“Il va falloir repenser deux siècles d’innovation”
Plus complexe qu’il n’y paraît, “l’innovation est un mécanisme permanent d’invention, mais aussi de réception”, rappelle l’anthropologue Dominique Desjeux, qui explique combien cette innovation doit désormais se diriger vers plus de frugalité, moins de simplicité et plus de coûts.
L’innovation, en économie, c’est la pierre philosophale: elle apporte bien-être, richesse, confort, simplifie la vie, baisse les prix, rehausse la rentabilité du capital, rééquilibre les finances de l’Etat… Les étudiants des écoles de commerce sont d’ailleurs toujours fascinés par Joseph Schumpeter et son idée de “destruction créatrice”: les anciens produits, les anciens modes d’organisation, les anciens processus sont sans cesse remplacés par des nouveaux, plus performants, sous la force motrice de la concurrence.
Mais l’anthropologue Dominique Desjeux, professeur émérite à la Sorbonne, prend l’innovation par un autre bout: celui de la manière dont une société la reçoit. Un processus qui n’est pas propre à l’économie moderne. “Lorsque l’on parle d’innovation, on ne doit pas se limiter à l’innovation technologique dans les entreprises ni à la consommation dans l’économie capitaliste ; il faut aussi regarder comment chaque époque a dû inventer des choses pour survivre, gagner, donner forme, explique-t-il. Le processus de destruction créatrice n’est ainsi pas propre au capitalisme. Il a toujours existé. Dans les années 1770, l’innovation du piano éclipse le clavecin dont les prix s’effondrent. Et lorsque l’on regarde l’évolution des techniques militaires, il est très intéressant de constater que chaque fois qu’un empire a gagné, c’est qu’il avait trouvé une technique, en termes d’armes, de manœuvres, d’organisation, qui faisait qu’il était plus rapide, plus efficace plus fort que l’autre.”
“L’innovation est un mécanisme permanent d’invention, mais aussi de réception”, poursuit l’anthropologue. Ce n’est pas parce qu’une chose a été inventée qu’elle va en effet être acceptée par le marché. “Il n’existe pas de lien mécanique entre la qualité scientifique des résultats d’une recherche et son acceptation par une population donnée. L’acceptation ou le refus du vaccin pendant le Covid-19 en est un bon exemple”, constate Dominique Desjeux.
Les leçons des châssis roumains
Cette question de la réception, Dominique Desjeux s’y est intéressé via un ouvrage collectif qu’il a chapeauté et dans lequel 11 socio-anthropologues ont, au travers de différentes études de cas, analysé comment un changement se diffuse, ou pas. Et les résultats se révèlent très intéressants.
Un cas de réception compliquée est ainsi examiné par Lucian Sonea et Dominique Desjeux, qui se sont penchés sur les difficultés éprouvées par les fabricants de châssis et de fenêtres roumains à conquérir le marché français. Leurs produits offrent pourtant un excellent rapport qualité-prix, et sont par ailleurs très prisés dans de nombreux pays d’Europe centrale ou en Allemagne.
Mais les scientifiques ont remarqué combien des obstacles socioculturels pouvaient jouer un grand rôle. Par exemple, la France est le pays européen où existent le plus de types de poses de châssis différentes. Explications: quand on y remplace une fenêtre, on garde souvent le cadre existant et on adapte le nouveau châssis dessus. En revanche, dans de nombreux autres pays européens, on opère par dépose totale: on enlève tout (cadre et fenêtre) et on remplace par du neuf. Cela prend davantage de temps, et c’est évidemment plus cher. De plus, en Europe de l’Est, on privilégie l’étanchéité et l’isolation, ce qui se traduit par des châssis plus lourds avec des montants centraux bien plus épais qu’en France, où la priorité est donnée à la lumière.
On le voit, même pour un produit classique comme le châssis en PVC, les différences culturelles sont bien plus importantes qu’il n’y paraît et constituent un obstacle important. Il y en a d’autres: stockage, complexité du système de distribution français, réaction des concurrents locaux qui font campagne pour le made in France… “On a bien compris avec cette histoire que la réception est le moment central”, résume Dominique Desjeux.
Et dans ce mécanisme réceptif, la psychologie individuelle, la vie familiale, les classes sociales jouent un rôle, comme le montre un autre exemple, celui de Danone qui voulait lancer un nouveau soda en Chine. L’entreprise a mandaté une sociologue et consultante, Ma Jingjing qui a mené une enquête, analysant les pratiques chinoises en matière de boissons non alcoolisées.
“Nous ne pouvons plus continuer à consommer toujours davantage.”
“L’enquête a montré que du fait de l’absence d’eau potable même au robinet des appartements urbains, la production d’eau domestique (en la faisant bouillir, Ndlr) représentait une certaine charge mentale chez les Chinois, explique Dominique Desjeux. L’achat de bouteilles d’eau minérale permettait donc aux consommateurs d’économiser du temps à une époque où les transports, le travail ou les loisirs en laissent moins pour réaliser les tâches domestiques.” Cependant, parmi les obstacles, il y avait la mauvaise image des sodas industriels. “Ils sont considérés par une partie des Chinois comme des boissons nocives.” Pour deux raisons: ils sont trop sucrés et ce sont des boissons “froides”. Or, pour les Chinois, boire une boisson trop fraîche refroidit le corps, ce qui est néfaste à son équilibre.
Danone a donc pesé tous ces éléments avant de lancer son produit, raconte Dominique Desjeux: “La nouvelle boisson a dès lors proposé à la fois une innovation marketing (une bouteille blanche qui symbolise l’eau et la santé) et une innovation produit grâce à une diminution de la quantité de sucre dans la boisson. Elle est devenue une boisson plus saine qui garde son côté festif.”
Le coût de l’apprentissage
On le voit, dans un monde complexe, en tension et en mouvement, la tâche de l’innovateur n’est pas facile. Ingénieur et sociologue, Sébastien Lebourg a, lui, accompagné l’évolution d’une start-up qui avait développé un des plus petits scanners mobiles et connectés au monde. Produit prometteur, certes, mais pour lequel l’équipe s’est heurtée à de multiples difficultés. “De nombreux apprentissages ont dû être réalisés: remplir des dossiers de douane de centaines de pages, travailler avec la Chine où les scanners étaient fabriqués, résoudre des problèmes d’optique, etc.”, explique Dominique Desjeux.
Un décollage qui a pris du temps alors que la concurrence des applications de scanner embarquées sur les smartphones, elle, s’affûtait. La société avait malgré tout trouvé un marché potentiel, celui des experts comptables intéressés par un produit permettant de numériser facilement les petites factures. Las, le financement n’a plus suivi, et la start-up a mis la clé sous la porte en 2019… “Voilà un exemple très instructif, car il est rarissime de suivre des cas d’échec, poursuit l’anthropologue. Ce cas souligne pourtant parfaitement ce que disent les spécialistes du financement des start-up: 20 à 30% du budget nécessaire est souvent sous-estimé parce que ces coûts d’apprentissage ont été ignorés.”
L’imprévu est donc au cœur du processus d’innovation. “Et cette imprévisibilité est encore plus forte aujourd’hui, alors que nous cumulons les six types de crises qui font trembler l’humanité”, analyse l’anthropologue, qui énumère: crise financière (2009), crise sociale (gilets jaunes, 2019), crise sanitaire (2020), crise logistique (2021), crise climatique, guerre en Ukraine. “Ces six contraintes nous obligent à changer ; nous ne pouvons donc plus continuer à consommer toujours davantage. Non pour des raisons morales – je ne vois pas pourquoi j’interdirais aux gens de consommer – mais pour des raisons écologiques. Cependant, pour beaucoup, celles-ci semblent encore lointaines.”
Le piège de Thucydide
Comment donc faire passer ce renversement pénible du mode de vie vers une consommation plus frugale, un changement qui aura nécessairement des perdants “– car il y en a dans chaque changement”? Dominique Desjeux craint que les régimes autoritaires ne soient les seuls à pouvoir faire accepter ces nouvelles contraintes. “Je cherche donc quelque chose qui pourrait nous pousser à aborder la ‘ révolution’ à imposer aux processus d’innovation qui, depuis 250 ans, sont orientés vers davantage de biens, moins de charge mentale, plus de confort en moins de temps et pour moins cher.”
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Ce quelque chose pourrait être le risque de guerre, estime l’anthropologue. “Car dans un monde où la compétition pour les matières premières, les protéines et l’énergie devient de plus en plus féroce, nous risquons de tomber dans le piège de Thucydide.” Pour rappel, ce concept a été théorisé par le politologue américain Graham Allison, reprenant un passage de l’ouvrage La Guerre du Péloponnèse dans lequel le stratège athénien Thucydide estimait qu’elle avait été déclenchée par Sparte, cité dominante, parce qu’elle ne voulait pas laisser assez d’espace à Athènes, puissance émergente, pour se développer. “Nous avons l’équivalent aujourd’hui avec l’émergence de la Chine, affirme Dominique Desjeux. Nous sommes dans une structure de guerre potentielle…”
“Les discours, les valeurs, ce qu’on appelle le narratif, n’expliquent rien de l’action. Ils justifient les changements de comportement.”
“Certains me disent: vous avez une vision noire. Mais ce n’est pas parce qu’il y a des contraintes que tout est noir, poursuit l’anthropologue. Ce sont les contraintes qui nous obligent à changer. Le problème n’est pas de dire qu’il y aura des crises, mais de voir comment on réagit face à elles.” Et le scientifique d’ajouter: il ne faut pas confondre ce qui pousse réellement à changer (les guerres, le contexte économique, le climat…) avec le storytelling. Un bon exemple a été fourni par Xi Jinping, observe-t-il: voici quelques jours, le dirigeant chinois, qui doit faire face à un fort chômage des jeunes, les a incités à s’infliger eux-mêmes des épreuves, en leur rappelant que lui-même, lors de la révolution culturelle, avait abandonné sa vie dolente de citadin pour aller dans les champs. “Pour moi, les discours, les valeurs, ce qu’on appelle le narratif, n’expliquent rien de l’action. Ils justifient les changements de comportement”, conclut Dominique Desjeux.
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