Mikael Petitjean
Le scientifique doit-il garder ses mains propres?
A l’heure où l’importance de se laver les mains n’aura jamais été aussi grande, quelle attitude doit adopter le scientifique face au politique ? Des turpitudes politiques, doit-il s’en laver ou s’en salir les mains ? Car accepter de s’impliquer dans la gestion de la cité n’est pas chose aisée. C’est accepter de prendre le risque de se tromper, de se faire critiquer, d’être accusé de partialité.
L’attitude la plus désinvolte de la part du scientifique consiste à jeter un regard dédaigneux sur les responsables politiques dont la mission est pourtant bien compliquée. Ce regard dédaigneux n’en est pas moins injustifié car les responsables politiques pourraient très bien leur rétorquer qu’il ne suffit pas de publier dans des revues scientifiques et d’être compris par une petite dizaine d’experts dans le monde pour remplir pleinement sa mission de scientifique. Publier dans des revues classées par le FNRS, c’est évidemment un impératif si l’on désire acquérir une expertise reconnue par ses pairs, mais ce n’est qu’une condition nécessaire à la réussite de sa mission ; elle est loin d’être suffisante.
Que l’on soit d’accord ou pas avec le virologue Marc Van Ranst ou le médecin Jean-Luc Gala, tout citoyen responsable ne devrait ni condamner l’un, ni encenser l’autre, car ils s’impliquent tous les deux et, malgré leur savoir, prennent le risque de se tromper. Force est de constater que les scientifiques donnent néanmoins un poids écrasant à l’ordre auquel ils appartiennent, tout comme le citoyen attache plus d’importance à sa situation personnelle et à celles de ses proches. Les uns feront plus facilement appel au principe de précaution pour tenter de réduire au maximum le nombre de morts parmi les plus âgés ; les autres oseront utiliser des arguments économiques, en soulignant que la misère a tué plus de personnes que tous les virus qui ont frappé l’humanité jusqu’ici, voire même des arguments philosophiques, en rappelant que “la peur, c’est ce dont il faut avoir le plus peur” pour paraphraser Montaigne. Dans ces circonstances, n’est-il pas primordial d’adopter le plus souvent possible une vision holistique, en considérant à la fois les enjeux d’ordres sanitaire, économique et social ?
En réalité, cette cacophonie est “toute scientifique”. Elle a toujours été présente. Ce qui est plus récent, c’est le sentiment que le scientifique n’est pas neutre, qu’il est de toute façon le vassal du “grand capital”, qu’il est instrumentalisé “à l’insu de son plein gré”. Le scientifique aurait les “mains sales” sans même s’en rendre compte. Dans l’expression “se salir les mains”, il y a effectivement une idée de compromission dont les populistes raffolent. Sans même qu’eux s’en aperçoivent, c’est une allusion plus subtile à la pièce de Sartre, dans laquelle Hugo, ce jeune intellectuel bourgeois et idéaliste du parti révolutionnaire, avait tué le pragmatique Hoederer selon qui la politique devait assurer le bien-être d’un maximum de personnes, quitte à transiger sur les idées. Hugo, lui, était prêt à tout détruire pour les siennes. En tuant le pragmatiste Hoederer, Hugo était convaincu qu’il défendait son Idéal, les mains tâchées de sang désormais.
Les “Hugo” d’aujourd’hui sont convaincus que le scientifique tue son Idéal en se frottant au politique. Rien n’est plus faux. Accepter de “mouiller sa chemise”, de “mettre la main à la pâte”, c’est rendre service à la Science qui ne peut évoluer sans s’incarner dans le monde. Les économistes le savent très bien, ou devraient le savoir : “économie” vient de “oikos”, qui signifie la maison, et de “nomos”, qui signifie gérer ou administrer. C’est encore plus vrai pour les écologistes puisque l’écologie, c’est le “logos” de la maison, considérée dans une vision plus holistique. L’écologie, c’est la compréhension des milieux naturels pour en permettre une gestion durable. Paradoxe ou pas, ce sont les disciplines les plus proches qui sont les plus rudes entre elles, alors qu’elles sont souvent vertement critiquées par les autres disciplines qui se perçoivent comme étant “plus rigoureuses” car elles n’ont pas tant à se soucier de l’oikos.
Les économistes sont heureusement plus souvent pragmatiques qu’idéalistes. C’est très bien ainsi car quelles horreurs n’a-t-on pas commises au nom des grands Idéaux tels que la liberté ou l’égalité ? Tout sacrifier pour ses Idéaux, c’est la voie royale à la dictature fasciste ou communiste, au sujet duquel Simone Weil écrivait dans ses Écrits de Londres : “Combien de fois, en Allemagne, en 1932, un communiste et un nazi, discutant dans la rue, ont été frappés de vertige mental en constatant qu’ils étaient d’accord sur tous les points !” Tous les deux auraient applaudi Robespierre qui le 5 février 1794 déclarait : “Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante”. La vertu ? Les bonnes intentions ? L’idéalisme volontariste ? Le scientifique doit s’en méfier car l’enfer en est pavé.
Malheureusement, à l’autre bout du spectre, il n’y a pas mieux : c’est le pragmatisme systématique qui mène au relativisme absolu et à l’opportunisme. C’est la raison pour laquelle les doctrines politiques sont essentielles, qu’elles doivent évoluer et qu’il faut les connaître : elles donnent des points de repère et permettent de lutter contre le conservatisme idéologique. Il s’agit à la fois de casser l’Idéal au marteau tout en défendant des idéaux, avec des “i” minuscules, ceux qui intègrent les compromis mais pas les compromissions. Lorsque l’égalité est l’Idéal en politique, comme chez les communistes, c’est l’équité qui doit primer, c’est-à-dire l’égalité des chances, non pas l’égalité des conditions. Lorsque l’Idéal est la liberté absolue, comme chez les anarchistes libertaires, c’est la liberté relative qui doit être défendue, celle qui finit où commence celle des autres.
L’antidote le plus efficace contre les Idéologies dont les scientifiques ne sont pas exempts, reste le doute constructif. Or, la recherche y est constamment plongée, contrairement à la science qui définit un socle de savoir autour duquel il y a consensus. Tant que le chercheur cherche, il convient de ne pas porter de jugement sur la question à laquelle il n’a pas (encore) répondu : “Sutor, ne ultra crepidam”, dirait-on en latin, ce qui signifie littéralement “cordonnier, pas plus haut que la chaussure”. Ceux qui savent, savent très bien qu’ils ne savent pas ce que la recherche ne sait pas encore. Autrement, idéologie et recherche sont antinomiques ; un idéologue ne peut pas être un chercheur car il n’accepte même pas l’idée du doute.
“Reconnaître ne pas savoir” est malheureusement presque devenu un aveu de faiblesse. Dans l’univers médiatique actuel, les certitudes de l’opinion rendent malheureusement trop souvent assourdissant le silence de ceux qui s’interrogent encore, si bien que les personnes qui occupent l’espace médiatique sont trop souvent des idéologues, pétris de certitude, et ils forgent les opinions de demain dans une forme de sélection naturelle inquiétante, opérée par certains médias qui n’apprécient guère les personnes qui ne veulent pas prendre de position tranchée.
C’est précisément la raison qui doit pousser le scientifique qui en est conscient à “mettre la main à la pâte”. Subsiste alors le risque de se tromper mais il est possible de le minimiser en consultant la littérature scientifique, en résistant aux effets de mode, en évitant de tout miser sur les publications les plus récentes lorsqu’elles n’ont pas été confirmées, en apprenant à opérer des synthèses qui font sens, sans tomber dans le piège du biais de confirmation qui consiste à ne sélectionner que les articles conformes à ses aprioris. Et enfin, lorsque les désaccords dans la littérature sont trop importants, la première leçon à retenir est de ne pas nuire. C’est le “primum non nocere” que mon épouse médecin connaît par coeur. Lorsque l’incertitude est trop grande, abstiens-toi de toute recommandation, sinon de celle de ne rien faire. Les meilleurs conseillers scientifiques sont ceux qui se rendent inutiles quand ils savent qu’ils ne savent pas.
Mikael PETITJEAN, Professeur (IESEG & Louvain School of Management)
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