Paul Vacca
Les conspirateurs de la paix
Cruelle ironie, le rêve humaniste du Centre mondial de communication servira de modèle à Mussolini pour sa Rome fasciste, dans l’optique de l’exposition universelle de 1942.
Dans “La Comédie humaine”, Balzacimagine avec L’Histoire des Treize – le segment regroupant trois courts romans: Ferragus, La Fille aux yeux d’or et LaDuchesse de Langeais – une conspiration du bien. Soit une société secrète, moitié franc- maçonnerie, moitié confrérie mafieuse, qui au lieu de s’imposer par la force et de semer la terreur, vient au secours des plus faibles et répare les injustices, mais en restant tapie dans l’ombre.
Jean-Baptiste Malet, journaliste et lauréat du prix Albert Londres 2018 pour son essai L’Empire de l’or rouge, sur l’industrie mondialisée de la tomate, est parti à la découverte d’une autre conspiration du bien. Mais à la différence de Balzac, la sienne n’est pas fictive. La Capitale de l’Humanité (Editions Bouquins) raconte l’histoire méconnue du Centre mondial de communication, projet fou d’une cité idéale imaginé à l’aube du 20e siècle par deux artistes américains Olivia Cushing, dramaturge, et Hendrik Andersen, sculpteur, rejoints par l’architecte français Ernest Hébrard. Les trois ont une idée folle: ériger une capitale mondiale où convergeraient tous les rayons de la vie scientifique, intellectuelle, physique et spirituelle, une cité idéale inspirée par les grandes conceptions du passé destinée à devenir le centre du monde et le coeur rayonnant d’une paix appelée à être universelle et perpétuelle. Rien que cela! Une utopie à laquelle les protagonistes consacreront toute leur belle énergie, de Rome à New York ou Washington en passant par Paris, Salonique et la Belgique pendant plus d’une décennie.
Pour autant, ce projet mégalomaniaque ne restera pas une affaire confidentielle, cantonnée à leurs ateliers et à leurs rêves éveillés. Menant un lobbying sans relâche, les trois idéalistes rencontreront chefs d’Etat et monarques du monde entier, ils seront soutenus par un certain nombre d’entre eux mais aussi par des philosophes et des scientifiques – comme Paul Otlet et Henri La Fontaine qui élaborent au même moment leur Répertoire bibliographique universel, le fameux “Google de papier” visible au Mundaneum de Mons – ou des milliardaires philanthropes.
A travers le parcours de ces utopistes, Jean-Baptiste Malet nous offre une plongée étourdissante dans ce début de siècle turbulent où le futur – à savoir notre présent – s’écrit avec passion et fureur. Les milieux pacifistes, actifs jusqu’à Wall Street, les rationalistes et les illuminés porteront ce rêve de cité idéale au point qu’en 1913, il semble presque être sur le point de se réaliser… Mais un an plus tard, c’est la fièvre belliciste qui embrasera le monde, l’entame de la guerre repoussant le projet.
Magnifiquement documenté et illustré, le nouvel ouvrage de Jean-Baptiste Malet, d’une impressionnante érudition, nous livre une autopsie au scalpel d’une utopie dans les années tourmentées qui précèdent la Première Guerre mondiale. Il se dévore comme un roman tant les personnages qui l’animent sont romanesques – et même terriblement romantiques – où il est question d’amour éternel et de fidélité au-delà de la tombe. Au-delà, ce livre propose une méditation passionnante sur le cruel destin des utopies humanistes que l’exigence de pureté même rend inopérantes, les transformant en dystopies. Cruelle ironie, le rêve humaniste caressé par Olivia Cushing et Hendrik Andersen servira en effet, après-guerre, de modèle à Mussolini pour sa Rome fasciste, incarnée par le quartier E.U.R. dans l’optique de l’exposition universelle de 1942. Autre ironie, on en perçoit encore les échos traînant dans les discours aux élans humanistes des maîtres de la Silicon Valley. Mais désormais dénués de toute trace de romantisme…
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