La mode des monnaies locales
Les monnaies locales se multiplient et réjouissent les utilisateurs. Mais après l’engouement du début, bon nombre peinent à durer dans le temps et à convaincre plus que la communauté des débuts.
Difficile de ne pas être au moins un peu enjoué par le projet. Il faut dire qu’il a tous les ingrédients pour plaire : un groupe de bénévoles qui développe la monnaie depuis 2010 déjà, la promesse de soutenir l’économie locale, un moyen accessible de retisser les liens sociaux et un nom qui n’évoque que des images positives. La monnaie citoyenne nommée Talent vient de voir le jour à Ottignies-Louvain-la-Neuve.
Et le projet séduit, comme ce fut déjà le cas pour le Blé à Grez-Doiceau, l’Epi lorrain en Gaume et au Pays d’Arlon, le Valeureux à Liège ou le Volti à Rochefort. Les médias locaux comme les télévisions nationales s’intéressent de près à cette nouvelle monnaie locale. Les partenaires et commerces qui se sont déjà engagés à accepter le Talent comme moyen de paiement se réjouissent de déposer dans leur caisse les premiers billets imprimés.
Le lancement de chaque monnaie alternative suscite un réel enthousiasme. A chaque fois, un groupe de bénévoles croyant dur comme fer que les monnaies locales peuvent avoir un impact positif sur les régions réussissent à fédérer autour du projet quelques dizaines de commerçants et autant de clients enjoués après des mois, voire des années d’attente. Oui, mais ça, ce sont les joies du début.
Le lancement
Un bon nombre de monnaies citoyennes éprouvent beaucoup de difficultés pour se lancer. Pour le Talent par exemple, six années de travail ont été nécessaires avant d’imprimer le premier billet. En 2009, la déclaration de politique wallonne encourageait déjà les initiatives de monnaies locales : ” Toujours en lien avec cette nécessaire diversification des modèles d’échange et de développement économique, le gouvernement lancera une étude sur les expériences pilotes autour du concept de monnaies complémentaires (notamment celle de Gand) et sur leur application possible secteur par secteur en Wallonie “.
Lorsque l’aventure du Talent démarre en 2010, on rêve alors subsides et aides financières. Et puis, le dossier administratif prenant son temps, l’heure est à la nouvelle déclaration (2014-2019) qui n’en dit plus un mot. Finalement, il faudra attendre 2016 pour que la monnaie voie le jour. ” Nous sommes toujours en construction et nous allons continuer à construire ce projet avec les personnes qui vont l’utiliser “, prévient Stéphane Vanden Eede, co-animateur de l’ASBL. Même discours du côté d’Antoine Attout, coordinateur chez Financité et qui suit de près les groupes de monnaies citoyennes. ” C’est maintenant que commence le travail pour atteindre une masse critique et que le projet se tienne au moins un peu tout seul “, assure-t-il.
Car si aucune étude d’impact n’est encore en mesure d’indiquer si les monnaies locales ont réellement une influence sur l’économie et le tissu social, une chose est sûre : elles tendent à s’essouffler rapidement lorsque le projet n’est pas soutenu dans la durée.
La minute
Le temps, c’est justement sur ce principe que fonctionne la Minuto, lancée à Braine-le-Comte début 2013. Aujourd’hui, ” les transactions entre les membres semblent fonctionner au ralenti “, peut-on lire sur le site de cette monnaie-temps. Certes, contrairement aux autres monnaies citoyennes qui échangent des euros contre des Volti ou des Valeureux, la Minuto n’a pas son équivalent en monnaie officielle. Lorsque l’on se lance dans l’utilisation de la Minuto, on s’endette ou on s’enrichit en minutes que l’on échange par la suite. Difficile donc d’évaluer les unités réellement en circulation. Mais le constat est le même : il n’y a plus qu’une petite communauté qui utilise encore cette monnaie-temps lancée il y a bientôt quatre ans. ” Je pense qu’il y a eu des déceptions, avance Cédric Heine, administrateur de la Minuto. Beaucoup de gens s’inscrivent en trouvant l’idée bonne ou par colère contre le système classique, mais ils ne participent pas aux échanges par la suite. ”
Mais malgré les échanges très faibles, il n’y a aucune intention d’arrêter le projet pour l’instant. ” Plusieurs personnes se sont réinvesties dans le projet pour éviter qu’il ne meure, mais nous n’avons pas forcément de temps à y consacrer. C’est la difficulté de ce genre de mouvement. A côté d’ un manque d’organisation certain, il y a aussi le problème des volontaires qu’il faut s’adjoindre “, admet Cédric Heine. Dernière difficulté qui s’ajoute au faible soutien financier : le conflit avec l’Onem qui empêche les bénéficiaires du chômage de s’inscrire à la Minuto au risque de perdre leur aide financière. ” Si on arrivait à montrer que l’on a gagné une bataille contre l’Onem, ça aiderait déjà, pense l’administrateur de la Minuto. Le gros problème, c’est la visibilité. ”
La visibilité
Voilà aussi le problème de l’Epi lorrain. La plus vieille des monnaies citoyennes belges est passée de quelque 19.000 Epis en circulation en 2012, l’année de son lancement, à 35.000 l’année suivante. Mais aujourd’hui, si les 50.000 unités en circulation sont tout juste suffisantes pour maintenir le projet grâce aux cotisations des prestataires, ce dernier stagne. ” On arrive toujours à une limite de l’engouement “, note Olivier Brihaye, administrateur délégué de l’ASBL.
Même si le nombre de commerçants qui acceptent la monnaie complémentaire est passé de 80 à 130 depuis sa création, l’Epi est loin du Wir, qu’Olivier Brihaye cite volontiers en exemple lorsqu’il s’agit d’évoquer une monnaie citoyenne modèle. Cette monnaie parallèle suisse s’échange entre les petites et moyennes entreprises depuis 1934. Le Wir, qui suit le cours du franc suisse, a même sa propre banque qui permet d’octroyer des prêts aux PME à des taux d’intérêt plus que concurrentiels. Lancée en réponse à la crise des années 1930, elle continue de faire ses preuves après plus de 80 années d’existence.
Alors pour les fondateurs, l’Epi Lorrain est encore trop marginal pour avoir l’impact économique et social du Wir. Difficile aussi de soutenir une monnaie locale sur un territoire aussi vaste que celui où s’échangent les Epis et où la densité de population reste faible. ” Il y a un potentiel plus fort dans de plus grandes villes. Pour nous, il est plus difficile d’impliquer les politiques et les pouvoirs publics. Sans leur soutien, l’engouement n’est pas à sa pleine puissance “, regrette Olivier Brihaye.
Le soutien
L’implication des autorités publiques, ce n’est pas ce qui a manqué à l’eco iris. C’est même la ministre Ecolo Evelyne Huytebroeck qui est à l’origine du projet en 2012 dans deux quartiers bruxellois. Et pourtant, fin 2014 deux ans après le lancement et 800.000 euros dépensés pour lancer la monnaie, l’eco iris s’éteint.
Nous sommes tous bénévoles et il faut trouver des gens qui peuvent suivre sur le long terme. C’est cela qui rend ce genre de projet difficile à porter.” Gloria Michiels, co-animatrice du Talent
Si la base prévoit d’octroyer des eco iris en échange de tout ” écocomportement “, le projet évolue ensuite vers un modèle mixte où il est également possible d’acheter des eco iris pour les dépenser dans les commerces participants à l’opération. Oui mais voilà, malgré l’ouverture de la monnaie, les eco iris s’accumulent dans les caisses des commerçants qui participent à l’opération, ne savent pas comment les dépenser et pour qui la conversion en euros est une opération perdante puisqu’elle leur fait perdre 5 % de la valeur du billet.
La difficulté à échanger sa monnaie n’est pas exceptionnelle. En Allemagne, le Chiemgauer inventé il y a plus de 10 ans est certainement la monnaie locale la plus importante d’Europe avec 1 million en circulation et est également soumis à une commission de 5 % pour quiconque souhaite convertir la monnaie locale en euro. Le but : encourager les utilisateurs à dépenser leurs Chiemgauers, qui circulent bien plus vite que des euros puisque rien ne sert d’épargner cette monnaie qui ne rapporte pas d’intérêts. La monnaie bavaroise compte plus de 600 commerces et entreprises participantes, bien plus que l’eco iris où les participants se plaignent du manque de possibilités de dépenser ses billets.
” Fin 2014, après deux années d’expérience pilote, j’ai souhaité faire un état des lieux des résultats du projet, de son fonctionnement et de son coût pour envisager la suite “, a répondu lors d’une interpellation en Commission Céline Fremault, ministre bruxelloise de l’Environnement et de l’Energie qui a hérité du dossier eco iris. Vu le coût et le nombre restreint d’utilisateurs, les porteurs du projet ont décidé d’y mettre fin en juin 2015. ” L’expérience pilote ne nous montre pas qu’aujourd’hui, Bruxelles est prête pour ce type d’outil de stimulation économique ni qu’il s’agit d’un outil de changement de comportement efficace “, concluait la ministre.
Le concept des eco iris vous semble bien confus ? C’est justement ce qui a causé l’échec de cette monnaie à en croire le rapport de Financité : ” L’analyse de l’expérience avec les différentes parties prenantes de l’eco iris nous a toutefois appris que la poursuite d’objectifs multiples entraîne un manque de clarté de l’image extérieure, des difficultés au niveau de la communication, l’impossibilité de poser des priorités et de construire des stratégies claires… Ceci nous permet d’affirmer qu’il est nécessaire de définir une priorité absolue claire, soit choisir un seul objectif “.
Demain
Et puis, il y a eu le film Demain. Impossible de désigner un auteur à cette formule puisque c’est l’ensemble des acteurs qui citent spontanément l’effet du documentaire de Cyril Dion et Mélanie Laurent sur leur monnaie citoyenne. ” Nous avons eu plus de demandes à la suite du film “, confirme Jean-Yves Buron, porte-parole du Valeureux. La monnaie citoyenne liégeoise, lancée un an plus tôt, profite pleinement de l’engouement. ” On crée un réseau et on restructure l’économie locale, ce qui est lent “, précise Jean-Yves Buron. Mais si l’on se fie aux expériences d’autres monnaies locales, le Valeureux aurait tout pour fonctionner : un territoire dense et pas trop large, un tissu associatif déjà bien présent et le soutien des autorités locales. ” C’est caricatural, mais à Liège où le social et le coopératif sont déjà très présents, cela prend beaucoup plus vite qu’ailleurs “, confirme Antoine Attout de Financité.
Reste à voir si le projet pourra être porté dans le temps, financièrement comme humainement. ” Les moyens humains sont vraiment à prendre en considération, précisait Gloria Michiels, co-animatrice du Talent lors du lancement. Nous sommes tous bénévoles et il faut trouver des gens qui peuvent suivre sur le long terme. C’est cela qui rend ce genre de projet difficile à porter. ”
Quant à savoir si les monnaies citoyennes aident vraiment à développer l’économie, ni le volume en circulation ni la durée de vie ne sont des indicateurs suffisants pour l’évaluer. ” Une étude se construit, mais nous en sommes à l’année zéro, on ne peut encore rien prouver aujourd’hui “, précise le coordinateur de Financité pourtant convaincu de l’impact positif de ces initiatives. Le porte-parole de la monnaie citoyenne liégeoise en est bien conscient : ” Celui qui cherche aujourd’hui un impact sur l’économie locale ne trouvera rien. Treize mille Valeureux en circulation, ce n’est pas rien, admet Jean-Yves Buron. Mais nous sommes toujours en lancement. Peut-être même que dans un ou deux ans nous le serons encore. ”
Par Morgane Kubicki.
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