Michele Cincera, professeur d’économie à la Solvay Brussels School of Economics and Management (ULB), analyse pour Trends-Tendances le plafonnement de l’indexation salariale prévu par l’Arizona. Entre faisabilité technique douteuse et impact budgétaire négatif, l’économiste démonte les arguments de cette mesure qui touchera 40 % des travailleurs belges.
Trends-Tendances : Le gouvernement prévoit un plafonnement de l’indexation au-delà de 4.000 euros bruts dès janvier 2026. Comment fonctionne concrètement ce mécanisme ?
Michele Cincera : C’est assez simple. Les travailleurs qui gagnent jusqu’à 4.000 euros bruts – soit environ 2.000 euros nets – auront leur salaire indexé de 2 %. Mais pour ceux qui gagnent plus, seule la tranche jusqu’à 4.000 euros sera indexée. Par exemple, quelqu’un qui gagne 5.000 euros bruts ne sera indexé que sur ses premiers 4.000 euros. Les 1.000 euros restants ne seront pas indexés. Selon les chiffres de Partena, 40,1 % des Belges gagnent plus de 4.000 euros bruts. C’est donc presque la moitié de la population qui sera touchée.
Quel sera l’impact concret sur les salaires ?
Au niveau agrégé, la perte pour les travailleurs représente 500 millions d’euros, soit en moyenne environ 300 euros bruts par travailleur par an, donc environ 150 euros nets. Quelqu’un qui gagne 6.000 euros bruts perdra, lui, 480 euros bruts par an, soit environ 240 euros nets. Ce n’est pas énorme individuellement, mais quand vous faites la somme de tous les travailleurs, l’impact économique est évidemment plus important.
Le pécule de vacances et le 13e mois sont-ils comptabilisés dans le plafond des 4.000 euros ?
Ces montants sont aussi indexés. Donc, la même règle prévaudra : si vous percevez plus que 4.000 euros bruts pour votre pécule de vacances et votre prime de fin d’année, vous serez indexé seulement jusqu’à concurrence de 4.000 euros.
Y aura-t-il un effet boule de neige, avec des indexations futures calculées sur une base salariale diminuée ?
Oui, il y a un effet cumulatif. Votre salaire au-delà de 4.000 euros augmentera moins. Les indexations futures seront donc calculées sur le salaire qui a été réduit. Mais c’est minime, on parle de 2 %, donc de 20 à 80 euros selon les cas.
L’application du plafonnement dès le 1er janvier 2026 semble très serrée au niveau du timing. Est-ce réaliste ?
À mon avis, il sera impossible que cette mesure entre en pratique au 1er janvier. Il reste un mois. Il faut d’abord qu’elle soit traduite dans les lois, puis que les systèmes de paiement – les systèmes informatiques dans les entreprises et institutions publiques – soient adaptés. Ça prend du temps. En plus, c’est compliqué parce que l’indexation varie d’une entreprise, d’un secteur à l’autre. Les secrétariats sociaux devront employer des informaticiens pour adapter les paramètres des programmes de paiements automatiques.
Les systèmes ne seront donc adaptés qu’une fois l’Arrêté royal publié ?
Exactement. Les systèmes ne seront adaptés que quand il y aura eu un arrêté royal. Mais, comme on n’est pas encore sûr des modalités exactes, personne ne peut commencer à travailler dessus. Je ne suis pas juriste, mais j’imagine que ça va prendre quelques mois.
À votre avis, la prochaine indexation en janvier 2026 ne sera donc pas concernée ?
Non, je pense que pour la prochaine indexation, il n’y aura rien qui va changer.
A la prochaine indexation, rien ne va changer
Si l’arrêté royal n’est pas prêt à temps, la mesure pourrait-elle être appliquée rétroactivement une fois adoptée ?
Non, constitutionnellement, on ne peut pas revenir sur le passé. Une fois qu’une indexation a été payée, elle ne peut pas être récupérée rétroactivement.
Dans le secteur privé, l’indexation a généralement lieu en janvier selon les conventions sectorielles, tandis que dans la fonction publique, elle intervient automatiquement dès que le seuil de 2% d’inflation est franchi, généralement en mars. Cela pourrait créer un déséquilibre. Les fonctionnaires qui sont indexés en mars, seraient alors les premiers touchés ?
Oui, cela pourrait en effet créer des inégalités dans les différentes catégories de travailleurs. Il y aura peut-être des recours.
Au-delà des aspects techniques, quelle est votre évaluation de cette mesure sur le plan économique ?
C’est une mesure qui n’apporte rien du tout, dans le sens où elle permet de réduire le coût salarial pour les entreprises belges de 600 millions d’euros. C’est-à-dire à peine 0,28% de la masse salariale. Ce n’est vraiment pas beaucoup. Si les entreprises doivent moins payer leurs travailleurs, elles deviennent légèrement un peu plus compétitives, mais 0,28 %, c’est vraiment « peanuts ». Surtout quand on sait que l’écart salarial entre les pays voisins comme la France et l’Allemagne se situe entre 8 et 10 %. Là-bas, les salaires bruts sont moins élevés.
L’État va perdre 300 millions d’euros par an pour donner un gain dérisoire aux entreprises.
Quel sera l’impact budgétaire pour l’État ?
L’État va perdre 300 millions d’euros par an. Il économise 100 millions sur les salaires des fonctionnaires qui gagnent plus de 4.000 euros brut, mais il perd 400 millions en recettes fiscales. Pourquoi ? Parce que tous les travailleurs – public et privé – qui ne sont pas indexés au-delà de 4.000 euros auront des salaires moins élevés, donc paieront moins d’impôts et de cotisations.
C’est donc, au final, contre-productif ?
Exactement. Le gouvernement perd 300 millions pour donner un gain dérisoire aux entreprises. Et il y a encore les effets indirects : si 40 % des travailleurs consomment moins, l’État perdra aussi de la TVA, les commerçants gagneront moins, seront moins taxés…Cela crée une spirale négative pour l’ensemble de l’économie.
Si l’inflation dépasse les prévisions du Bureau du Plan, est-ce que cela pourrait changer la donne ?
Si l’inflation est plus élevée que prévu, le système d’indexation sera mis en œuvre plus souvent. Mais d’après les prévisions du Bureau du Plan pour 2026, on table sur une inflation de 1,5 % sur l’année. Donc normalement, il n’y aura qu’une seule indexation l’année prochaine. C’est beaucoup moins que cette année : en 2025, on est à 2,6 %, et les années précédentes, c’était encore plus élevé – 3,28 % en 2024 et 4,33 % en 2023. Il y a donc eu beaucoup de sauts d’index ces dernières années.
C’est une mesure qui n’apporte rien du tout. 0,28 % de la masse salariale, c’est vraiment peanuts.
Vous n’êtes donc pas d’accord avec cette mesure ?
Non, pas du tout. Ça n’a pas de sens. En théorie, ça pourrait améliorer légèrement la compétitivité de nos entreprises puisque leurs coûts salariaux diminueraient. Mais, une réduction de seulement 0,28 % de la masse salariale, à peine 600 millions d’euros, ne va pas faire la différence. Sans compter que l’Etat belge y perd, au final, 300 millions d’euros. Ce gain est donc négligeable face au véritable handicap de compétitivité belge : le coût de l’énergie dans le fonctionnement des entreprises. C’est le principal élément qui fait que les entreprises belges sont moins compétitives.
Cette mesure touche à l’indexation automatique, mécanisme quasi unique en Europe…
C’est symbolique en effet de toucher au salaire, même si ce n’est « que » 20 euros de perdus. Les syndicats vont créer des mouvements de protestation qui eux-mêmes ont aussi un coût économique. Une journée de grève nationale représente un manque à gagner énorme pour notre économie sans parler des répercussions impopulaires pour nos dirigeants et leur voix.
Craignez-vous que cela ouvre la porte à une suppression complète de l’indexation automatique dans le futur?
C’est une possibilité. Mais, cela ne passera pas facilement dans la société belge. Ce que je crois, c’est que l’Etat va faire comme maintenant : raboter l’indexations au-dessus de 4.000 euros, ou envisager une mesure encore plus forte comme passer un saut d’index complet, comme cela avait été évoqué il y a deux mois. Tous les salaires auraient alors été touchés, y compris les petits salaires comme ceux de l’Horeca. C’est une mesure très impopulaire, car ce sont surtout ces petits salaires qui ont le plus besoin d’indexation pour compenser l’inflation.
Comment a été calculé l’impact budgétaire ?
Les 300 millions d’euros de perte budgétaire évoqués par l’économiste Michele Cincera proviennent d’un calcul volontairement simplifié, portant sur une seule année avec un taux d’indexation de 2 %. Cette estimation se concentre uniquement sur les salaires supérieurs à 4 000 euros bruts, la perte de cotisations sociales et d’impôt sur le revenu qui en découle, ainsi qu’une économie limitée sur la masse salariale publique.
Les données utilisées reposent sur des sources publiques : un salaire brut moyen d’environ 4 273 euros pour un temps plein, 41 % de travailleurs au-dessus du seuil de 4 000 euros (selon des données de secrétariats sociaux), un volume global d’environ 4 millions de salariés, et des taux moyens de cotisations et d’impôts sur cette tranche.
Sur l’écart entre les –300 millions et les 880 millions annoncés par le gouvernement Le chiffre officiel intègre plusieurs éléments supplémentaires que notre économiste n’a pas modélisés : les effets cumulatifs des deux indexations plafonnées (2026 et 2028), l’impact sur les allocations et pensions (plafonnées à 2 000 euros), et surtout le mécanisme par lequel l’État récupère la moitié des économies réalisées par les entreprises. Il s’agit donc d’une projection jusqu’en 2029, là où l’estimation de Michele Cincera constitue un “instantané pédagogique” pour illustrer les ordres de grandeur.