et des équipements ménagers.


Côté crédit, en raison du resserrement des conditions financières, le volume avait accusé une chute de plus de 30% sur l’année, passant de 46 milliards d’euros en 2022 à 31 milliards en 2023.
Côté vente, la fédération des notaires avait enregistré l’an dernier, une baisse de plus de 15% des actes de vente par rapport à 2022. Et les promotions de logements neufs avaient subi un freinage brutal, la brusque hausse des taux, associée à la hausse des prix des matériaux, avait déstabilisé les promoteurs.

Les premières impressions, en ce début d’année, sont plus optimistes. D’abord parce que les taux des prêts hypothécaires commencent à baisser. Le taux “standard” d’un crédit hypothécaire fixe sur 20 ans est passé de 3,82% en décembre à 3,18% au 1er février. Le baromètre des taux d’Immotheker montre la même courbe. Aujourd’hui, le taux moyen d’un crédit fixe sur 20 ans évolue aux alentours de 3,3%. C’est moins que les 3,7% que l’on payait en novembre.

Et sur le terrain, les courtiers en crédit commencent à sentir que l’étreinte se desserre. “Nous ne sommes plus dans la situation de 2023. Le redémarrage est en cours, les courtiers me le disent sur le terrain”, constate Patrick Cauwert, le CEO de Feprabel, la fédération des courtiers, qui ajoute que “la petite baisse des taux de ces derniers temps a provoqué une nouvelle dynamique”. Ce mouvement de reprise n’est pas pro­pre à la Belgique. On l’observe dans l’ensemble de la zone euro. Mais on en n’est sans doute qu’aux premiers balbutiements.

…mais pas les prix

Contrairement à d’autres pays, le marché immobilier belge n’avait cependant pas souffert de véritable chute des prix, “grâce à des amortisseurs importants, comme l’indexation salariale et l’allongement de la durée des prêts, qui ont pu compenser la hausse des taux, souligne Philippe Ledent. Cependant, le marché immobilier a bien subi un choc: celui de l’attentisme.” Selon Embuild, la fédération de la construction, l’activité dans les constructions résidentielles a en effet accusé une chute de plus de 7% de son activité, avec des promoteurs et des clients qui attendaient de meilleures conditions financières pour se lancer.

La baisse des taux hypothécaires devrait donc être une bonne nouvelle ? “Pas nécessairement, répond Philippe Ledent. Le pipeline de nouvelles constructions a ralenti, ce qui risque paradoxalement de créer une plus grande rareté de biens immo­biliers. Et donc si la demande repart, les prix seront poussés vers le haut.” Finalement, la baisse des taux ne rendra pas nécessairement les logements meilleur marché.

Le directeur général d’Embuild Wallonie Hugues Kempeneers, lui non plus, ne bondit donc pas de joie quand il entend ce frémissement sur les taux hypothécaires car il est encore bien timide. “En 2019, sept ména­ges wallons sur 10 avaient les moyens de devenir propriétaires d’un logement de 240.000 euros. Mais lorsque les taux ont atteint 4%, ils n’étaient plus que trois sur 10. On dit souvent qu’une augmentation de 1% des taux d‘intérêt fait baisser de 10% l’accessibilité au logement. Si les taux diminuent, un certain nombre de Wallons et de Wallonnes pourront se permet­tre d’acheter à nouveau. Mais il ne faut pas oublier que l’augmentation des coûts de la construction et des salaires reste là. Nous ne reviendrons pas à la situation de 2019.”

Car à côté des taux, les prix des matériaux, qui avaient flambé avec la crise logistique du covid puis la guerre en Ukraine, ne vont pas retomber. “Les matériaux pour lesquels jouent l’offre et la demande devraient rester à un prix plus ou moins constant. Et ceux dans lesquels l’énergie a une part importante, et qui ont par exemple besoin de gaz pour être transformés, restent sensibles aux prix de l’énergie. Nous pouvons tabler sur une stabilisation des prix, mais nous n’allons pas retrouver les prix de 2019.” Si l’on ajoute à cela la hausse des coûts salariaux, le secteur de la construction n’est donc pas très optimiste pour les mois qui viennent.

“Dans la construction neuve, nous continuons à constater une baisse, poursuit Hugues Kempeneers. Sur les biens existants, tout ce qui concerne la rénovation de bâtiment se porte un peu mieux. Les crédits à la consommation qui avaient pour objectif l’amélioration de la performance énergétique des bâtiments ont augmenté de l’ordre de 14 à 15% l’an dernier. Mais même s’il y a un regain d’intérêt sur les crédits immobiliers, le secteur fonctionne toujours avec un délai: les gens achètent et puis il faut quatre mois pour passer l’acte, puis il faut parfois attendre la délivrance d’un permis, et ce n’est qu’après que la réno­vation commence. Si les courtiers sentent une certaine reprise, l’impact chez nous n’aura lieu que dans quelques mois.”

La rentabilité d’une partie des entreprises du secteur restera donc problématique. “Les entreprises qui bénéficient des plans de relance et qui travaillent avec des marchés publics, comme dans la construction d’infrastructures, se portent correctement. En revanche, celles qui s’adressent aux particuliers tirent la langue. Aujourd’hui, presque six entreprises sur 10 constatent une baisse du nombre de demandes de clients potentiels, et 15 % des entreprises de construction craignent de devoir licencier.

La rentabilité d’une partie 
des entreprises du secteur de la construction restera 
problématique cette année.

L’exemple Vastiau-Godeau

L’impact de la baisse des taux est également attendu dans d’autres secteurs, et plus spécialement celui de l’ameublement et des équipements ménagers. En début d’année, le dépôt de bilan de Vastiau-Godeau, magasin d’ameublement centenaire bien connu des Bruxellois, a mis en lumière le problème auquel pas mal de magasins sont confrontés : la concurrence de plus en plus forte de plateformes digitales, et un comportement davantage dicté par l’évolution du pouvoir d’achat, réel ou ressenti.

“La situation dans notre secteur est un peu plus compliquée aujourd’hui qu’il y a deux ou trois ans, admet Michael Rosin, secrétaire général de la chaîne de cuisines sur mesure Ixina et président de la Fédération belge de la franchise. Il est difficile de dire à quoi cela est dû. Sans doute en partie à la hausse des taux d’intérêt ces dernières années. Mais aussi au fait que beaucoup de gens ont avancé leurs achats lors du covid. Nous souffrons peut-être d’un déport de gens qui auraient peut-être acheté aujourd’hui, mais qui ont acheté il y a deux ans.”

Mais s’il y a un impact, il n’est pas dramatique non plus. “Ces dernières années étaient particulières. Nous avions alors des taux hypothécaires qui étaient très avantageux, et lorsque le covid est arrivé, tout le monde a voulu refaire son intérieur. Les secteurs du bricolage et de l’ameublement ont bien fonctionné. Pour nous, l’année dernière était plutôt celle du retour à la normale.” Il est vrai qu’Ixina a surtout une clientèle de particuliers. Pour ceux qui avaient l’habitude de vendre leurs cuisines ou salles de bain pour équiper des appartements neufs, la situation est évidemment un peu plus tendue.

“Nous ne percevons pas vraiment d’évolution des clients qui serait dictée par les conditions financières”, ajoute Michael Rosin, au niveau des prêts à tempérament, les taux sont sensiblement plus élevés que ceux des crédits hypothécaires. “Le taux de base est à 8,50%. Même si un taux promotionnel peut descendre jusqu’à 5,80%, nous sommes quand même loin du niveau des taux hypothécaires“, ajoute-t-il, en précisant que le véritable test pour le secteur s’effectuera dans quelques jours. “Nous attendons avec impatience le salon Batibouw. C’est là vraiment que nous pourrons voir s’il y a un effet positif de ce mouvement sur les taux.” Mais même si un rebond de l’immobilier devait se confirmer lors du salon, il faudra quelques mois pour que les vendeurs d’équipements en ressentent les effets. “Nous sommes un peu au bout de la chaîne, dit Michael Rosin. Il y a d’abord la souscription du prêt hypothécaire, l’achat du logement, les travaux éventuels et ensuite, seulement, l’achat d’une salle de bain, d’une cuisine ou d’un salon. S’il y a une reprise, nous ne la ressentirons que dans six ou huit mois.”

L’automobile passe la deuxième

Enfin, dans l’automobile, la situation est différente. Le crédit auto s’est bien porté l’an dernier, avec un nombre de crédits en hausse de 15% par rapport à 2022, et les montants prêtés étaient même 22% plus élevés. Il est vrai que l’an dernier était une période de rattrapage après deux années difficiles.

Par ailleurs, poursuit Jean-Marc Ponteville, les taux qui ont un impact sur le marché auto­mobile sont ceux des crédits à la consommation, qui sont des taux courts qui n’ont pas encore véritablement baissé. “Nous espérons avoir une baisse des taux dans quelques mois, mais cela dépendra des décisions en cascade, d’abord de la BCE puis des banques commerciales.” Et puis le marché automobile est particulier aussi en ce sens que l’impact de la valeur résiduelle du véhicule est sans doute aussi important que l’évolution des taux. “Le coût d’un leasing est influencé par les valeurs de revente. Or nous sommes dans un moment où il existe pas mal d’incertitudes sur les valeurs résiduelles, en fonction du type de motorisation”, ajoute le responsable presse de D’Ieteren.

Enfin, la dynamique du marché dépend finalement de bien d’autres choses que de ces facteurs purement financiers. “Il y a la confiance du consommateur, qui n’est pas très bonne malgré tout. La prime possible en Flandre à partir de cette année pour les voitures électriques aura certainement un effet. Les mesures fiscales également, comme la modification des mesu­res en faveur des voitures de société. Et durant la période du Salon de l’Auto, le client sait qu’il peut faire de bonnes affaires.”

Est-ce l’effet salon ? Est-ce l’effet taux ? “Nous sentons dans les showrooms un intérêt plus grand que d’habitude des particuliers, ajoute Jean-Marc Ponteville. S’il se confirme, ce serait un retour à la normale, car ces derniers mois, les ventes avaient été très faibles.”

Les taux qui ont un impact sur le marché automobile sont ceux des crédits à la consommation, des taux courts qui n’ont pas encore véritablement baissé.

Les liens bizarres entre taux et livret

Et l’épargnant dans tout cela ? Un point d’attention, sans doute, sera particulièrement porté au livret d’épargne, qui avait subi une solide ponction à la fin de l’été dernier lorsque le bon d’Etat à un an et à précompte réduit avait récolté plus de 20 milliards d’euros et avait fait bouger quelques lignes chez l’épargnant.

L’encours du livret avait fondu, passant de 296 milliards en mai à 262 milliards en novembre, malgré les meilleures conditions offertes sur le livret à partir du mois d’octo­bre. Mais l’hémorragie s’est arrêtée depuis : en décembre, les Belges ont placé sur le livret davantage d’argent qu’ils n’en ont retiré, l’année se termine sur un encours de 264,7 milliards.

L’encours du livret s’est donc gonflé lorsque les taux obligataires ont baissé. On aurait tort d’en tirer une quelconque conclusion, avertit Philippe Ledent. “Si vous essayez de voir ce qui détermine les épargnants à mettre plus ou moins d’argent sur leurs livrets, et si vous enlevez la tendance naturellement positive qui est liée à la démographie (nous sommes de plus en plus nombreux), vous vous apercevez qu’il n’y a jamais eu, historiquement, de relation avec le niveau des taux. Il y a même une corrélation négative. En fait, on observe que, traditionnellement, davantage d’argent arrive sur les livrets dans les pério­des de baisse de taux.” L’expli­cation ? Un des éléments qui déterminent l’encours du livret est la confiance des ména­ges. Lorsque ceux-ci sont dans une période où ils nourrissent un peu plus de craintes sur l‘avenir, ils ont tendance à épargner davantage de leur revenu et à être davantage rétifs au risque. Le livret joue alors un rôle de valeur refuge.

Les périodes de baisse de taux, plutôt associées à une mauvaise conjoncture, sont généralement accompagnées d’un afflux d’argent sur les carnets d’épargne.

Cela explique pourquoi les pério­des de baisse de taux, qui sont plutôt des périodes associées à une mauvaise conjoncture, vont généralement être associées à un afflux d’argent sur les carnets d’épargne. “Mais lorsque les ména­ges sont positifs sur l’avenir, ils ont en revanche tendance à consommer davantage, à moins épargner, et à davantage diriger leur épargne vers les actions cotées et les fonds d’investissement”, ajoute Philippe Ledent.

De ce petit tour d’horizon, on peut donc tirer quelques conclusions. D’abord, que la baisse réelle ou anticipée des taux devrait soutenir quand même l’économie, et plus spécialement des secteurs comme l’immobilier, la consommation, l’automobile. Mais, deuxième constat, les taux ne seront pas le seul facteur déterminant.

Et puis, plus fondamentalement, cette grande attention sur le niveau des taux d’intérêt que l’on perçoit aujourd’hui amène à s’interroger sur l’état de santé de l’économie. “Les taux ne sont pas historiquement élevés. Il y a donc une question à se poser, qui vaut pour le secteur privé comme public. N’est-ce pas une fragilité de l’économie d’entendre que si les taux devaient rester trop longtemps aux niveaux actuels, cela ferait mal à l’économie ? N’est-on plus capable de payer une charge d’intérêt que l’on aurait considérée comme normale il y a 15 ans ? », conclut Philippe Ledent.

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