Paul Vacca
La “pensée nudge” ou la démission du politique
Le problème n’est pas le recours au “nudge” en soi mais plutôt que celui-ci est devenu un formidable effet d’aubaine.
” Délivrez-moi de mes disciples!”, a dit Oscar Wilde face à des jeunes gens qui, l’imitant à tort et à travers, travestissaient et trahissaient sa propre attitude. C’est en substance aussi ce que disent aujourd’hui deux éminents professeurs en sciences comportementales, Nick Chater et George Loewenstein. Dans une publication académique, ils font leur mea culpa: l’utilisation du “nudge”, ce fameux “coup de pouce”, la technique comportementale permettant d’orienter la bonne décision dont ils ont été les promoteurs, s’est fourvoyée ces dernières années.
Non pas parce qu’ils seraient intrusifs dans notre vie quotidienne, mais plutôt parce qu’ils seraient inefficaces, quand ce n’est pas contreproductifs, face aux problèmes qu’ils sont censés résoudre. En 2008, grâce à Nudge, l’essai de l’économiste nobélisé Richard Thaler et du juriste Cass Sunstein, le grand public découvrit l’effet du “coup de pouce”: comment une simple mouche – un adhésif, plus exactement – posée dans un urinoir pouvait améliorer spectaculairement la propreté des toilettes masculines! Et les auteurs de montrer que ces techniques comportementales douces pouvaient induire de bonnes décisions dans d’autres domaines comme la santé, le respect de l’environnement, les cotisations aux caisses de retraite, le don d’organes, etc. A petit coup de pouce, grands effets.
Le problème n’est pas le recours au “nudge” en soi mais plutôt que celui-ci est devenu un formidable effet d’aubaine.
Toutefois, les béhavioristes sont toujours restés prudents. Si le nudge constitue un moyen très efficace sur le plan comportemental, ils n’ont aucunement vocation à traiter les problèmes de fond ni à remplacer les approches systémiques. S’ils peuvent, par exemple, infléchir la facture énergétique des ménages – par une incitation comme ce fut le cas en Angleterre – ils sont incapables d’apporter une réponse appropriée à la crise climatique et à notre dépendance au carbone qui nécessitent un traitement profond et systémique. De même qu’une mouche au fond d’un urinoir ne résout pas le problème de civilité et de respect de la propreté dans les lieux publics. Un bémol de taille.
Evident, nous dira-t-on. Sauf que c’est là que les comportementalistes doivent, comme Oscar Wilde, se méfier de leurs disciples. Car un certain nombre de responsables politiques ou d’institutions gouvernementales ont immédiatement élu le nudge en oubliant au passage tous les bémols. Le problème n’est pas le recours au nudge en soi mais plutôt que celui-ci est devenu un formidable effet d’aubaine. Un blanc-seing pour certains politiques ou institutions pour se détourner de la recherche de solutions plus risquées, plus coûteuses et qui le plus souvent fâchent.
Le nudge, lui, a tout pour plaire : il est indolore, permet une quantification rassurante et sérieuse. Pas étonnant que se soit développée ce que nous appellerons la “pensée nudge“, une nouvelle forme de pensée magique déguisée en pragmatisme et garantie “sans idéologie”.
Avec l’illusion confortable qu’elle peut être la solution à tous les problèmes: la précarité ou la faim dans le monde ne pourraient-elles pas être résolues par la philanthropie de quelques riches donateurs et la générosité individuelle (comme quand on vous suggère de faire un arrondi par carte bancaire) plutôt que par des mesures structurelles? La désinformation vaincue par une éradication mécanique des fake news plutôt que par une éducation de fond aux médias? Et pour l’empreinte carbone, ne suffirait-il pas que les gens n’en consomment plus pour que filière carbone s’épuise d’elle-même? Alors à quoi bon se mettre à dos la filière carbone?
En fait, le recours au nudge plutôt qu’influer sur le comportement des citoyens révèle surtout celui des responsables: leur démission face à la décision politique.
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