Hasard du calendrier (ou pas), l’économiste et le caricaturiste sortent chacun en même temps un ouvrage qui épingle amèrement le président des États-Unis. Entre “Le spectre d’un fascisme numérique” et un voyage dessiné dans “Les Années Trump, saison 2”, les deux convives se lâchent et posent les jalons d’une intense réflexion. Morceaux choisis.
L’occasion était trop belle pour ne pas les réunir. En ce mois de septembre, l’économiste Bruno Colmant et le caricaturiste Nicolas Vadot ont tous les deux choisi de prendre Donald Trump pour cible (pacifique), histoire de titiller les esprits sur l’avenir des États-Unis. Dans son dernier essai au pays de l’Oncle Sam, le docteur en économie appliquée décortique Le spectre d’un fascisme numérique, tandis que le dessinateur attitré de L’Écho et du Vif passe en revue Les Années Trump, saison 2, avec une plume joyeusement trempée dans le vitriol.
Pour Trends-Tendances, les deux auteurs belges ont accepté de croiser le couvert à La Villa Lorraine en privilégiant le “tu” dans la conversation, signe d’une évidente complicité. Taquin, Nicolas Vadot s’est en effet déjà payé la tête de Bruno Colmant dans de nombreuses mises en scène…
NICOLAS VADOT. Je t’ai souvent dessiné. C’est normal, tu sors un bouquin toutes les deux semaines (sourire) !
BRUNO COLMANT. Je me souviens notamment d’un dessin l’année passée, quand j’ai sorti mon livre Une brûlante inquiétude, où tu m’avais représenté en Philippulus, cet oracle un peu fou dans les aventures de Tintin qui se promène avec un gong en annonçant la fin du monde (rires). J’aimais bien !
N.V. Je t’ai même dessiné en Professeur Colmanto dans l’une de mes bandes dessinées, Madame Ronchard, une dame qui habite dans un pays où un volcan va entrer en éruption et elle, tout ce qu’elle veut, c’est que son équipe de foot gagne des matchs ! Dans cette BD, tu es le Professeur Colmanto, un expert italien en sismologie, un peu rabat-joie, qui dit que tout va péter. Mais personne ne t’écoute dans le populisme ambiant…
B.C. Oui (rires) ! Ce qui est incroyable aujourd’hui, c’est que les dates de publication de nos livres sont quasi les mêmes, et sur le même sujet en plus ! Ils sont d’une coïncidence extraordinaire…
TRENDS-TENDANCES. Pourquoi ces nouveaux livres ?
B.C. L’écriture, chez moi, vient d’une révolte. Elle vient d’un malaise que je veux clarifier, que je veux décoder. Comme disait François Mauriac, qui est quand même l’auteur qui a inspiré ma plume et qui a créé mon style, “écrire, c’est agir”. Il y a une urgence à agir par l’écriture. Je veux pouvoir, par un bouquin, susciter un débat, une prise de conscience et contribuer à ce que j’appelle l’intelligence collective. Je pense que l’on vit, maintenant, un moment qui est critique pour la première moitié du 21e siècle. On a la cristallisation de quelque chose que l’on doit regarder en face. Et on doit surtout se détacher d’une image onirique des États-Unis, qui est entretenue par le soft power et qui est illustrée par des personnes qui n’ont pas de connaissance intime du pays pour pouvoir partager un ressenti profond.
N.V. Moi, je peux faire rire les gens, je peux les distraire… – Molière disait d’ailleurs : “C’est une très longue entreprise que de distraire les honnêtes gens” – mais mon métier, c’est autre chose. Je ne suis pas un humoriste, je ne suis pas un illustrateur, je suis un éditorialiste qui dessine. Quand j’ai pris la décision de faire ces Années Trump, saison 2, j’étais en Australie avec ma famille. On était en train de vivre les 100 premiers jours qui suivaient sa seconde investiture et là, je me suis dit : “Putain, le monde est en train de changer devant nous de manière très négative !” Cela m’a renvoyé au tout début de ma carrière, à la fin de l’année 1989, lorsque le Mur de Berlin est tombé…

Vous faites du dessin de presse depuis 36 ans déjà ?
N.V. Je fais du dessin politique comme professionnel depuis 32 ans, mais en réalité, j’en fais depuis que j’ai débuté mes études de graphisme à l’ERG en 1989. Et donc, cette période qui va de la chute des régimes communistes à la mort de Ceaușescu, et qui fait aussi une centaine de jours, entrait en collision avec les 100 premiers jours de Trump 2. J’avais grandi, étudiant, dans un monde neuf où les murs tombaient. Et là, cette année, j’assistais à un changement diamétralement opposé, avec un type qui reconstruit des murs.
B.C. Tu parles de 1989, et c’est justement l’année où j’ai été diplômé aux États-Unis avec un Master of Science à la Purdue University. C’est aussi une année charnière, une année de grand basculement avec la répression des manifestations sur la place Tian’anmen en juin et la chute du Mur de Berlin en novembre…
N.V. C’est aussi l’année du retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan.
B.C. Effectivement. Moi, j’ai fait ce bouquin parce que je suis aussi entré en apnée dans ma vie américaine. Il y a une certaine résonance avec ma grand-mère qui est née à Chicago, avec mes études dans le Midwest, avec mon activité à la Bourse de New York… Bref, je me suis senti en sensibilité, en vulnérabilité pour écrire ce livre. J’ai d’ailleurs une drôle de façon d’écrire qui consiste à rentrer verticalement dans les événements pour les remonter ensuite à la surface…
N.V. Que veux-tu dire par rentrer verticalement ?
B.C. C’est un peu comme une pierre qui tombe dans l’histoire, qui tombe dans les profondeurs émotionnelles, et puis après je reconstruis ma remontée dans le quotidien, dans le courant, en argumentant intellectuellement. J’ai voulu partir de l’émotion primaire que j’ai eue…
N.V. C’est marrant ce que tu dis, parce que je vais te montrer le dessin que j’ai fait pour Le Vif la semaine dernière (il lui tend son smartphone). Ce n’est pas Trump, mais c’est une pierre qui tombe dans l’eau avec les traits de Macron…
B.C. Incroyable !
N.V. Avec la légende : “Dissolution accélérée”.
B.C. (Rires) En fait, pour ce livre, je me suis replongé dans les quelque 800 textes que j’ai écrits sur les États-Unis. Enfin, j’ai plutôt demandé à une étudiante de les rassembler…
N.V. Tu as demandé à ChatGPT (rires) ?
B.C. Non, non, non ! Il n’y a pas d’IA dans mon bouquin, je ne veux pas de ce truc-là ! Bref, j’ai demandé à une étudiante de rassembler mes textes, de les classer par thème, et j’ai fait remonter de nouvelles idées en dépouillant les anciennes. Donc, c’est vraiment quelque chose qui est venu de l’intérieur et c’est pour cette raison que je pense qu’il s’agit de mon livre le plus abouti. Parce que c’est mon histoire et qu’on n’est jamais autant déçu que par ce que l’on a aimé.
J’ai adoré mes années américaines, candides, vulnérables, avec une sorte d’ouverture à l’étranger. Tout cela a disparu. Le choc de Trump, bizarrement, je l’ai déjà senti en 2014 dans le Kentucky. C’était un événement infime avec un couple d’Américains qui avaient été professeurs d’université et qui m’ont dit à ce moment-là qu’il n’y avait plus de classe moyenne aux États-Unis. Ça m’est apparu comme un signal très, très faible, mais qui était en fait assourdissant.
N.V. Cela me fait penser à une interview passionnante d’un professeur d’université que j’ai vue sur YouTube, un marxiste américain – c’est très rare – Vivek Chibber, qui explique que les intellectuels démocrates sont en majorité des ’’anywheres’’ qui sont allés à Harvard ou à Columbia, qui se sont petit à petit déconnectés de leur Etat, contrairement aux républicains, bien plus proches des ’’somewheres’’ et il date ce changement au milieu des années 1990.
Vivek Chibber dit aussi que les communistes italiens sous Mussolini questionnaient LEUR responsabilité par rapport au fait que les ouvriers soient allés vers le fascisme, ce qui n’est pas le cas de la gauche radicale américaine. En fait, on a éludé une part de la responsabilité de cette gauche américaine dans la victoire de Trump, de Joe Biden à Kamala Harris. Je ne sais pas si tu as lu le bouquin de l’historienne Maya Kandel, Une première histoire du trumpisme.
B.C. Non.
N.V. C’est un très bon bouquin, mais elle ne peut pas s’empêcher de mettre le mot wokisme entre guillemets, alors qu’il ne faut pas le mettre entre guillemets. C’est une réalité qu’on a minimisée. En 2023 déjà, le politologue Yascha Mounk disait qu’il suffisait que 10% de l’électorat majoritairement acquis aux démocrates que sont les minorités afro-américaines, latinos et asiatiques, virent casaque et c’était plié pour Trump !
B.C. Il faut souligner l’envie des Américains de retrouver une figure historique qui rappelle un passé mythique et d’avoir une figure paternelle autoritaire à travers Trump. Ils ont voulu trouver un miroir d’eux-mêmes qui avait disparu. Comme Reagan après la guerre du Vietnam…

Nicolas Vadot, votre livre s’ouvre avec cette citation d’Elon Musk : “La faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale, c’est l’empathie.” Pourquoi ?
N.V. J’ai lu beaucoup de biographies sur ces mecs de la tech. Ils ont tous eu un traumatisme dans l’enfance, un traumatisme de dingue. A part Mark Zuckerberg qui n’en a pas vraiment eu, mais qui est le plus taré de tous et qui est un peu autiste quand même. Pour rappel, Jeff Bezos a été abandonné par son père à l’âge d’un an ou deux ans. Elon Musk a grandi avec un père volage, violent et il se faisait harceler à l’école en Afrique du Sud. Tout comme Peter Thiel, qui a évoqué ses châtiments corporels à l’école en Namibie. Quant à Sam Altman, il se rend compte qu’il est gay à l’âge 10 ans au fin fond du Minnesota, ce qui n’est quand même pas évident. Tous ces patrons de la tech ont un déficit de communication avec les autres et sont dans la revanche perpétuelle.
Le rapport avec Trump ?
N.V. C’est pareil pour Trump, qui n’a jamais été aimé par son père ni accepté par Hollywood. Et forcément, tous ces gens-là ne peuvent pas être heureux. Mon job, en tant que dessinateur de presse, ce n’est pas d’expliquer le monde ou l’économie comme Bruno. Mon job, c’est de fouiller l’inconscient. L’inconscient personnel et l’inconscient collectif. Il faut voir le film Unfit sur la santé mentale de Trump, sorti en 2020, pour comprendre à quel point c’est un sociopathe. Et la caractéristique principale du sociopathe, c’est l’absence d’empathie.
B.C. Le titre et le cœur de mon essai, Le spectre d’un fascisme numérique, c’est ça. J’y définis le trumpisme comme un mouvement populiste et nationaliste, aux tendances autoritaires, qui est amplifié par les géants de la tech. C’est un projet totalitaire d’un genre nouveau qui est né de l’alliance entre une contre-révolution idéologique anti-Lumières et la puissance technologique de la Silicon Valley. Trump, tout seul, ne serait qu’une caricature politique. Et les patrons de la tech, sans Trump, ne pourraient pas avoir l’adossement du pouvoir politique au développement technologique dont ils ont besoin. Donc, finalement, il y a une convergence d’intérêts, qui n’existait d’ailleurs pas sous sa première présidence, avec une transformation anthropologique de la société qui doit être mise en œuvre, et avec cette idée que la machine, peut-être, fournira des réponses plus optimales que des agrégats humains.
“Le trumpisme, c’est un projet totalitaire d’un genre nouveau, né de l’alliance entre une contre-révolution idéologique anti-Lumières et la puissance technologique de la Silicon Valley.” – Bruno Colmant
N.V. Cela me fait penser au bouquin L’Enfer numérique, de Guillaume Pitron. Il racontait que, pour ces géants de la tech, la vision organique de l’être humain est transitoire. Et que ce dernier va être augmenté pour que les meilleurs gènes produisent les meilleurs êtres humains. C’est là qu’on rejoint le fascisme.
B.C. Trump a également trouvé chez ces gens-là l’adossement à une expansion informationnelle dont il n’aurait pas pu rêver. C’est le cadrage numérique digital de ton inconscient qui permet finalement, à un certain moment, de manipuler ta pensée, de manipuler tes pulsions d’achat et de les comprendre. En fait, nous sommes algorithmés jusqu’au bout…
N.V. À propos de fanatisme, l’autre jour, j’ai dessiné Georges-Louis Bouchez avec la tête de Trump dans L’Écho… (rires).
B.C. Tu t’es fait engueuler !
N.V. Non ! Je sais qu’il appelle tout le monde, mais moi, il ne m’appelle jamais !
Selon vous, Bouchez serait un Trump en puissance ?
N.V. Oui, c’est un Trump en puissance. Mais un Trumpeke. On est en Belgique, quand même ! Cela dit, je le trouve vachement intéressant. Il est brillant, il est intelligent et, surtout, il fait bouger les clivages.
B.C. Il fait bouger les lignes en même temps que lui.
N.V. Il fait surtout bouger le patriarcat de gauche. La gauche, qui se dit progressiste, part du principe que les médias pensent comme elle. Et Bouchez fait bouger ce patriarcat-là, c’est-à-dire qu’il l’enlève de son piédestal. De ce point de vue-là, il est très intéressant. Mais au niveau empathie, j’y reviens, c’est zéro ! Ce mec a une intelligence empathique nulle. Je pensais qu’avec un enfant, ça viendrait, mais ça ne vient apparemment pas.
“Georges-Louis Bouchez est un Trump en puissance. Mais un ’Trumpeke’. On est en Belgique, quand même !” – Nicolas Vadot
B.C. Moi, j’ai une vision de prof d’unif. Je pense que je suis un homme très tempéré, voltairien. Et ce n’est pas une critique contre Bouchez, mais lorsqu’il a dit, l’année dernière : “Quand les élites ne pensent pas comme le peuple à droite, c’est la faillite des élites”. Cela m’a heurté. Parce que, justement, la richesse d’un pays, quand on veut faire société, c’est accepter le débat contradictoire. Ce qu’on appelle l’intelligence collective, qui ne peut pas être linéaire et qui doit être, par nature, confrontationelle.
N.V. Pour revenir au fanatisme, il y a trois semaines, dans Le Vif, j’avais fait deux dessins. Le premier était sur la promo de droit Rima Hassan, à l’ULB, où je faisais dire aux étudiants : “On doit faire plus fort en 2026 avec une promo Ali Khamenei ou Hassan Nasrallah !” Évidemment, je me suis fait traiter d’islamophobe, de fasciste…
B.C. (Rires) C’est une habitude !
N.V. Oui, c’est une habitude. Mais dans le même Vif, j’avais fait aussi un dessin sur Georges-Louis Bouchez en écolier, en train de taguer un mur avec l’inscription “Fuck la RTBF”, pendant que la maîtresse disait : “Téléphone à l’école ou pas, certains restent des garnements ingérables.” Et là, je me fais traiter de bobo, de gauchiste…
B.C. Chaque fois que tu fais un dessin ou que tu écris comme moi, tu te mets en danger. On se met tous les deux en danger de se tromper, d’être mal perçu, d’être mal compris, etc.

Alors, Nicolas Vadot, de gauche ou de droite ?
N.V. C’est très drôle parce que les gens de gauche pensent que je suis de droite. Et les gens de droite pensent que je suis de gauche. Moi, je me définis comme un libéral de gauche, voltairien. C’est-à-dire que je suis favorable à un État fort. Mais un État fort au sein duquel on peut s’épanouir en toute liberté. La différence entre le socialisme et le libéralisme, pour moi, c’est que le socialisme part du principe que la collectivité forge l’individu, alors que le libéralisme pense le contraire. Et donc moi, je suis un individualiste assumé. J’ai un culte de la méritocratie du travail, mais je ne suis pas du tout favorable à Thatcher ou à Reagan parce que, pour eux, l’État n’existait pas. Or, je pense que l’État doit exister et être fort.
Et vous, Bruno Colmant, vous étiez originellement à droite et vous êtes devenu un homme de gauche ?
B.C. Je ne suis pas un homme de gauche, je suis un homme raisonné. Avant, j’étais un type qui, effectivement, était irradié par la simplicité de l’économie de marché. C’est tellement facile de croire que le marché va donner le prix optimal, la quantité optimale, le comportement optimal…. C’est tellement plus simple de croire cela que d’accepter la variété humaine dans un marché ! Donc moi, j’ai longtemps cru à ça, comme beaucoup de gens de ma génération d’ailleurs.
Mais j’en suis revenu. Avant d’écrire ce livre, j’ai d’abord dû me déconstruire du néolibéralisme. Mais surtout de l’économie de marché, et revenir à une économie plus humaine. Et avec ces yeux d’une nouvelle jouvence, j’ai observé les États-Unis qui, eux-mêmes, ont d’ailleurs singulièrement quitté l’économie de marché pour entrer dans une économie autoritaire. Mais pour répondre à votre question, je n’ai pas envie d’avoir aujourd’hui une étiquette politique. Les étiquettes, c’est pour les cahiers d’écoliers.
Nicolas Vadot
• Né le 17 juin 1971 à Londres
• Diplômé de l’École de Recherches Graphiques de Bruxelles en 1993
• Premier dessin au Vif en 1993
• S’installe en Australie en 2005 où il travaille à distance pour la presse belge jusqu’en 2010
• Premier dessin à L’Écho en 2008
• Première collaboration au magazine 28 minutes Inter de la chaîne Arte en 2023
• Auteur de nombreux albums de BD et de recueils de dessins de presse dont le dernier Les années Trump, saison 2
Bruno Colmant
• Né le 24 juillet 1961 à Nivelles
• Docteur en économie appliquée (Solvay)
• Administrateur délégué chez ING (1996-2006)
• Chef de cabinet de Didier Reynders (2006-2007)
• Président de la Bourse de Bruxelles (2007-2009)
• Postes de direction chez Ageas, puis Roland Berger et Degroof Petercam (années 2010)
• Professeur d’université et auteur de nombreux ouvrages dont Le Spectre d’un fascisme numérique fraîchement paru aux éditions Anthemis
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