La semaine des 4 jours, pourquoi pas?

L'économiste français Pierre Larrouturou et Bernard Delvaux, patron de la Sonaca. © CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE

“Je trouve souhaitable de mettre en place des systèmes de partage du temps de travail pour toute une série de métiers”, a déclaré le patron de la Sonaca, Bernard Delvaux, en janvier dernier lors d’un débat avec l’économiste français Pierre Larrouturou, organisé par Trends-Tendances. Le thème de la semaine des 4 jours revient dans l’actualité belge de cette rentrée politique. Il mérite d’être abordé sans oeillères.

La semaine des 4 jours, c’est le nouveau refrain à la gauche de l’échiquier politique. Le président du PS, Elio Di Rupo, défend le principe du passage de 5 à 4 jours de travail, avec maintien du salaire. “Quand on a donné des congés payés aux travailleurs en 1936, tous les patrons criaient au scandale, que cela allait tuer l’économie, a-t-il expliqué sur Bel-RTL. Ça n’a jamais été la fin de l’économie.” Ecolo, le PTB et Défi (le ministre bruxellois Didier Gosuin teste l’idée à Bruxelles-Propreté) ont chacun leurs propositions, ainsi que les syndicats bien entendu.

En janvier dernier, Trends-Tendances avait convié l’économiste français Pierre Larrouturou, chantre de la semaine des 4 jours, et le patron de la Sonaca Bernard Delvaux à débattre du sujet. Leurs propos se rejoignent assez largement, autour d’une réduction du temps de travail qui n’entraînerait pas forcément un maintien intégral du salaire.

TRENDS-TENDANCES. “Le passage à quatre jours a amené à repenser le travail de chacun et a enrichi la plupart des postes”, écrivez-vous dans votre ouvrage “La gauche n’a plus droit à l’erreur”. Ne peignez-vous pas là un tableau trop idyllique ?

PIERRE LARROUTUROU. Je parle de l’exemple concret de Mamie Nova, une entreprise industrielle tout à fait concurrentielle qui a mis en place la semaine des quatre jours il y a plus de 15 ans. L’usine fonctionne six jours par semaine, mais en adaptant son organisation de façon souple. Il existe en son sein 17 régimes de travail différents car le directeur ne travaille pas comme les ouvriers, les commerciaux ou les gens de la comptabilité. Mais les coûts de production n’ont pas augmenté d’un centime. Mamie Nova a créé 130 emplois à durée indéterminée grâce à une baisse des cotisations sur le travail et un gel des salaires. Il y a eu un grand plan de formations la première année. Les travailleurs ont consacré 20 jours de congé à suivre celles-ci. Au bout de 10 ans, on constate que l’absentéisme a beaucoup reculé. Ce constat se vérifie aussi chez vous à l’aéroport de Charleroi. Il n’y a pas de baguette magique, c’est le fruit de la reprise d’une négociation qui est un mouvement historique.

BERNARD DELVAUX. Aujourd’hui, nous connaissons — et ce n’est pas le chef d’entreprise qui parle ici, mais le citoyen — un vrai problème de cohésion sociale. Nous l’avons vu avec les attentats en France ou la montée des extrêmes. Plus la part de la population qui n’a pas accès à l’emploi augmente, plus le risque de perturbation sociale grandit. De ce point de vue, je trouve souhaitable de mettre en place des systèmes de partage du temps de travail pour toute une série de métiers. D’un point de vue macroéconomique, la digitalisation va réduire les besoins de main-d’oeuvre dans les services, l’administration et même le retail, comme la robotisation l’a fait pour l’industrie. L’évolution naturelle poussera donc vers un partage et une réduction intelligente du temps de travail. Nous avons moins besoin d’interventions humaines qu’avant et plutôt que d’avoir des gens qui travaillent plein pot et d’autres qui n’ont pas de boulot, je préfère que l’on partage ce temps de travail.

Si c’est socialement souhaitable, est-ce économiquement praticable ?

B.D. La répartition du temps de travail a un coût : elle implique plus de formations ; s’il y a des embauches compensatoires, on atteint peut-être le seuil de la représentation syndicale ; quand le nombre de travailleurs augmente, les frais de licenciement coûtent plus cher, etc. Ce sont des éléments à la marge mais il faut les gérer sinon ces obstacles psychologiques bloqueront tout. Au-delà, il y a la question cruciale de la rémunération : conserve-t-on 100 % de la paie pour 80 % du travail ? Dans l’industrie, nous souffrons déjà d’un énorme désavantage compétitif, le coût horaire ne peut absolument pas augmenter. L’Etat peut soutenir en affectant une partie de ses gains en allocations de chômage, mais cela ne suffira pas.

P.L. L’économiste Patrick Artus (à l’époque à la Caisse des dépôts, désormais chez Natixis, Ndlr) a bien montré que notre proposition tenait la route financièrement. S’il y a une obligation d’embauche, il y a des gens qui sortent du chômage, des ménages qui retrouvent le moyen de consommer, des personnes qui paient des cotisations de retraite ou de soins de santé, etc. Cela réduit les dépenses de l’Etat, tout en augmentant ses recettes. Faut-il réduire les salaires ? Cela se négocie au cas par cas. Notre proposition prévoit néanmoins un maintien de la rémunération pour les gens qui gagnent moins de 1.500 euros par mois.

B.D. On peut moduler selon les revenus. Je trouve toutefois irréaliste, et sans doute pas nécessaire, de promettre à tout le monde qu’il conservera 100 % de son salaire. Un travailleur qui passe à la semaine de quatre jours économise aussi. En frais de déplacement, en frais de crèche éventuellement. Il aura peut-être plus de temps pour cultiver son jardin et réduira ses achats de fruits et légumes. Une journée libre en plus par semaine, cela a aussi une valeur.

P.L. Cela fait partie de ce qui peut se négocier en entreprise. Quatre cents entreprises françaises sont passées à la semaine des quatre jours, elles ont adopté des formules différentes. Certaines ont gelé les salaires, d’autres les ont réduits de 3 %, d’autres encore ont instauré des formules d’intéressement (on gèle les salaires mais s’il y a moins d’absentéisme, on répartit ensuite les gains de productivité, Ndlr) ou une flexibilité bien pensée.

Quatre cents entreprises sont peut-être passées à la semaine de quatre jours mais des milliers d’autres ont dénoncé les 35 heures…

P.L. L’une des erreurs de la loi Aubry, c’est d’être passé par une loi qui s’impose à tout le monde. Elle accordait, en outre, des réductions de cotisations sans conditions d’embauche, ce qui a coûté très cher à l’Etat pour un résultat mitigé. A mon sens, il faut plutôt négocier branche par branche, entreprise par entreprise.

B.D. Imposer une mise en place linéaire fut probablement une erreur. Chaque secteur a ses spécificités. Le retail qui ne travaille pas beaucoup le lundi mais énormément le vendredi soir et le samedi a d’autres besoins en termes de partage du temps de travail que l’industrie qui veut des shifts de huit heures pour maintenir ses cadences.

Vous parlez de semaines de quatre jours plutôt que 32 heures. Pourquoi ?

P.L. Ce n’est pas un problème de thermostat. Il est nécessaire de réorganiser le travail. Ce n’est pas en comptant quart d’heure par quart d’heure qu’on va créer une dynamique. C’est pour cela aussi qu’il faut une réduction très forte. Si vous réduisez d’une heure ou deux, on va plutôt tirer sur l’organisation et stresser les gens. Notre société menace de se disloquer. Il est important de redonner du temps libre pour s’impliquer dans son quartier, dans des associations, si nous voulons retisser les liens de la société.

Cela peut-il fonctionner pour les cadres supérieurs ?

B.D. J’ai connu des cas de membres de comité de direction à 4/5e et cela a fonctionné. Je ne veux toutefois pas apporter de réponses générales. Un manager n’a pas de l’impact par le nombre d’heures passées mais par la créativité apportée, par les décisions débloquées. La difficulté provient plutôt du recrutement : trouverait-on facilement 10 ou 20 % de personnes supplémentaires avec le niveau et le profil nécessaires ? En revanche, cela me semble envisageable, pour autant que nous l’organisions soigneusement, pour les ingénieurs de nos bureaux d’études.

P.L. “On a trop tendance à se croire indispensable, je suis moi-même prêt à travailler quatre jours par semaine”, avait déclaré Kléber Beauvillain, alors président de Hewlett-Packard. D’autres patrons tiennent le même discours. Je ne dis pas que c’est facile, mais que c’est possible, si on apprend à déléguer. Les deux frères à la tête de Brioche Pasquier sont passés à quatre jours et ils disent qu’ils ont eu de nouvelles idées grâce à cela. L’étincelle peut surgir en jouant au tennis ou lors d’une sortie à vélo. Il faut des moments pour s’aérer la tête.

C’est presque une question de santé publique, puisque le taux de “burn-out” et de dépression n’a jamais été aussi élevé…

B.D. La pression augmente dans tous les métiers, y compris dans les services publics. Le stress peut conduire au burn-out. Mais il y a aussi un stress positif. Quand on a des perspectives, quand on veut atteindre un objectif, ce stress peut devenir de l’enthousiasme. D’où cette question cruciale : comment se doter de perspectives positives ?

P.L. Il est aussi important de rappeler pourquoi nous proposons la semaine des quatre jours. Même aux Etats-Unis, où l’on a injecté 3.500 milliards de dollars pour relancer la croissance et le plein-emploi, la durée moyenne effective de travail est de 33 heures. En Allemagne, la durée moyenne, en ne tenant pas compte des chômeurs, est de 30 heures. Il y a donc déjà une forme de réduction du temps de travail. La question est : laisse-t-on le marché répartir les gains de productivité ou la société est-elle capable de le faire de manière organisée ? Des millions d’Européens n’ont pas de quoi vivre, tandis que d’autres ne savent plus quoi faire de leur argent, c’est aussi cela qui limite la croissance.

Aucun plan de relance ne peut-il vraiment inverser la tendance ?

P.L. Les Etats-Unis n’y parviennent pas, le Japon connaît une croissance de 0,7 % depuis 20 ans malgré des plans de relance pharaoniques, qui ont porté la dette à 250 % du PIB. Je ne dis pas qu’il faut organiser la décroissance, je dis qu’il serait suicidaire de miser sur un retour miraculeux de la croissance. Par contre, si on met le paquet sur les PME, sur les économies d’énergie, sur l’innovation et, bien entendu, sur le temps de travail, on peut créer des millions d’emplois.

B.D. Ce qui m’inquiète, c’est la croissance européenne. Nous ne sommes pas équipés pour capter la croissance mondiale. Nous sommes tout doucement devenus non compétitifs. Les coûts du travail et de l’énergie sont prohibitifs. Et tant qu’on ne change pas cela, la croissance ne va pas générer de l’activité chez nous mais ailleurs dans le monde. Les entreprises industrielles doivent développer de l’activité low cost à l’étranger pour ne pas disparaître. Même la Sonaca, avec un actionnariat public dont le but premier est l’emploi et non le dividende, est amené à ouvrir une usine en Roumanie. C’est quand même un comble. Mais si nous ne le faisons pas, nos clients européens (Airbus) et mondiaux (Embraer) vont immédiatement passer chez des concurrents qui le font.

P.L. Je partage le raisonnement mais j’ajoute : il n’y a pas de fatalité ! Si vous devez ouvrir une usine en Roumanie, c’est parce que les politiques ne font pas ce qu’il faut en matière de convergence et qu’ils agissent depuis 30 ans comme si la main invisible du marché allait faire le bonheur de tous. Nous sommes au bout d’un système.

Vous avez évoqué deux éléments pour la compétitivité belge : les salaires et l’énergie. Que préconisez-vous pour ce second volet ?

B.D. La clé, à un horizon de 10 ou 15 ans, c’est l’indépendance énergétique. Quand vous dépendez de la Russie, des Etats-Unis ou de la Chine, vous ne pouvez pas empêcher une hausse des prix à terme. Fixons-nous un objectif d’indépendance énergétique. C’est très mobilisateur, à l’image de JFK qui affirmait “Dans 10 ans, nous marcherons sur la Lune”. Cela peut générer de l’innovation, des industries et des emplois, tout en diminuant la facture énergétique. Le problème, c’est l’investissement initial. Il faut réussir à sortir l’argent créé en faisant tourner la planche à billets de la sphère financière pour l’orienter vers des projets économiques structurés.

Le monde politique est-il prêt, selon vous, à prendre des virages aussi audacieux et qui visent un horizon plus lointain ?

B.D. Pour transformer une entreprise de grande taille, il faut réunir trois conditions. D’abord, un leadership affirmé. C’est très compliqué chez nous avec les régions, les communautés, le fédéral, l’Europe. Ensuite, il y a la question de la burning platform, du sentiment d’urgence. S’il y a une bonne chose à retirer de ce que nous avons vécu ces dernières semaines, elle est ici : le niveau des sentiments d’urgence est remonté. Enfin, avons-nous des projets mobilisateurs et sont-ils suffisamment détaillés pour rassurer tout le monde ? L’objectif d’indépendance énergétique peut en être un, comme le chantier du vieillissement ou la problématique de la compétitivité industrielle de l’Europe. Il ne tient qu’à nous d’en décider. C’est par des grands projets communs que l’Europe s’est créée et a progressé, c’est comme cela qu’elle peut faire un pas de plus.

A vous entendre, la gouvernance, la pure question institutionnelle, serait la plus difficile à faire évoluer. N’est-ce pas inquiétant ?

P.L. En 20 ans, notre société a connu des progrès fabuleux. Mais à sa tête, il y a un vrai gros défaut de gouvernance. Les citoyens doivent comprendre qu’on ne peut pas se contenter de voter pour le moins pire une fois tous les quatre ou cinq ans. Sur les questions du climat, d’intégration, de démocratie, nous sommes proches du point de non-retour. Si on avait attendu les vieux partis politiques, le Mur de Berlin serait toujours là. A un moment donné, des gens en ont eu marre et se sont levés. C’est ce qu’il faut faire aujourd’hui.

B.D. Je partage le diagnostic, mais je n’ai aucune ambition politique. Je suis un chef d’entreprise et c’est déjà pas mal comme cela. J’essaie d’influencer, en répétant le message à tous les niveaux politiques, en formulant des propositions très concrètes et en espérant que cela inspire, parfois.

P.L. Nous, on veut les remplacer et c’est pour cela que nous avons créé le parti Nouvelle Donne. Je suis convaincu qu’il y a moyen de créer la surprise. Il y a des vieux partis qui meurent comme il y a des métiers ou des entreprises qui meurent. Ce n’est pas grave si de nouveaux arrivent.

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE DE CAEVEL ET CAMILLE VAN VYVE –

PIERRE LARROUTUROU

La semaine des 4 jours, pourquoi pas?
© CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE

• Né en 1964, ingénieur agronome, diplômé de l’institut d’études politiques de Paris.

• A commencé sa carrière dans la consultance (Andersen), avant de militer pour le partage du temps de travail, thème auquel il a consacré de nombreux ouvrages.

• A tâté de la politique au PS et chez les Verts, tout en possédant quelques entrées au centre-droit (il a travaillé pour le ministre Gilles de Robien).

En 2013, il fonde le parti Nouvelle Donne, parti qui vient de… l’exclure de ses rangs. Pierre Larrouturou pourrait se présenter à l’élection présidentielle de 2017.

BERNARD DELVAUX

La semaine des 4 jours, pourquoi pas?
© CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE

• Né en 1965, ingénieur civil, diplômé de l’ULg.

• A travaillé chez Cockerill, McKinsey, Belgacom et bpost, avant de prendre la tête de la Sonaca en 2008.

• En 2014, il s’investit personnellement dans la reprise de l’entreprise de production de poêles Bodart & Gonay.

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