Marc Buelens
Il est grand temps d’adapter nos cadres éthiques à notre époque
Notre jugement moral reste celui d’une personne qui perçoit les conséquences directes de ses actes, d’après Marc Buelens, professeur émérite à la Vlerick Business School.
Des humains et des singes ont respiré des gaz d’échappement à des concentrations variées pour les besoins d’une expérience. Chose étrange, celle-ci a soulevé une plus grande indignation morale à l’égard des singes que des hommes. Je suppose que notre conscience bien façonnée considère que les humains s’étaient portés volontaires et que les singes n’avaient pas eu le choix.
De telles expériences nous choquent à juste titre. Mais si on les examine à la loupe intellectuelle, il existe un risque de n’agrandir que des contractions. Une analyse glaciale fait tiédir le sujet le plus chaud.
Pour éviter tout malentendu, je tiens tout d’abord à préciser que je condamne ces expériences et que, à mon sens, il y a lieu de se poser des questions difficiles. Mercedes a pris ses distances par rapport à cette étude. Les premières têtes tombent. Un soulagement, certes, mais est-ce vraiment suffisant ?
Des fondements biologiques
La morale humaine repose sur des fondements biologiques très profonds. Nous clamons haut et fort que le viol est un acte répugnant. Or, quand nous lisons un article sur le sujet, nous ne bondissons pas en criant que c’est inadmissible sur le plan moral. Nous poursuivons simplement notre lecture.
Si notre fille est victime d’un viol, notre monde s’écroule. Ce crime nous accompagnera probablement tout au long de notre vie. Il n’est pas difficile de “sentir” et de “comprendre” pourquoi. Or, cela signifie hélas que nous avons une morale à double sens. Ce qui porte préjudice à des anonymes mobilise rarement notre indignation morale.
On a constaté à maintes reprises – dans le cadre d’une expérience de pensée quasi sans danger – que les individus sont parfaitement capables de sacrifier froidement une vie humaine pour en épargner quatre. Mais quand on leur demande – également lors d’une expérience de pensée – de pousser sur les rails une personne innocente pour en sauver quatre autres, presque tous refusent.
Notre réflexe moral nous retient de faire du mal à nos proches, d’autant plus si nous devons nous-mêmes leur nuire directement. Seuls les psychopathes dépassent facilement ce réflexe. Aucune société ne résiste à un nombre élevé de psychopathes et si un gène responsable avait été identifié, il ne se répandrait pas comme une traînée de poudre.
Il est grand temps d’adapter nos cadres éthiques à notre époque
C’est sur ce point précisément que je me refuse à comprendre le tollé déclenché par les gaz d’échappement. Mener en connaissance de cause une expérience au cours de laquelle des singes et des humains inhalent des gaz nocifs est inadmissible. Je suis d’accord. Mais la qualité de l’air en Belgique est parmi les plus mauvaises d’Europe. Aussi médiocre qu’à Londres et ce n’est pas peu dire.
Alors envoyer vos enfants à l’école à vélo n’est-ce pas aussi une expérience, dont les résultats vous donneraient le vertige si vous saviez quels gaz toxiques ils respirent ? Si vous allez travailler en deux-roues, vous devez savoir que vous participez à une expérience dont l’impact n’a rien à envier à celui subi par les singes en termes de gaz inhalé. Sans parler de ce que vous vous imposez quand vous êtes à l’arrêt pendant une demi-heure à l’intérieur de votre voiture dans un tunnel à Bruxelles.
La boussole
Notre boussole morale nous a mal dirigés et nous nous sommes trompés d’époque, semble-t-il. Nous nous indignons avec raison et nous entrons en action quand nous apprenons l’existence d’expériences dangereuses pour les singes, mais nous nous contentons de hausser les épaules devant des situations à grande échelle extrêmement dommageables pour notre santé au quotidien. Nous affirmons que les choses vont s’arranger et qu’on ne peut de toute façon rien y faire.
Notre jugement moral reste celui d’une personne qui perçoit les conséquences directes de ses actes ou qui, du moins, peut les visualiser avec précision. On ne vole pas les tartines de son voisin. Mais sous l’effet d’une technologie toujours plus poussée, nous nous éloignons de plus en plus des conséquences de nos actes.
Doit-on se sentir coupable de prendre l’avion au nom de son empreinte écologique ? Pour reprendre les mots de Joseph Staline : “la mort d’un homme est une tragédie, la mort de dix hommes est une catastrophe et la mort d’un million d’hommes est une statistique”.
Ce criminel de guerre avait une vision cynique de l’éthique. C’est la raison pour laquelle il est grand temps d’adapter nos cadres éthiques à l’époque à laquelle nous vivons.
Traduction : virginie·dupont·sprl
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