Paul Vacca
L’applaudissement: des claques aux clics
L’applaudissement – ou son absence – est un vecteur de cohésion sociale. Et comme pour les réseaux sociaux d’aujourd’hui, il engendre sa propre métrique.
Lorsque nous applaudissons un artiste, une conférence ou un exploit sportif, obéissons-nous à une fonction naturelle, par exemple celle de pleurer ou de rire? Il semblerait que oui car les bébés s’y adonnent d’instinct et les chercheurs, sans avoir de certitudes quant à son origine précise, font remonter l’acte d’applaudir à des temps immémoriaux: on applaudissait déjà chez les Romains et dans la Bible. Mais il s’agit aussi d’une construction culturelle, d’un rituel qui s’est codifié au fil du temps, épousant les normes sociales. De fait, nous savons moduler nos applaudissements – comme on sait le faire de nos rires – entre engagement total, soutien poli ou distance ironique.
L’applaudissement – ou son absence – est un vecteur de cohésion sociale. Et comme pour les réseaux sociaux d’aujourd’hui, il engendre sa propre métrique.
Megan Garber, dans un article publié en 2013 dans The Atlantic – A Brief History of Applause: The Big Data of The Ancien World – en propose une généalogie passionnante. Parcourant à tire-d’aile son histoire, elle en conclut qu’applaudir est un acte à la fois participatif et d’observation, une forme précoce de “média de masse” reliant les gens entre eux, instantanément, visuellement et, bien sûr, de façon auditive. On pourrait filer sa métaphore en disant que c’est un réseau social avant l’heure. L’applaudissement – ou son absence – est un vecteur de cohésion sociale. Et comme pour les réseaux sociaux d’aujourd’hui, il engendre sa propre métrique permettant d’analyser les sentiments du public, révélant les affinités et les désirs des personnes du groupe. “L’individu qualifié, écrit-elle, a cédé la place à la foule quantifiée. C’était le big data avant que le big data ne devienne big.” On peut applaudir!
D’ailleurs aux 19e et 20e siècles, ils furent pleinement utilisés en tant que métrique. En témoigne, par exemple, la pratique de la “claque professionnelle” où un groupe de personnes était payé par les propriétaires des théâtres ou les promoteurs de spectacle pour infiltrer une salle et applaudir aux moments propices. Cela créait artificiellement une forme de viralité, déclenchant mécaniquement d’autres vivats. Et les spectateurs ressortaient avec le sentiment que le spectacle avait du succès en assurant le buzz – pardon le bouche à oreille – au spectacle. Où l’on voit que les têtes à claques préfiguraient déjà les machines à clics.
D’ailleurs, quand les applaudissements viennent à manquer, c’est un peu de sens social qui se perd. Mozart serait sans doute désemparé de voir les applaudissements frénétiques qu’il recevait lors de ses concerts remplacés par le silence recueilli qui règne lorsque l’on interprète ses oeuvres aujourd’hui. Wagner avait quant à lui demandé à ce que l’on n’applaudisse pas après l’acte II de son opéra Parsifal lors de sa première représentation. On lui obéit mais sans cette boucle de rétroaction que sont les applaudissements pour un artiste, il fut déboussolé. “Est-ce qu’ils ont aimé?”, demanda-t-il inquiet à sa troupe.
De même que lorsque les concerts et les spectacles passèrent en “distanciel” avec le développement de la radio et de la télévision, il fallut réinventer la claque. Ce que fit la Laff Box, conçue en 1940 par Charley Douglass, ingénieur du son chez CBS: une boîte, connue de tout amateur de sitcoms, pouvant générer, sur simple pression d’un bouton, 32 réactions différentes du public, des applaudissements chics aux rires déchaînés. Un peu à la manière d’un algorithme orientant les réactions du public en lui livrant des indices. Autant dire que le like, en tant que vecteur à la fois de participation et d’observation, en est le digne héritier. Et si le petit pouce bleu est plus silencieux, ses effets sont tout aussi tapageurs.
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