La démocratie belge est obèse
54 ministres, 2.000 membres de cabinet, 18.549 mandataires communaux et 300.000 employés… Et on ne parle même pas des provinces et intercommunales. Une recherche universitaire met le doigt là où ça fait mal. La comparaison entre Belgique francophone et Flandre est édifiante.
Le constat est accablant: la démocratie belge est en surpoids. Notre pays dispose d’un nombre pléthorique de mandataires publics. Intuitivement, tout le monde le sait ou le pressent. Mais une étude réalisée à l’UCLouvain par Jean Hindriks et Alexandre Lamfalussy le confirme désormais de façon implacable et chiffrée: 54 ministres, 2.000 membres de cabinet, 18.549 mandataires communaux et 300.000 employés… Le reste à l’avenant.
Un autre enseignement, tout aussi fort, s’impose à la lecture de leur rapport: l’hypertrophie publique belge, si elle s’explique certes par notre complexité institutionnelle, est bien plus importante du côté francophone que du côté flamand. La comparaison est objective, en tenant compte du rapport à la population, et témoigne d’un rapport du simple au double entre la Flandre et la Wallonie.
Voilà qui donne du grain à moudre aux formateurs des majorités francophones, Georges-Louis Bouchez (MR) et Maxime Prévot (Les Engagés). Les deux grands vainqueurs des élections du 9 juin ont promis de resserrer leurs équipes ministérielles et d’œuvrer à une plus grande efficacité des pouvoirs publics. A fortiori dans un contexte budgétaire difficile.
“Un devoir d’inventaire”
“Nous avons estimé utile de dresser un devoir d’inventaire sur la densité politique dans notre pays, souligne Jean Hindriks, professeur d’économie à l’UCLouvain. Nous avons pris le temps de recenser tous les élus à tous les niveaux de pouvoir, de l’échelon fédéral au communal, mais aussi le coût que cela représente.” Un autre volet suivra, concernant les administrations publiques – “c’est le gros morceau”.
“La question qui se pose, c’est de savoir si notre démocratie n’est pas obèse, si l’on n’a pas trop de représentants politiques, prolonge-t-il. C’est évidemment le fruit de notre complexité institutionnelle et de toutes les intersections autour de Bruxelles. Mais nous avons voulu poser un constat froid, scientifique, mais aussi simple à comprendre: ce n’est pas un rapport académique abscons et incompréhensible. Les chiffres que nous mettons en avant sont vérifiés scientifiquement.”
Les données proviennent d’ailleurs des autorités publiques elles-mêmes. Jean Hindriks salue une transparence inédite. “Nous pensons que cet inventaire est inédit, et nous espérons qu’il sera utile pour informer le débat public autour du fonctionnement de notre démocratie au lendemain des élections du 9 juin, précisent les auteurs. Avant d’évaluer, il est crucial de mesurer. Face à la sensibilité du sujet mais aussi à l’importance de l’enjeu, nous nous sommes imposé une ligne de conduite claire : le délivrable doit être Lisible, Original et Incontestable (LOI) afin d’objectiver les ordres de grandeur et d’informer le débat public sur le “poids” et les “coûts” de notre démocratie”.
“Deux fois plus d’effectifs en Wallonie qu’en Flandre”
“Nous ne faisons pas d’évaluation de qualité, précise encore Jean Hindriks. Nous ne faisons pas non plus de comparaison internationale parce qu’un ministre d’un côté n’est pas un ministre de l’autre, les systèmes sont très différents entre un fédéralisme et un pouvoir centralisé. En revanche, la base de comparaison normale pour nous, c’est le rapport entre la Flandre, Bruxelles et la Wallonie.”
Le résultat est clair: “Le résultat global, c’est que nous avons, du côté francophone, deux fois plus d’effectifs que la Flandre, par habitant, constate le professeur d’économie. La traduction de cela, c’est qu’avant d’envisager une éventuelle réforme de l’Etat, nous devons avant tout balayer devant notre porte. Au niveau des provinces, par exemple, nous avons un sureffectif massif par rapport à la Flandre. Les dépenses salariales sont beaucoup plus élevées. Cela pose question. C’est davantage le cas encore au niveau des pouvoirs locaux. Les communes sont en général moins peuplées, mais avec des effectifs équivalents ou plus importants.”
L’objectif, insiste Jean Hindriks, n’est pas de “mettre le bazar”, mais d’initier un débat sur cette situation. “Il s’agit de lutter contre la défiance à l’égard du monde politique. Nous pourrions avoir des structures beaucoup plus simples. La complexité actuelle, dans bien des cas, est incompréhensible.”
Inflation ministérielle et pléthoriques
Concrètement, le rapport analyse notre système par niveau de pouvoir. A tout seigneur, tout honneur, les structures fédérales montrent le mauvais exemple. “La Belgique compte 54 ministres et secrétaires d’Etat, soutenus par environ 2.000 membres de cabinets ministériels, soulignent les auteurs. Ces cabinets représentent un coût annuel réel de plus de 300 millions d’euros, bien au-delà des budgets officiels. Cette structure pléthorique contraste fortement avec d’autres pays fédéraux.”
A ce niveau, déjà, l’écart Nord-Sud se manifeste. “Les écarts régionaux sont interpellants, prolongent-ils. En Flandre, on compte 9 ministres pour 6,8 millions d’habitants. Du côté de la Wallonie et de Bruxelles, on compte 21 ministres pour 4,8 millions d’habitants. Les compétences sont réparties entre ministres et niveaux de pouvoirs sans cohérence. La mobilité, la santé, l’environnement sont des compétences éclatées sur de multiples ministères à des niveaux différents de pouvoir conduisant inévitablement à une dilution des responsabilités. Côté francophone, contrairement à la Flandre, on disperse l’enseignement obligatoire, l’enseignement supérieur et la formation qualifiante dans trois ministères différents dans deux gouvernements différents.”
Le débat sur la dispersion de compétences est récurrent, en vue d’une refédéralisation de compétences ou d’une autonomie accrue pour les Régions et Communautés. Mais aussi pour mettre de l’ordre dans la répartition des matières au sein même de l’espace francophone.
Parlementaires en sureffectif et écarts régionaux
Les parlements ne sont pas en reste de cette “obésité démocratique”. “Avec 592 députés répartis sur plusieurs parlements, la Belgique présente une des densités parlementaires les plus élevées, soulignent les auteurs. Les députés belges bénéficient de salaires généreux (8.743 euros bruts) et d’indemnités “forfaitaires” non justifiables (2.448 euros net par mois) qui débouchent sur des abus en frais de bouche et de voyages. A cela s’ajoute des indemnités de sortie, des indemnités de fonctions spéciales, des bonus pension…”
Qui plus est, les prestations ne sont pas irréprochables. “Tous ces avantages pécuniaires contrastent avec un taux d’absentéisme élevé (30%) et le cumul des mandats – certains députés exerçant jusqu’à 20 mandats et une majorité de députés fédéraux cumulant leur mandat avec un mandat local, prolongent-ils. Les conflits d’intérêt sont multiples. La comparaison avec d’autres pays de taille similaire, comme la Suisse, souligne des sureffectifs parlementaires en Belgique. L’écart régional est aussi interpellant puisque relativement à la population, on compte deux fois plus de parlementaires en FWB et Wallonie qu’en Flandre, et quatre fois plus de parlementaires à Bruxelles qu’en Flandre.”
N’en jetez plus? Le pire est à venir…
Provinces wallonnes trois fois plus dépensières
Les provinces belges, sous tutelle régionale, gèrent des domaines variés tels que l’aide sociale, l’enseignement et la santé. “Toutefois, une disparité notable existe entre les provinces flamandes et wallonnes, précisent Jean Hindriks et Alexandre Lamfalussy. Les cinq provinces wallonnes emploient quatre fois plus de personnel par habitant et dépensent trois fois plus par habitant que les cinq provinces flamandes.”
Les chiffres parlent d’eux-mêmes: “En 2022, les dépenses provinciales wallonnes ont atteint 1.118 millions d’euros, soit 306 euros par habitant, contre 113 euros par habitant en Flandre. Les cinq provinces flamandes emploient au total 4.904 ETP tandis que les cinq provinces wallonnes emploient 8.916 ETP. Il y a deux fois plus de conseillers provinciaux par habitant en Wallonie qu’en Flandre. Les députés provinciaux cumulent deux fois plus de mandats que les députés régionaux ou fédéraux.”
“Les 5 provinces wallonnes emploient 4 fois plus de personnel et dépensent 3 fois plus par habitant que les 5 provinces flamandes.” – Jean Hindriks (UCLouvain)
Communes et intercommunales: le trop-plein
A l’échelon local, la démesure démocratique se poursuit. Bien sûr, les communes belges jouent un rôle clé dans la prestation des services publics. Elles emploient au total près de 300.000 personnes (en ETP) dont 75% sont occupées dans l’administration (au sens large) et les CPAS. Les communes wallonnes, généralement plus petites que celles de Flandre, emploient légèrement moins de personnel par habitant et dépensent légèrement moins, mais le rapport reste, là encore, fortement préoccupant.
“Il y a en Belgique 18.549 mandataires communaux : les bourgmestres, les échevins, les conseillers communaux et les conseillers de l’action sociale, écrivent les auteurs. On dénombre deux fois plus de mandataires communaux par habitant en Wallonie par rapport à la Flandre. Cet écart est lié à la plus petite taille des communes wallonnes (14.045 habitants en moyenne contre 22.580 habitants pour les communes flamandes). La duplication des conseillers de l’action sociale et des conseillers communaux wallons explique aussi cet écart avec les communes flamandes.”
Mais au nord du pays, on prend le problème à bras-le-corps: “Les réformes en cours en Flandre, incluant l’intégration des CPAS aux communes et la fusion des communes entre elles, visent à améliorer l’efficacité de l’action locale et à soulager les finances locales. Ces réformes peuvent inspirer une rationalisation des communes wallonnes soumises à un risque croissant d’infarctus des services publics tant la pression sur les ressources humaines et les finances locales est grande.”
Ce n’est pas tout: “La Wallonie compte deux fois plus d’intercommunales et d’administrateurs d’intercommunales par habitant que la Flandre. L’effectif moyen y est trois fois plus élevé que celui d’une intercommunale flamande.”
Simplifier 1+1=2
Il est grand temps d’agir. Les chercheurs n’ont toutefois pas souhaité émettre une grande proposition de restructuration. Leur conclusion est un appel au changement.
“En dépit des moyens considérables déployés, les Belges n’ont pas particulièrement confiance en leurs gouvernements et mandataires politiques (à l’exception notable des mandataires communaux), soulignent-ils. La dispersion des compétences et la dilution des responsabilités dans une tuyauterie institutionnelle complexe les laissent souvent perplexes. Pour résoudre ce “dilemme belge”, nous devons simplifier nos structures politiques : 1+1=2. Il est urgent de le faire face aux défis nombreux et inédits qui nous attendent, marqués par des ‘incertitudes radicales’ comme les surnomment John Kay et Mervyn King.”
Pas d’appel, non plus, à un grand chantier institutionnel dont notre pays a le secret. “Il n’est pas nécessaire de s’embarquer vers une nouvelle réforme de l’Etat qui implique encore plus de décentralisation et de dispersion du pouvoir, prolongent-ils. En fait, nous pensons qu’à l’inverse de cette dynamique centrifuge, une force centripète peut être opportune pour développer les synergies, renforcer la coordination et clarifier les lignes de décision.”
Le chantier est surtout criant au sud du pays. “Une réforme des institutions politiques s’impose du côté francophone car les effectifs et coûts par habitant sont deux fois plus importants qu’en Flandre, concluent les deux auteurs. Le dédoublement entre Communauté et Région côté francophone pose question. La complexité institutionnelle de Bruxelles est problématique. La pertinence et le rôle des provinces doivent être réévalués. La fusion des (petites) communes est envisageable, à la lumière des fusions en cours en Flandre. Le contrôle démocratique des intercommunales doit être renforcé.”
Voilà une fameuse feuille de route.
“Que faites-vous de plus en Wallonie?”
“Si l’on considère que la Flandre est notre point de référence, on doit constater qu’elle a accompli une série de réformes, appuie Jean Hindriks. Ils ont fait une fusion des communes, ils ont intégré les CPAS au sein des communes, ce qui réduit le nombre de conseillers d’action sociale… Chez nous, les équipes sont doubles, ce qui signifie que les coûts sont doubles. L’anomalie des provinces est également édifiante : la dépense wallonne est trois fois plus importante et les salaires quatre fois plus importants. C’est à eux de justifier cela : que faites-vous en plus qui le justifie? La charge de la preuve est de leur côté. C’est la même chose pour les intercommunales. Pourquoi avons-nous deux fois plus d’administrateurs par habitant?”
La Wallonie compte 2 fois plus d’intercommunales et d’administrateurs d’intercommunales par habitant que la Flandre.” – Jean Hindriks (UCLouvain)
A priori, tout cela est injustifiable. “Mais ce n’est pas aux académiques de le dire”, insiste Jean Hindriks.
“Ces cabinets hors de l’administration”
Ce travail de recherche coïncide avec l’arrivée probable d’une équipe gouvernementale wallonne, composée du duo MR/ Engagés, qui souhaite rendre les institutions “plus efficaces”. “C’est leur feuille de route, c’est à eux de travailler là-dessus”, acquiesce l’économiste. Et le nombre de ministres n’est que le sommet émergé de l’iceberg! “Aux Pays-Bas, il n’y a pas de cabinet ministériel et pas de détachement. La relation triangulaire entre le ministre, le cabinet et l’administration est compliquée chez nous.”
Faut-il supprimer les cabinets, par exemple? “Je n’en suis pas sûr, rétorque Jean Hindriks. L’illustration que je donne, c’est que le ministre des Finances ou la ministre des Pensions n’avaient pas leur cabinet dans la tour des Finances ou la tour des Pensions. Et cela vaut pour toutes les compétences. La logique serait qu’ils soient au centre de leur administration.”
Le gros du problème se situe, toutefois, au niveau des structures locales ou paralocales. “Le fait que nous ayons obtenu toutes ces données montre qu’il y a un vent de changement, se félicite toutefois Jean Hindriks. Et ils savaient que c’était en vue d’un travail de recherche.” Même si, pour les présences parlementaires, on les a renvoyés… à la montagne de compte-rendus parlementaires, une montagne à éplucher.
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