Paul Vacca
“La vérité et nous, c’est compliqué”
Le terme de “post-vérité” censé décrire notre époque et notre rapport à la vérité souffre, selon nous, de deux défauts majeurs. D’un côté, il postule qu’il fut un temps où l’humanité se serait souciée pleinement de la vérité.
Or, ce temps-là, nous peinons à l’identifier : le 20e siècle ? Certainement pas. Le siècle des Lumières ? Celles-ci visaient justement à pourfendre les obscurantismes de l’époque. Le Moyen Age ? Pas sûr que ce soit une époque qui se caractérise par un rapport serein à la vérité… Bref, il semblerait que ce ” post ” renvoie à un ” ante “, un ” avant ” – fantasmé. Sinon pourquoi les philosophes, de Socrate au Cercle de Vienne, se seraient-ils cassé la tête sur cette question ?
D’un autre côté, le concept de ” post-vérité ” laisse entendre qu’aujourd’hui, nous ne serions plus intéressés par la vérité, que nous n’accorderions pas la moindre importance aux faits. Or, les nouvelles de la ” mort de la vérité “, dont certains font état, sont très exagérées. Car comment expliquer la multiplication de livres, films ou séries télé qui se vendent avec l’étiquette ” d’après une histoire vraie ” ou ” basé sur des faits réels ” ? Un mantra devenu véritable argument promotionnel. Il semblerait que la vérité rencontre un certain intérêt au point qu’elle fasse vendre.
Cette année, les Oscars donnent une bonne indication de l’ampleur du phénomène. Pas moins de six films sur huit briguant le titre de meilleur film 2019 arboraient le label based on a true story : Green Book (d’après un épisode de la vie du pianiste Don Shirley), Bohemian Rapsody (le biopic sur Queen), Vice (qui raconte l’ascension de Dick Cheney à la vice-présidence des Etats-Unis), La Favorite (sur le règne de la reine Anne d’Angleterre), BlacKkKlansman (d’après les mémoires de Ron Stallworth, policier qui a infiltré le KuKluxKlan et Roma (sur l’enfance du réalisateur Alfonso Cuarón) .
C’est au prix de la trahison de la vérité factuelle qu’on atteint parfois une vérité émotionnelle.
On nous objectera qu’il s’agit là non pas de vérité, mais d’arrangements avec la vérité. Du reste, presque tous ces films ont essuyé des critiques quant à leur véracité. C’est d’ailleurs ce que permet le très flou ” d’après ” ou based on en anglais, offrant toute latitude. Ces films ne recherchent pas le prix de la véracité : ils concourent aux Oscars, pas au Prix Pulitzer du reportage journalistique. C’est au prix de la trahison de la vérité factuelle qu’on atteint parfois une vérité émotionnelle.
” Bohemian Rapsody “, par exemple, pour bien porter l’emphase dramatique sur les retrouvailles miraculeuses du groupe au moment du Live Aid (1985), a choisi de faire l’impasse sur les quelques concerts donnés un an auparavant en Afrique du Sud. Pour la Favorite, il n’est pas validé historiquement qu’Anne Stuart ait eu 17 lapins. Reste que c’est un vecteur dramatique puissant – Hitchcock appelait cela un McGuffin – pour incarner à l’écran le poids de la perte de ses 17 enfants. Et même si Green Book n’est, à en croire le frère de Don Shirley, qu’une ” symphonie de mensonges “, est-ce important s’il atteint la vérité émotionnelle recherchée par Peter Farelly, son réalisateur ?
Une histoire vraie de ces dernières semaines illustre parfaitement ce quiproquo entre véracité factuelle et vérité émotionnelle. C’est celle d’un jeune auteur de 25 ans venu sur les plateaux de télévision pour la promotion de son premier roman , De la race des Seigneurs (éditions Stock) qui raconte l’histoire d’un jeune homme dont le père est un acteur célèbre. Comme l’auteur en question s’appelle Alain-Fabien Delon, les animateurs ont cherché à sonder le degré de véracité du roman avec une pointilleuse comptabilité de ce qui était ” vrai ” et ce qui était ” faux “. Jeu absurde dans lequel l’auteur refusa d’entrer, arguant que tirer une ligne de démarcation entre le vrai et faux n’avait pas de sens dans un roman. Naïf ? Peut-être. Mais alors à la manière de Marcel Proust qui refusait que l’on confonde le narrateur et l’écrivain, ou de Rimbaud qui affirmait que ” Je est un autre “.
Cela permit un jaillissement de ce que l’on appelle des ” moments de vérité ” en télévision. Des animateurs déstabilisés, pris au piège face à un jeune homme dans un happening étrange sur la vérité. Où l’on eut la conviction que la post-vérité devrait attendre : notre relation avec elle n’est pas terminée. Mais, depuis Socrate, c’est toujours aussi compliqué.
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