“Les drones ne sont qu’une diversion”: un expert en sécurité révèle la vraie menace

Caroline Lallemand

Ces derniers jours, la Belgique vit au rythme inquiétant de survols de drones non identifiés. Elsenborn, Marche-en-Famenne, ou encore Kleine-Brogel – la base qui abrite les armes nucléaires américaines – ont tour à tour été survolés par des appareils mystérieux que ni les brouilleurs, ni les hélicoptères de police n’ont pu intercepter. Le ministre de la Défense Theo Francken parle d’une « opération d’espionnage » et annonce un plan anti-drones de 50 millions d’euros. Mais derrière ces incidents médiatisés se cache une réalité plus inquiétante. Interview d’Alain De Nève, chercheur à l’Institut Royal Supérieur de Défense sur la question.

Quelle est votre analyse de ces survols répétés de drones au-dessus de la Belgique ?

Compte tenu des précédents ailleurs en Europe – récemment encore un aéroport de Berlin a dû être fermé, il y a eu des survols en Espagne sur des infrastructures vitales et des bases militaires –, et selon la recension faite notamment par l’Institut international d’études stratégiques (IISS), il est plus que probable, que ces actions sont commanditées par la Russie. Mais, on ne peut jamais avoir une certitude à 100%.

La question maintenant est de savoir, à travers qui ? À travers quelle organisation ? Par quel type de recrutement ? Pour l’instant, on a du mal à le savoir. Ces drones, même s’ils sont déployés en Belgique, peuvent très bien être téléopérés depuis l’étranger, depuis n’importe où en Europe. Il y a de nombreuses suppositions concernant le processus qui permet ces survols.

S’agit-il principalement d’espionnage, de cartographie de sites stratégiques ?

Alain De Nève

On peut en effet supposer que l’idée est de faire des cartographies de sites, d’identifier des lieux, des habitudes d’allées et venues du personnel civil et militaire. Maintenant, a-t-on réellement besoin de drones pour faire ça ? L’espionnage russe n’a pas attendu l’invention des drones pour réaliser ce type d’opérations. Il y a des manières bien plus discrètes.

L’espionnage russe n’a pas attendu l’invention des drones pour réaliser ce type d’opérations. Il y a des manières bien plus discrètes.

Ce qui est très surprenant dans cette affaire, c’est son côté bien visible, très médiatisé. Toute l’attention que focalisent ces survols me laisse personnellement penser que cela peut aussi être un ensemble de manœuvres de diversion destinées à distraire les autorités d’autres points faibles qui pourraient apparaître ailleurs, dans un autre registre. Il s’agit évidemment de questions critiques auxquelles les autorités du pays doivent formuler une réponse technique et militaire.

Une diversion ? Vers quoi ?

La Russie nous a déjà habitués à ça. Cela rappelle la crise migratoire en Biélorussie, environ un an avant l’invasion massive de l’Ukraine en février 2022. Cette crise a monopolisé toute l’attention des autorités européennes et polonaises, pendant que la Russie pouvait tranquillement commencer à amasser des troupes à la frontière ukrainienne.

Aujourd’hui, il faut vraiment se poser la question : qu’est-ce que peut éventuellement dissimuler cette répétition d’incursions ? D’autant que pas mal de services de renseignement – polonais, danois, finlandais, allemands – émettent déjà des scénarios selon lesquels, dans les cinq ans, la Russie pourrait cibler d’autres États à travers des actions qui resteraient en dessous du seuil de déclenchement d’un conflit.

On évoque un “iceberg invisible” de la menace. Si ces survols sont la partie émergée, que se passe-t-il sous la surface ?

La Russie fait d’une pierre deux coups avec ce genre d’opérations. Regardez l’Allemagne : il y a eu des incendies criminels qui ont touché des véhicules militaires. Là, c’est clair, l’idée c’est de mettre des grains de sable dans l’engrenage. Mais c’est toujours difficile de savoir qui est responsable de ce genre d’actes. Tant qu’on n’est pas en mesure d’attribuer clairement ces actions à la Russie, la réponse ne peut pas être formulée correctement. Et c’est précisément ce que cherche la Russie : nous paralyser politiquement.

Les cyberattaques sur les réseaux sont bien plus paralysantes que n’importe quelle attaque matérielle.

Mais il y a plus préoccupant encore : les cyberattaques sur les réseaux sont bien plus paralysantes que n’importe quelle attaque matérielle. Lors du déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a eu immédiatement des cyberattaques contre le réseau Viasat qui ont paralysé des infrastructures critiques dans l’ensemble de l’Europe centrale et orientale. Ça a lieu tous les jours, mais c’est totalement invisible.

Plus menaçant que ces survols de drones ?

Absolument. Tous les jours, les spécialistes en charge de la sécurité et de la défense spatiale sont occupés à analyser, décrypter et contourner les différentes tentatives d’interception de données, de brouillage, d’espionnage réalisées par les Russes et les Chinois sur nos satellites. Mais comme les satellites sont invisibles et lointains, les dommages engendrés par ces actions quotidiennes n’appellent pas l’attention des opinions publiques, ni même parfois de certains responsables politiques.

Les drones ont ce caractère très visible, mais ce n’est qu’une partie du spectre.

La menace est protéiforme : elle suppose plusieurs couches, au niveau géographique, sur terre, dans les réseaux, en orbite. Les drones ont ce caractère très visible, mais ce n’est qu’une partie du spectre.

L’hypothèse du recrutement d’intermédiaires via le dark web et Telegram pour piloter ces drones est-elle plausible ?

Ce n’est pas simplement plausible, c’est avéré. C’est une technique qui est employée. Un peu comme les loups solitaires dans le domaine du terrorisme. La Russie a déjà prouvé qu’elle recrutait des intermédiaires, y compris ukrainiens, pour conduire des actions contre les forces ou les intérêts ukrainiens.

La tactique consiste à recruter des citoyens attirés par des contrats d’opportunité, qui vont conduire des actions ne demandant pas nécessairement des capacités d’organisation de haut niveau, mais qui peuvent être faites rapidement, assez facilement, avec peu de frais engagés pour un maximum de retentissement. À travers le dark web, on peut recruter très facilement. Cela ne veut pas dire qu’au bout de la chaîne, il n’y a pas d’agents russes directement responsables. Mais, la mise en œuvre peut être confiée à du personnel ayant le minimum d’attaches possibles avec la Russie, de sorte qu’on ne puisse pas attribuer directement, avec certitude en tout cas, l’origine de l’action.

Ce serait pour certains observateurs, l’acte de « guerre hybride » parfait : être indétectable grâce à ces intermédiaires. Comment répondre à une telle agression ?

C’est justement là que se situe la faille. D’abord, le terme “guerre” est complètement inapproprié. On ne peut pas considérer ça comme des actes de guerre au sens propre du terme, sauf si on était capable d’attribuer la chose avec certitude. On est vraiment dans des opérations sous couverture, en dessous de la limite belligérante.

Vous avez des préoccupations presque d’ordre militaire qui concernent les forces de l’ordre, et des préoccupations d’ordre intérieur qui concernent les instances militaires. On est dans une zone grise volontairement recherchée et entretenue.

Doit-on craindre un scénario catastrophe avec, par exemple, un drone chargé d’explosifs au-dessus d’une infrastructure sensible ?

Non. Il est fort peu probable que ces incursions donnent lieu à une intensification d’opérations dans la nature. On voit bien que ces drones ne transportent pas de charges explosives. Les installations nucléaires, par exemple, sont faites pour résister à ce type d’impact. Comme en Ukraine, elles résistent depuis le début du conflit. Si vraiment on voulait neutraliser ou perturber des infrastructures, les attaques physiques ou matérielles ne sont pas celles à privilégier. Les cyberattaques sont bien plus paralysantes et ont des effets beaucoup plus larges.

Le plan anti-drones de 50 millions d’euros annoncé par le ministre de la Défense, Theo Francken sera-t-il suffisant ?

Pour être efficace, il faudra qu’il s’intègre dans une coordination européenne, comme celle initiée par la Commission il y a quelques temps. Il se peut que certains pays disposent de technologies de lutte contre les drones et pas d’autres. Si un drone observé en Belgique se dirige ensuite vers les Pays-Bas, il faut un relais.

Des procédures existent déjà pour la transmission d’informations entre forces de l’ordre et instances militaires. Mais si on prend un drone lancé depuis l’Allemagne qui visite des installations en Belgique alors qu’il est opéré depuis la Biélorussie, qui est responsable ? Qui intervient ? Ça ne peut se faire que dans le cadre d’une coordination européenne.

Peut-on considérer ces incidents comme une nouvelle normalité ?

Je ne suis pas certain. Au bout d’un moment, nous allons être en mesure de trouver la parade, le processus qui permettra de contrer plus efficacement ces systèmes avec des moyens beaucoup plus équilibrés. Le risque va transiter vers autre chose, mais vers quoi ? Je serai bien en peine de vous le dire.  Il y aura forcément un moment où l’effet de surprise ne sera plus à son paroxysme. Une fois passé le côté effarant, on passera à autre chose.

On a l’impression qu’on est très vulnérables, qu’on ne peut pas faire grand-chose contre ces drones à part les regarder voler…Quelle pourrait être la parade?

Il n’y a aucune parade totalement efficace. Quand bien même on serait en mesure de trouver des moyens de neutralisation beaucoup plus équilibrés et efficaces, on sera toujours dans un jeu de mesures et contre-mesures. Il y aura toujours un niveau élémentaire de vulnérabilité de nos organisations, de nos sociétés. On ne pourra pas y échapper.

L’erreur, c’est de croire l’inverse, d’imaginer qu’on puisse se protéger derrière une bulle. Ça n’a jamais été le cas par le passé. J’en veux pour preuve le terrorisme. Il y a toujours un minimum de vulnérabilité dans nos sociétés ouvertes. Mais malgré tout, pour l’instant, ça n’a causé ni dégâts matériels ni dégâts humains. Le niveau de risque est réel, mais relatif.

Les drones sont là pour déforcer le degré de confiance de la population dans les autorités

Quel est alors le véritable objectif de ces survols, leur vraie menace ?

Je pense que ces drones sont là essentiellement pour démontrer auprès de la population des pays concernés les failles qui existent dans les dispositifs de sécurité, afin de déforcer leur degré de confiance. C’est ça, pour moi, le véritable enjeu de cette guerre de l’ombre: démontrer que les chaînes de commandement ne sont pas optimales. Faire en sorte que la population soit découragée de soutenir les autorités le jour où il faudra engager des moyens plus importants dans le cadre d’une confrontation avec la Russie.

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