Laurence Boone (chief economist de l’OCDE): “Le monde ne s’améliore pas vraiment”
En livrant ses perspectives économiques pour l’année 2022, l’économiste en chef de l’OCDE, Laurence Boone, a délivré un avertissement : nous n’avons pas appris les leçons de la pandémie.
L’OCDE, le club des économies les plus avancées, prévoit une poursuite de la reprise mondiale, avec un monde mieux armé face à la pandémie et des politiques monétaire et budgétaire généralement en soutien tout au long de l’année 2022. Après un rebond de 5.6 % en 2021, la croissance mondiale devrait progresser de 4.5 % en 2022 et de 3.2 % en 2023, année où les politiques de relance et de soutien massifs devraient se “normaliser”.
Pour ce qui touche plus particulièrement la Belgique, la croissance du PIB devrait s’établir à 3.2 % en 2022, avant de revenir vers son potentiel de 1.4 % en 2023. Le taux de chômage devrait culminer à 6.6 % en 2022, pour se replier ensuite.
“Nous assistons à une reprise économique rapide et mais instable depuis le milieu l’année 2020″, note Laurence Boone, chief economist de l’OCDE qui présentait les perspectives économiques de l’organisation ce mercredi. Mais elle se montre préoccupée. “Des déséquilibres nous rendent plus vulnérables face à l’émergence de nouvelles épidémies”, avertit-elle.
Nombreux déséquilibres
Déséquilibre entre taux de vaccination entre divers pays, alors que si le monde dépensait 50 milliards de dollars, la totalité de la population serait vaccinée et le terreau permettant l’émergence de nouveaux variantes serait éliminé.
Déséquilibre dans l’énergie aussi. Les prix pétroliers et gaziers ont monté, en raison de la météo, de retard de maintenance ou au ralentissement du développement d ‘infrastructures dans l’industrie dus au confinement, mais les développement d’infrastructures dans les énergies propres n’ont pas augmenté non plus, “ce qui est un peu plus surprenant”, dit Laurence Boone, qui craint que “ces fluctuations de prix ne se poursuivent au cours de l’hiver”. Les stocks de gaz en Europe ont des niveaux 28% inférieurs à ce qu’ils étaient il y a deux ans. “Si l’hiver est long ou froid, on risque des augmentations de prix, voire des pénuries”.
Et la persistance de ces tensions pourrait alimenter l’inflation directement sur la facture d’énergies des entreprises et des ménages, mais aussi parce que les prix élevés de l’énergie ont limité la production d’équipements clés. Un ralentissement de l’offre qui fait monter les prix en raison aussi d’autres goulets d’étranglement dans la production de métaux, les containers, les fermetures de ports, les procédures sanitaires … “Evidemment, cette situation pourrait être exacerbée avec de nouvelles vagues de l’épidémie”, précise Laurence Boone qui prend un exemple concret : celui des puces pour l’automobile. “La pénurie de puces est flagrante. Le temps de livraison est passé de 13 semaines à 22 semaines”. Et l’autonomie représente 3% de l’économie mondiale.
On peut penser que ces déséquilibres persistent plus longtemps que prévu. Et dès lors, l’OCDE comme la Réserve fédérale américaine, ne parle plus de poussée inflationniste “temporaire”. L’inflation devrait atteindre un pic fin 2021-début 2022 avant de refluer progressivement pour s’établir à 3 % environ dans la zone OCDE en 2023, ce qui est environ 1% plus élevé que les prévisions de l’OCDE de l’an dernier.
Déséquilibre sur le marché du travail. “Même lorsque les emplois ont été préservés, le nombre d’heures travaillées est encore bien en deçà de ce qu’il était avant crise, alors que nombre d’entreprises ont du mal à trouver les compétences qu’elles cherchent”. Trois éléments jouent ici explique l’économiste. Primo, la situation sanitaire (certains sont réticents à retourner au travail). Ensuite, il y a des ajustements difficiles : les compétences demandées aujourd’hui ne sont pas nécessairement les mêmes qu’avant la crise. Et troisièmement, la fermeture des frontières, qui a frappé la migration. Or de nombreux pays dépendent des arrivées de travailleurs transfrontaliers sont confrontés à des pénuries de main d’oeuvre, comme les routiers au Royaume-Uni.
“Sans de meilleures mesures gouvernementales en matières de santé, de garde d’enfants, de formation, de migration, ces déséquilibres pourraient persister”, avertit Laurence Boone.
Et puis, dernier risque, celui d’un ralentissement en Chine, pays qui contribuait avant crise pour un tiers de la croissance mondiale. Un nouveau ralentissement de 2% par an en Chine se traduirait par un repli de la croissance du PIB mondial de 1% en 2022 et 2023.
La bonne dette
“Face à ces déséquilibres, les gouvernements pourraient réagir. Au niveau sanitaire en augmentant les taux de vaccination, qui reste la priorité absolue”, dit Laurence Boone.
Pour l’inflation, le mieux que les banques centrales puissent faire est d’attendre que les tensions sur l’offre reculent et de signaler qu’elles sont prêtes à intervenir si nécessaire. “Mais c’est aux entreprises et au gouvernement de s’attaquer aux goulets d’étranglement”, ajoute-t-elle.
Mais Laurence Boone se dit également préoccupée par les finances publiques et l’utilisation de l’argent public. “La dette covid n’est pas le problème, mais la dette en hausse continue depuis des décennies. La question est de savoir ce que font les pouvoirs publics avec cet argent. S’intéressent-ils à la façon de gérer les mois d’éducation manqués par les enfants. Les aident-ils à rattraper leur retard ? Réorganisent -ils leur système de santé ? Mettent-ils en oeuvre des stratégies de numérisation pour améliorer les services et doter les personnes des compétences nécessaires à la transition numérique ?”
Une “bonne dette” soutient les investissements productifs et augmente le niveau de croissance potentielle, rappelle Laurence Boone. “Et à ce jour nous n’en n’avons pas vu beaucoup”, ajoute-t-elle.
Un constat qui touche aussi au changement climatique. “Peu de gouvernements sont parvenus à mettre en oeuvre des actions spécifiques pour atteindre leurs objectifs, alors que l’agence internationale de l’énergie estime que les investissements dans les énergies propres doivent passer à plus de 3.000 milliards de dollars par an d’ici 2030 (on en est à 1.000 milliards environ aujourd’hui). La majeure partie de cet argent peut provenir du secteur privé, mais l’effort public (via les incitants, les plans d’infrastructures,…) est crucial”.
Conclusion de Laurence Boone : “le travail n’est pas terminé. De nombreuses leçons n’ont pas été tirées des expériences récentes. Penser à court terme ne fonctionne pas. Nous dépensons des milliards pour soutenir nos économies, mais nous ne parvenons pas à vacciner le monde entier. Nous ne saisissons toujours pas pleinement l’occasion de mettre en oeuvre des changements en matières d’éducation, de santé, de climat et d’utilisation de l’argent public. Le monde ne s’améliore pas vraiment”.
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