Paul Vacca
“Le Nom de la rose”, 40 ans après
Cinquante? Soixante? Quatre-vingt millions? Difficile de connaître, à la dizaine de millions près, les exemplaires vendus à ce jour d’Il Nome della Rosa, le roman d’Umberto Eco sorti en 1980 en Italie. A partir d’un certain nombre, disait Friedrich Engels, la quantité devient une qualité. Et un best-seller, un livre sacré. Cette semaine, les éditions Grasset célèbrent les 40 ans de ce sacré livre avec une superbe nouvelle édition, agrémentée des dessins et des notes préparatoires de l’auteur.
Ce qui avait surpris tout le monde à l’époque, c’était que le roman se prêtait particulièrement mal à devenir un page turner, qui plus est planétaire. Qui pour s’intéresser à une histoire de moines dans une abbaye au 14e siècle sur plus de 500 pages? D’autant que son auteur (alors professeur de sémiologie à l’Université de Bologne et spirituel chroniqueur de l’air du temps dans ses chroniques hebdomadaires à l’Espresso) avait pris un soin pervers à mettre à rude épreuve la patience de son lecteur, lui infligeant un véritable parcours d’obstacles: un titre certes poétique mais parfaitement cryptique ; une entrée en matière “prise de tête” sur la genèse d’un prétendu manuscrit ; des pavés en latin laissés sans traduction ; des explications sur le protocole de la vie monastique à l’abbaye avec ses matines, laudes et vêpres; des développements théologiques autour de la pauvreté, des hérésies et de la papauté ; une description pointilliste d’un portail d’église; etc.
Umberto Eco propose au lecteur une expérience immersive inégalée: l’ultime métavers médiéval, plus performant que ne le fera jamais la Silicon Valley.
Editeurs et amis avaient conseillé au primo-romancier d’alors de supprimer les 100 premières pages qui risquaient de faire fuir les lecteurs. Mais Eco les conserva, tenant au contraire à ce qu’elles constituent une forme de “pénitence ou d’initiation” pour qui s’aventurerait dans sa lecture. Or, si cette discipline pénitentielle pouvait paraître éprouvante pour un lecteur de 1980, que dire alors pour un lecteur en 2022 plongé dans notre économie de l’attention? Le Nom de la Rose aurait-il eu sa chance à l’ère de TikTok?
A notre humble avis, plus que jamais. Le miracle de ce livre réside précisément dans la pénitence qu’il nous fait subir (avec beaucoup d’humour, précisons). Tous ces obstacles (la mise en abîme initiale autour du manuscrit, la soumission aux heures canoniales de l’abbaye, les détails architecturaux dans l’abbaye, les scories en latin, les échanges savants ou triviaux entre moines…) se révèlent in fine addictifs et envoûtants. Et contribuent à nous immerger corps et âme au coeur même du Moyen Age. Umberto Eco, avec LeNom de la Rose, propose au lecteur une expérience immersive inégalée: l’ultime métavers médiéval, plus performant que ne le fera jamais la Silicon Valley.
De surcroît, le lecteur d’aujourd’hui verrait sa lecture enrichie de nouveaux échos, dont un qui aura nécessairement échappé aux lecteurs de 1982. Vue d’où nous sommes, cette bibliothèque labyrinthique construite pour empêcher le savoir plutôt que pour le faciliter, insondable comme la vérité et trompeuse comme le mensonge, où l’on peut entrer mais pas en sortir, se met soudainement à ressembler trait pour trait à notre labyrinthe contemporain: internet. Apparemment ouvert aussi sur tous les savoirs et qui, pourtant, s’ingénie chaque jour un peu plus à faire disparaître, à la manière du serial killer du roman, le gai savoir et le rire.
Mutatis mutandis, les lecteurs du Nom de la Rose d’aujourd’hui et de demain pourront encore et toujours savourer l’inaltérable poésie du titre, polysémique en diable. Un écho facétieux à la langoureuse mélancolie métaphysique du vers latin final dont le charme mystérieux perdure alors que la bibliothèque a été depuis longtemps réduite en cendres.
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