Jean Hindriks: “On prend le risque de rabaisser la valeur du diplôme universitaire”

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Le professeur de l’UCLouvain et chercheur à Itinera insiste sur l’importance de la réforme Glatigny pour aider les étudiants à ne pas procrastiner. Il souligne qu’une évaluation était nécessaire pour mettre le doigt sur les drames, réels, mais… pas dans un tel désordre. Le risque? Un enseignement à deux vitesses.

Jean Hinriks (UCLouvain et Itinera) déplore le désordre politique des derniers jours au sujet de la réforme de l’enseignement supérieur et met en garde contre les effets pervers de cette fuite en avant pour les étudiants. Selon lui, il est vital d’évaluer avec des chiffres… corrects. Un entretien sans langue de bois.

Vous êtes secoué par cette révision de la réforme de l’enseignement supérieur?

Sur la forme, ce que je déplore, c’est le manque de concertation et de respect pour le corps enseignant, mais aussi du personnel administratif. On a des cas de burn out assez importants. On ne se rend pas compte de ce que représente le suivi des dossiers individuels des étudiants. Cela pèse très lourd. Nous avons, par exemple, des projets d’aide à la réussite, mais cela augmente davantage encore la charge de travail. Et comme on le sait, nous travaillons à enveloppe budgétaire fermée.

Pour le reste, je vous livre un chiffre important que j’ai vérifié officiellement auprès de l’Ares. Sur une dizaine d’années, on a eu une hausse de 40% d’inscriptions dans tout l’enseignement supérieur, c’est énorme! Le taux de diplomation, lui, n’a augmenté que de 20%. On a donc un décrochage important. Certains étudiants passent des années à étudier sans jamais rien décrocher: c’est un vrai drame!

La réforme initiale de la ministre Glatigny devait être amendée?

Elle a été mise en place il y a un an et demi. On avait programmé de l’évaluer quand les cohortes étaient sorties, donc au minimum après trois ans pour les masters et deux ans pour les bacheliers, soit en 2026. Mais ce qui est arrivé, c’est que de chiffres sont sortis de nulle part.

De la Fédération des étudiants francophones, non?

Oui, mais ce sont des chiffres exorbitants, sans aucune base administrative sérieuse. La réactivité politique a été importante, du fait de la campagne électorale ou de certaines personnalités en particulier. Cela a précipité la discussion et cela a poussé certains dans des positions qu’ils n’auraient pas adoptées en temps normal.

Mais cette réforme de la ministre Glatigny avait du sens?

Elle était fondée sur une étude scientifique démontrant que la durée des études avait été considérablement allongée et que les taux de décrochage avaient augmenté. Tous les partis, y compris le PS et Ecolo, avaient décidé de modifier la trajectoire. Ce qui vient d’arriver est issu d’un mouvement de panique sur bases de vérités alternatives et de ‘trumperies’. On n’a pas la volonté de mettre les chiffres à plat et de faire de constats. D’ailleurs, pourquoi n’a-t-on pas les chiffres? Au niveau de mon université, ils sont disponibles. Le problème, c’est qu’avec cette enveloppe fermée, on a une concurrence entre établissements, à cause de laquelle il n’est pas propice d’échanger les informations.

C’est ça la source du problème?

Oui, toute cette information est décentralisée dans les établissement supérieurs. On les voit passer, mais cela est dispersé et il n’y a pas une consolidation au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Or, un cadastre des parcours étudiants est censé exister. Cela m’interpelle: pourquoi la Fédération n’est-elle pas intervenue avec son service statistique? Non, on n’a entendu que des organes qui ne sont pas politiquement neutres. Il manque un pilote du système d’enseignement. Il faut tirer les leçons de ce grand désordre parti de chiffres sans fondements ou d’échantillons non représentatifs du PTB. De toute urgence, on doit voir clair! Nous sommes dans un brouillard où tout le monde a raison.

On décide à partir d’une crainte non objective?

Nous ne contestons pas qu’il y a des problèmes, certainement pas. Raison de plus pour avoir le profil des étudiants concernés. Il y a des vrais drames, y compris au sein des familles. Des étudiants issus de milieux très précaires se trouvent avec le risque réel de perdre une aide sociale s’ils n’y arrivent pas. Mais pour pouvoir identifier cela, il faut des données! On voit qu’il y a de plus en plus d’étudiants qui sont obligés, qui ne peuvent pas venir au cours et qui ne parviennent pas à finir leurs crédits.

Y’a-t-il un mauvais message envoyer en réformant de la sorte, en urgence?

Bien sûr. On se rend compte qu’il y a un grand problème de procrastination chez les étudiants, c’est une vérité. Tous les académiques font désormais des tests intermédiaires pour forcer les étudiants à travailler plus tôt. Même chose avec les travaux de groupe, pour lesquels on fait en sorte que tout le monde travaille. Or, le message que l’on fait passer, c’est que nous sommes une bande d’incompétents et que c’est à cause de nous qu’ils échouent. Je pense vraiment qu’il faut protéger les étudiants contre eux-mêmes. C’est trop tentant de reporter le travail à plus tard et de privilégier d’autres activités.

Pour démontrer l’importance de la procrastination, j’ai été très interpellé par les résultats des tests de dépistage pour le cancer chez les femmes de plus de 50 ans. On a envoyé un courrier à toutes les femmes, en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles. Résultats? Il y a eu 40% de femmes venues au dépistage en Flandre, pour seulement 4% en Wallonie et 9% à Bruxelles. La seule différence, c’est qu’en Flandre, on ajoutait une ligne qui fixait l’heure et le lieu du rendez-vous. Du côté francophone, il fallait soi-même prendre contact.

Que cela signifie-t-il pour les étudiants?

Cela montre que pour lutter contre la procrastination, il faut des échéances! Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’autres problèmes: des familles éclatées, des questions de santé mentale… Mais on doit pouvoir identifier cela! Si on me dit que 60% des étudiants qui sont en retard ont de gros problèmes pychologiques, c’est une autre discussion que l’on doit avoir et changer le décret ne va rien résoudre. Il y a un gros problème, mais on en arrive à une querelle politique qui ne résout rien.

Le risque, c’est aussi que des étudiants soient frustrés. Ceux qui bossent vont se dire que ce travail n’a aucune valeur puisque tous les autres vont avoir le diplôme. Cela crée une démotivation importante. Cela rabaisse la valeur du diplôme! Il faut être très prudent avec ça.

On doit donc évaluer sur une base objective?

Oui, c’est fondamental. Si on n’a pas récolté ces données nécessaires, je trouve cela très grave. On ne peut pas décider avec le doigt en l’air.

Cela me choque aussi quand on prétend défendre les familles précaires. Je viens moi-même d’une famille modeste et je trouve que toutes les mesures prises pour défendre ces familles ont plutôt tendance à les pénaliser. Ce que les études montrent très bien, ce que quand on ajuste les standards au niveau des élèves, ce sont surtout les plus modestes qui en pâtissent. Ce qui se passe quand on fait cela, c’est que les étudiants les plus aisés partent dans des écoles privées pour garder les standards. Le résutat, c’est que l’on a des jeunes dans des écoles ghettos et d’autres dans des écoles élitistes. Cette évolution, on la voit venir partout.

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