Portefeuilles ministériels : les francophones se sont-ils fait avoir ?

© DR

Le MR et les Engagés ont-ils si bien négocié l’Arizona fédérale ? Finances, Défense, Pensions et poste de Premier ministre : les principaux leviers financiers sont aux mains de la N-VA. Les investissements se feront-ils au détriment des francophones ? L’opposition et des experts le craignent. La mise en pratique de l’accord de gouvernement pourrait, en outre, faire trembler les finances wallonnes et bruxelloises.

“Impôts, pensions, santé, justice, pouvoir d’achat… Tout ce qui concerne la vie quotidienne des Belges est dans les mains de ministres flamands. Y avait-il des francophones dans la négociation?”, tweetait Paul Magnette, le président du PS, après l’annonce du casting ministériel de l’Arizona. Depuis l’avènement de la coalition, le PS se pose en défenseur des intérêts francophones et tire tous azimuts en dénonçant un accord déséquilibré.

“Cela m’irrite de voir que Paul Magnette feigne de s’émouvoir de la sorte alors que le PS avait été bien plus loin sur le plan institutionnel lorsqu’il a négocié avec la N-VA, s’indigne Maxime Prévot, ex-président des Engagés, devenu vice-Premier dans l’Arizona. Croit-il que nous avons encore du lait derrière les oreilles et que nous ne sommes pas conscients des points d’attention ? Si on l’écoute, nous sommes tous des idiots…”

Des compétences déséquilibrées

S’il est indubitable, de l’aveu même de Bart De Wever, que les francophones ont pesé sur l’accord de gouvernement, la répartition des compétences, par contre, pose davantage question.

Les francophones se sont-ils fait avoir ? Pour ce qui est du nombre des postes ministériels, Jean Faniel, directeur général du Crisp, ne partage pas cette analyse. “Les francophones sont même plutôt bien servis”, estime-t-il. Pour deux raisons : l’asymétrie du nombre de partenaires du côté néerlandophone (3) et francophone (2), et l’absence de secrétaire d’État. En conséquence, Vooruit et le cd&v n’ont que deux postes ministériels chacun, alors que Les Engagés en ont trois et que le MR en a quatre. Pour ce dernier, c’est plus que la N-VA, hors Premier ministre.

Sans oublier que la présidence du Sénat revient aux Engagés, “même s’il faudra y éteindre la lumière en partant”, sourit le politologue, et que le MR avait déjà mis le grappin sur le poste de Commissaire européen, avec Hadja Lahbib.

Le politologue pense également que la répartition est plutôt équitable sur les postes régaliens, “ce qui n’a pas toujours été le cas par le passé”, mais il met en garde contre un déséquilibre au sein du kern : quatre flamands pour deux francophones.

La N-VA “a fait le plein”

La répartition du nombre de postes ministériels est une règle non écrite en Belgique. Normalement, elle suit une logique arithmétique, en fonction du nombre de sièges au Parlement, mais dans les faits, elle laisse place à la négociation. Et c’est encore plus vrai pour la répartition des compétences qui revêt une grande opacité, même pour les plus fins observateurs. “C’est de la négociation pure”, confirme Jean Faniel.

Les francophones ont-ils si bien joué le coup ? La question, même si elle émane notamment de l’opposition socialiste, mérite d’être posée.

C’est certainement vrai pour Les Engagés. Beaucoup d’observateurs se sont rapidement interrogés. Certes, Maxime Prévot détient le portefeuille régalien des Affaires étrangères, mais cela le mènera inévitablement vers d’autres horizons. Pour le reste, Jean-Luc Crucke a pris le Climat et la Mobilité dans son escarcelle. Dans le contexte actuel, faire vivre la première thématique sera plus qu’un défi.

Vanessa Matz, quant à elle, va gérer les Entreprises publiques, mais sera peut-être chargée de mettre en œuvre la vente de certains bijoux de famille. “Les Affaires étrangères, c’était un vrai choix, un portefeuille qui pèse lourd en cette époque géopolitiquement troublée”, défend Maxime Prévot, qui “reste le garant de l’accord” en tant que vice-Premier. Les autres portefeuilles, dit-on chez les Engagés, sont cruciaux pour le parti.

Seul Vooruit peut nourrir certains regrets. En s’accaparant la Santé pour Frank Vandenbroucke, cela n’a laissé que des miettes pour Rob Beenders. © BELGAIMAGE

Du côté du MR, à première vue, ses portefeuilles ont plus de poids. David Clarinval prend l’Économie, l’Emploi et l’Agriculture, mais ce sont des compétences à partager avec les Régions. La jeune Éléonore Simonet poursuivra la tradition libérale en s’occupant des Classes moyennes, des Indépendants et des PME, forcément porteuses électoralement. Les libéraux ont aussi fait de l’Intérieur leur priorité. Mais Bernard Quintin devra faire attention au retour de bâton, si la cadence d’une fusillade par jour venait à se poursuivre à Bruxelles. Quant à Mathieu Bihet, à l’Énergie, il devra donner un avenir nucléaire à la Belgique, mais les négociations avec Engie s’annoncent encore plus difficiles.

Côté flamand, et en particulier à la N-VA, “on a fait le plein”, constate le directeur du Crisp. Le parti nationaliste concentre des portefeuilles extrêmement stratégiques, avec les Finances, les Pensions et la Défense, sur seulement deux ministres : Jan Jambon et Theo Francken. Le politologue y ajoute deux compétences qui ont été peu évoquées jusqu’ici : l’Intégration sociale et la Politique des grandes villes, dans le chef d’Anneleen Van Bossuyt. Deux strapontins qui s’ajoutent à l’Asile et la Migration et qui auront une importance déterminante dans l’application de l’accord de gouvernement. Notamment au regard de l’exclusion des chômeurs après deux ans vers les CPAS.

“C’est un portefeuille stratégique pour la redistribution de moyens publics importants”, souligne Jean Faniel. Il rappelle que les compensations financières prévues par le fédéral pour les communes seront conditionnées à des résultats. “En termes de décalage nord-sud, ça me paraît évident que cela se fera au détriment de la Wallonie et de Bruxelles, et en particulier de certaines grandes villes”, conclut le politologue sur ce point.

“En termes de décalage nord-sud, ça me paraît évident que cela se fera au détriment de la Wallonie et de Bruxelles.” Jean Faniel, directeur du Crisp

Au cd&v, à côté du portefeuille régalien de la Justice, il y a la compétence cruciale du Budget. En fait, du côté flamand, seul Vooruit peut nourrir certains regrets. En voulant absolument s’accaparer la Santé, pour Frank Vandenbroucke, cela n’a laissé que des miettes pour Rob Beenders, qui sera en charge de l’Égalité des chances, de la Protection des consommateurs et de la Lutte contre la fraude sociale. Du côté de la majorité francophone, on rétorque que bien des portefeuilles flamands seront très impopulaires et “à risque”. “Pensez-vous que gérer les pensions ou le budget dans le contexte que l’on connaît soit un cadeau ?”

Et un, et deux, et trois zéros ?

La semaine dernière, quand nous faisions remarquer à David Clarinval que la réforme des allocations de chômage allait peser davantage sur les finances francophones, au regard de l’état du marché du travail, et qu’il pouvait donc s’agir d’une mesure communautaire indirecte, ce dernier attirait notre attention “sur les mesures radicales en matière de pensions”. Il estimait qu’elles allaient bien plus peser en Flandre, au vu du nombre de pensionnés flamands. “Cela fait 1-1. Balle au centre”, concluait-il.

Une lecture que ne partage “absolument pas” Jean Faniel. “Parce que la réforme des pensions va surtout pénaliser ceux qui ont des carrières incomplètes. Or, avec le marché de l’emploi tel qu’on le connaît en Wallonie et à Bruxelles, depuis 30 à 40 ans, avec beaucoup de temps partiels, c’est bien le côté francophone qui sera le plus pénalisé. Ce n’est pas 1 partout, mais plutôt 2-0, soutient le directeur du Crisp. Je ne sais si le MR en a bien saisi la mesure.”

Maxime Prévot, lui, assume. “La limitation des allocations de chômage dans le temps, nous réclamions, cela faisait partie tant de notre programme que de celui du MR. Cela impactera davantage les francophones, c’est vrai. était-ce une raison pour ne pas le faire ? Nous sommes l’un des derniers pays à avoir des allocations illimitées dans le temps. Un francophone n’a pas moins vocation à travailler qu’un Flamand.”

2-0, et peut-être même 3-0, si on se penche exclusivement sur les moyens financiers et les capacités d’investissement de l’État fédéral ? Avec les Finances, dont dépend la SFPI (Société fédérale de participations et d’investissement), la Défense, qui est le seul département véritablement renfloué, et le Premier ministre, qui pilote la conclusion des deals internationaux, on ne peut que constater une chose : la quasi-totalité des leviers financiers se trouve dans les mains de ministres indépendantistes.

Investissements stratégiques

Quels seront les choix de Jan Jambon, Theo Francken et Bart De Wever ? Vont-ils avantager les investissements en Flandre et ne laisser que des miettes aux francophones ? Le MR et Les Engagés ont-ils eu tort de ne pas mettre la main sur davantage de leviers financiers ? Ou bien ont-ils été tout simplement naïfs ? Pour le bourgmestre de Charleroi, Thomas Dermine (PS), qui connaît très bien la N-VA, il est clair que les deux partis francophones de la majorité se sont fait avoir. Et cela fait peser un énorme risque pour l’économie wallonne, selon lui.

Vooruit et le cd&v n’ont que deux postes ministériels chacun, alors que Les Engagés en ont trois et que le MR en a quatre.

“Prenons l’exemple de la SFPI. Elle a un portefeuille d’actifs qui est sans commune mesure avec celui des sociétés régionales d’investissement. On y retrouve les grandes entreprises d’État qui ont été partiellement ou totalement nationalisées. Mais sous mon action, la SFPI a progressivement laissé son rôle passif pour jouer un rôle actif dans des prises de participations. Le bras financier de l’État a joué un rôle dans de nombreux dossiers d’investissement dans l’aérospatiale, dans le secteur financier, dans certains dossiers énergétiques, comme l’hydrogène, ou encore dans la défense”, explique celui qui a été secrétaire d’État à la Relance et aux Investissements stratégiques sous la Vivaldi. C’est donc un outil tout à fait déterminant en termes d’investissements.

Par exemple, une crainte que le socialiste met en avant est le sort réservé à Ethias. La SFPI pourrait servir d’outil pour se positionner sur la vente de l’institution financière, selon le socialiste. “Ce sera un dossier typiquement communautaire. Parce qu’Ethias appartient pour un tiers au fédéral, dominé par la N-VA, un tiers flamand, dominé par la N-VA et un tiers wallon. On parle quand même du dernier siège wallon d’une institution financière en Belgique.”

“Le deuxième levier est le portefeuille de la Défense dont le ministre peut dépenser plus que ce que son administration est capable d’absorber. C’est-à-dire qu’il soutient directement l’industrie et la recherche”, ajoute Thomas Dermine. Quand on sait les investissements nécessaires et annoncés, on peut se dire qu’il s’agit d’un énorme potentiel pour l’industrie de la défense, qui est principalement concentrée au sud du pays. À moins qu’un certain ministre nationaliste ne le voie différemment.

“Pour les gros deals, c’est au Seize que cela se passe”

“Comment imaginer qu’une personne qui est incapable de dire ‘vive la Belgique’, qui est dans un prisme marqué par un complexe d’infériorité flamand, va pouvoir agir pour le bien de la Wallonie ?”, s’interroge le socialiste. Le même raisonnement vaut pour Bart De Wever, selon lui. “Le Premier ministre, par sa position diplomatique, est le premier interlocuteur de toute une série de partenaires économiques. Je l’ai vu avec Alexander De Croo. Pour les gros deals dans l’énergie, dans la défense, dans l’assurance, c’est au Seize que cela se passe.”

La Flandre pourrait-elle tirer la couverture à elle ? Le socialiste le craint. “Lors de la Suédoise, la N-VA avait l’aérospatiale dans ses compétences. Et qu’est-ce qu’on a vu ? Que les principaux acteurs wallons ont été poussés à renforcer leur base industrielle en Flandre. C’est le cas par exemple de la Sabca, à Lummen, dans le Limbourg, ou de Thales Aerospace à Louvain. Il y a eu une forme de chantage.”

Ce qui traduit bien l’ADN de la N-VA, ajoute Thomas Dermine : “En soi, c’est hallucinant. La Flandre est dans une situation de plein emploi. Un niveau de PIB bien plus important. Dans n’importe quel autre pays, on choisirait d’investir prioritairement dans la partie qui connaît un retard économique. Mais il n’y a aucune solidarité de la Flandre au niveau des investissements. Elle s’en fout, tout ce qu’il y aura à prendre, elle le prendra. C’est une logique qui s’est également appliquée dans la répartition de l’argent du plan de relance. En fait, la Flandre, c’est une majorité riche qui se comporte comme une minorité pauvre.”

“Le PS s’évertue à lire cet accord avec des lunettes communautaires, déplore Maxime Prévot. Nous, nous travaillons en veillant à la bonne gestion des dépenses publiques et à l’efficacité des politiques. Pour le reste, il faut arrêter les procès d’intention ! Quand la SFPIM était dans les mains francophones, tout le monde trouvait cela normal. Je rappelle qu’au Conseil des ministres, c’est 50-50 : nous serons vigilants. Je souligne aussi que la Régie des Bâtiments se trouve du côté francophone. C’est un autre levier d’investissements important, dans tout le pays.”

Les francophones ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes

L’économiste Étienne de Callataÿ, fondateur d’Orcadia Asset Management, réfute le fait que les francophones se soient fait avoir. Du moins, il prend le contrepied.

“Oui, il y a des dimensions communautaires dans cet accord”, souligne-t-il. “Mais légitimement, les Flamands ont raison de perdre patience par rapport à ce que nous leur imposons comme organisation de la société. Pourquoi les Flamands devraient-ils accepter de vivre dans un pays où il y a des allocations de chômage illimitées dans le temps, alors que ce n’est le cas chez aucun de nos voisins ? Tout cela pour faire plaisir à des francophones qui n’ont tout de même pas donné un exemple de bonne gestion.”

“Cet accord aux relents communautaires, c’est la monnaie de la pièce des francophones, la résultante de leur absence de réformes et de leur idéologie.”
Étienne de Callataÿ

Étienne de Callataÿ

Fondateur d’Orcadia Asset Management

“Les socialistes”, prolonge-t-il, “sont largement au pouvoir en Région wallonne depuis 1980. Qu’ont-ils fait de bien pour rattraper la Flandre ? Ils alimentent en permanence le ressentiment flamand. La bonne question à se poser, c’est : ‘Quelle est la plus- value offerte par la Belgique aux Flamands ?’. Le chocolat, Bruxelles ? Arrêtons de rigoler. Si les francophones se comportaient comme les Flamands, le pays irait nettement mieux. Cet accord aux relents communautaires, c’est la monnaie de la pièce des francophones, la résultante de leur absence de réformes et de leur idéologie.”

Si la Wallonie fonctionnait, les choses seraient différentes. “Si elle était en train de rattraper la Flandre, nous aurions des arguments, prolonge Étienne de Callataÿ. Mais ce n’est tout simplement pas le cas alors que cela fait des années que l’on nous bassine les oreilles avec cela. On se plaint des mensonges de Trump, et on doit le faire, mais que dire de ceux de nos édiles socialistes ? Sur base de quels indicateurs positifs peut-on prétendre que l’on rattrape la Flandre ? Balayons devant notre porte.”

Mais tous les leviers du pouvoir ne sont-ils pas dans les mains flamandes? “On nous avait déjà dit cela dans les années 1970 en se plaignant que l’on avait payé le port de Zeebrugge avec l’argent wallon. Cela suffit. Lisez le livre de Thomas Dermine sur la Wallonie. Il affirme que l’on doit prendre son avenir en main, mais c’est pratiquement la seule chose qu’il écrit sur le sujet. Pour le reste, il se plaint de la mort du capitalisme francophone, de l’image erronée de la Wallonie… Cela ne va pas”.

Toujour selon Étienne de Callataÿ, “Où s’extasie-t-on, dans le monde, sur le résultat du Plan Marshall ? Sur le plan social, a-t-on des résultats éblouissants? Quatre enfants sur dix grandissent dans la pauvreté à Bruxelles, un sur quatre en Wallonie… Pour une Région très sociale, avouez que ce n’est pas terrible. Et dès que l’on essaye de toucher à quelque chose, on a des manifestations et des cris d’orfraie. Les francophones, il faut oser le dire, ont une part de responsabilité. L’espoir que j’ai, c’est que l’on peut faire mieux, aujourd’hui. Le Wallon n’est pas intrinsèquement paresseux. Il n’y a pas de fatalité.”

Maxime Prévot (Les Engagés) revendique la mise en œuvre de réformes que le PS aurait refusées, même si cela impacte les francophones. “Il est temps que les francophones arrêtent d’avoir peur”, estime-t-il. © BELGAIMAGE

“Nous ne cherchons pas à refaire la politique du PS, conclut Maxime Prévot. Si nous menons avec des réformes que le PS aurait refusées, j’assume et je le revendique. Oui, des politiques auront un impact sur les entités fédérées, mais il y a des compensations prévues, notamment en matière de pensions ou pour les CPAS, et nous assumons avec la majorité Azur en Wallonie. Il est temps que les francophones arrêtent d’avoir peur et que les partis francophones nourrissent cette peur.”

Rendez-vous en 2029, pour juger sur pièce.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content