‘Les autorités doivent veiller à ce que le travail soit réellement récompensé dans notre pays’
Stijn Baert, professeur en économie du travail à l’Université de Gand, répond à trois questions de la rédaction de Moneytalk. Il aborde la polarisation du marché du travail, le manque de migrants hautement qualifiés et le statut d’entrepreneur.
La fin de l’été est, pour beaucoup de jeunes gens, le moment de s’inscrire dans une haute école ou à l’université. Dans un avenir proche, la Belgique devra néanmoins faire face à une pénurie de personnes hautement qualifiées. Comment cela se fait-il ? Les jeunes qui sortent de l’enseignement secondaire et doivent faire un choix d’études peuvent-ils réagir à cette tendance ?
STIJN BAERT: “La pénurie de personnes hautement qualifiées est l’une des conséquences de deux grandes tendances que connaît le marché du travail. En premier lieu, il y a le vieillissement de la population : beaucoup de personnes qui font actuellement encore partie de la population active partiront sous peu à la pension et quitteront dès lors le marché du travail. De ce fait, globalement, beaucoup de postes se libéreront.
Le groupe de main-d’oeuvre moyennement qualifiée risque de se retrouver exclu du marché du travail
“Deuxièmement, il y a la numérisation. Celle-ci crée une polarisation du marché du travail, qui conduira tant à une augmentation de la demande de personnes hautement qualifiées qu’à une augmentation de la demande de personnes peu qualifiées. Certains jobs pour les personnes peu qualifiées, comme le ramassage des ordures, sont moins sensibles à la robotisation. Les profils hautement qualifiés sont nécessaires pour faire la différence intellectuellement dans un environnement technologique. C’est le groupe de main-d’oeuvre moyennement qualifiée qui risque de se retrouver exclu du marché du travail. L’inadéquation entre les emplois vacants et les chômeurs existe déjà et elle deviendra un défi important sur le marché du travail.
“Un glissement d’un enseignement orienté métier vers un enseignement orienté compétences peut être une partie de la solution. J’y perçois en tous les cas des possibilités dans le cadre de la lutte contre le chômage de longue durée. Les personnes qui disposent d’une panoplie de compétences sont potentiellement capables de postuler pour bien plus d’emplois. Pour l’instant, les employeurs continuent toutefois d’accorder bien trop de valeur à des diplômes spécifiques.
“Pour la personne qui veut être certaine de pouvoir travailler immédiatement avec le diplôme obtenu, il peut en effet être utile de tenir compte du contexte général. Une formation dans un métier en pénurie offre la meilleure garantie d’avoir un emploi. Le VDAB (le service public pour l’emploi et la formation professionnelle de la Région flamande, NdT) publie chaque année une liste des métiers en pénurie pour lesquels il y a plus d’emplois vacants que de candidats.
“On remarquera que cette liste change relativement peu avec le temps. Elle comprend surtout des profils techniques, comme des ingénieurs, des soudeurs ou des spécialistes dans les technologies de l’information. Ensuite, il y a aussi une pénurie dans les métiers du secteur de la santé et dans des jobs spécifiques comme les chauffeurs de camions et les chefs de cuisine. Le fait que la liste des métiers en pénurie évolue peu, suggère bien sûr que l’on en tient trop peu compte. La raison en est que beaucoup de ces métiers présentent certaines conditions de travail défavorables.
“Les jeunes peuvent par conséquent assurément opter pour une formation qui leur offre, dans une certaine mesure, une garantie d’emploi. D’un point de vue économique, ce serait également idéal si, lors du choix des études, priorité était donnée aux métiers en pénurie. Cela renforcerait l’efficacité du marché du travail et aurait des conséquences positives sur la prospérité de notre pays. A cet égard, vous pourriez aussi argumenter que les pouvoirs publics devraient rendre ces métiers plus attrayants.
“Mais n’oublions pas que l’efficacité économique et la prospérité ne sont que des moyens, et ne constituent pas un objectif en soi. Selon moi, les individus ne doivent pas poursuivre une maximisation de l’efficacité économique, mais bien une maximisation du bonheur. Cela peut conduire à un choix d’orientation d’études qui offre moins de garantie d’emploi, mais qui s’avère plus proche des centres d’intérêt et des talents de l’étudiant en question.”
La pénurie en personnes hautement qualifiées dans notre propre population pourrait être solutionnée en attirant des personnes hautement qualifiées de l’étranger. D’une étude que Randstad a fait réaliser par l’institut de recherches allemand IZA, il ressort toutefois que la Belgique obtient de mauvaises performances en la matière. Quelle en est la cause, selon vous ? Et comment les autorités peuvent-elles y remédier ?
BAERT: “Nous observons en effet que la population de migrants actuelle, y compris le flux le plus récent de réfugiés issus des zones de conflits, consiste surtout en des personnes peu qualifiées. Le problème est qu’en Belgique, il n’est pas question de migration ciblée. Il existe bien des mesures isolées, comme un régime fiscalement favorable pour les expats, mais une approche structurelle fait défaut.
“Je vois deux éléments nécessaires pour une migration ciblée. Tout d’abord, notre pays devrait activement attirer les profils dont nous avons besoin et qui sont complémentaires par rapport à notre propre population active.
Globalement, nous devons davantage tendre vers une politique ‘quid pro quo‘ , qui active des personnes et attire des profils qui souhaitent contribuer à l’économie.
“Deuxièmement, des réformes supplémentaires s’imposent au sein de la sécurité sociale. Les allocations de chômage doivent à mes yeux être encore plus dégressives. Dans les premiers mois de chômage, elles doivent être supérieures à ce qu’elles sont aujourd’hui, mais elles doivent diminuer plus rapidement et plus fortement dans les mois qui suivent. Elles doivent en outre être plus étroitement liées à ce que l’on gagnait auparavant sur le marché du travail. Globalement, nous devons tendre davantage vers une politique ‘quid pro quo‘, qui active des personnes et attire des profils qui souhaitent contribuer à l’économie. Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que le travail dans notre pays soit réellement récompensé. Un pays avec une sécurité sociale trop inconditionnelle dissuade les étrangers hautement qualifiés, parce qu’ils savent que ce sont eux qui devront surtout contribuer à un système dont ils bénéficieront en principe moins.
“L’intégration des réfugiés dans notre marché du travail n’est également pas approché avec suffisamment de fermeté. Cela provient du fait que nous, en tant que société – des électeurs et donc aussi le monde politique -, nous sommes tiraillés entre deux pensées. D’une part, nous voulons faire bon usage du potentiel des réfugiés hautement qualifiés, par exemple. D’autre part, nous ne voulons plus garder les réfugiés chez nous et nous considérons encore toujours leur séjour dans notre pays comme une donnée temporaire. De ce fait, actuellement, la crise des réfugiés n’offre donc pas vraiment de solution à la pénurie de main-d’oeuvre (hautement qualifiée).”
Le marché du travail a également été largement traité dans l’accord gouvernemental de l’été, bien sûr. Le gouvernement réussira-t-il à rendre le statut d’entrepreneur plus attrayant ?
BAERT: “Je ne suis pas spécialisé dans l’entrepreneuriat, mais il est clair que les entrepreneurs ont tout particulièrement besoin de trois choses. En premier lieu, si l’on entreprend, il doit y avoir quelque chose à gagner. Les impôts sur le travail et sur le capital que l’on applique doivent donc être d’un niveau acceptable. Ensuite, les barrières administratives, qui rendent l’entrepreneuriat fastidieux, doivent être le plus bas possible. Pour terminer, la société doit être prête à couvrir partiellement les risques qui vont de pair avec l’entrepreneuriat – une faillite en tant qu’entrepreneur ne doit pas signifier la faillite en tant que personne.
“Pour ce qui concerne la première condition, les accords de l’été sont certainement un pas dans la bonne direction. Je pense notamment à la diminution de l’impôt des sociétés pour les petites entreprises – et donc pour les starters. Les réformes du marché de l’emploi sont également positives, notamment la réintroduction de la période d’essai, l’assouplissement des règles dans l’e-commerce et l’élargissement des possibilités pour les flexi-jobs. L’un dans l’autre, ces mesures rendent le coût du travail, dans lequel les entrepreneurs investissent, tout de même significativement plus faible.
Les dettes que les autorités font maintenant sont les impôts de demain et touchent donc les entrepreneurs de demain. Cela met tout de même les mesures positives des accords de l’été en perspective.
“Il y a tout de même deux remarques importantes à faire. Une première critique concerne le déficit budgétaire. Les dettes que les autorités font maintenant sont les impôts de demain et touchent donc les entrepreneurs de demain. Cela met tout de même les mesures positives des accords de l’été en perspective.
“Le gouvernement présente à l’heure actuelle le déficit budgétaire comme un problème qui tombe pour ainsi dire du ciel et pour lequel il n’y a pas immédiatement de solution. C’est faux : on a eu cinq ans pour anticiper un déficit budgétaire. Les pouvoirs publics devraient enregistrer des excédents, certainement dans le climat économique favorable actuel. D’une part, les mesures que l’on prend maintenant, dans le marché de l’emploi et au niveau de l’impôt des sociétés, auraient dû être prises plus tôt. D’autre part, on aurait pu aller plus loin : alors que l’on a rendu l’accès au chômage plus difficile, on a négligé d’aborder sérieusement l’accès à l’assurance maladie et à la prépension. Le déficit n’est pas une surprise, c’est une conséquence de la négligence dans ce domaine.
“Un deuxième point de critique concernant les réformes est le fait qu’elles ne rendent pas notre politique de l’emploi plus simple, c’est certain. Prenons l’exemple de la politique des groupes cibles, qui est certes surtout une compétence régionale. Si des employeurs engagent des jeunes travailleurs, des travailleurs plus âgés ou des personnes souffrant d’un handicap professionnel, ils paient moins de cotisations de sécurité sociale. Ce n’est pas mauvais en soi, mais la politique des groupes cibles est beaucoup trop complexe, elle est appliquée à trop de profils et elle donne beaucoup trop de charges administratives aux employeurs. C’est contre-productif.
“Nous avons besoin d’une politique qui se concentre sur un seul groupe cible: les personnes peu qualifiées. Parmi tous les groupes défavorisés qui existent maintenant, elles s’avèrent en effet constituer le groupe qui rencontre le plus de problèmes lors de la recherche d’un emploi.
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