Hans Dewachter (KBC) sur le rapport Draghi : « Un capital politique insuffisant pour sauver l’Europe »
Avec son appel à sauver la compétitivité européenne avant qu’il ne soit trop tard, Mario Draghi lance un signal d’alarme de grande ampleur, selon Hans Dewachter, économiste en chef de KBC. Cette alerte ne sera cependant pas un second slogan emblématique à la manière de son fameux “Whatever it takes” (“quoi qu’il en coûte”) lancé en tant qu’ancien président de la BCE en 2012. Car ce plan nécessite un capital politique, et c’est là que le bât blesse.
« Une lente agonie ». C’est en ces mots que Mario Draghi a caractérisé la situation de l’économie européenne lors de la présentation de son rapport sur la compétitivité européenne. Si nous n’investissons pas dans une productivité accrue, la prospérité européenne diminuera inexorablement. Selon l’ancien Premier ministre italien et président de la BCE, l’Europe a besoin de 750 à 800 milliards d’euros d’investissements par an pour inverser la tendance.
« C’est un signal d’alarme qui était écrit dans les étoiles », réagit Hans Dewachter, économiste en chef de KBC. « Le rapport montre clairement que notre sécurité économique n’est plus garantie. C’est une rupture structurelle avec le passé. L’Europe s’était relevée de la Seconde Guerre mondiale dans un monde globalisé basé sur des règles et la sécurité juridique. Ce monde est maintenant menacé. Le marché unique européen était un projet économique, mais Draghi et le contexte international changeant en font à nouveau un projet politique. L’efficacité n’est plus au centre de ce projet, mais la sécurité au sens large du terme. Draghi nous ramène à la réalité. »
Sécurité économique, comment devons-nous comprendre cela ?
HANS DEWACHTER. « Cela ne concerne pas seulement notre dépendance économique à l’égard de la Chine et la vulnérabilité de notre approvisionnement en énergie. Il y a bien plus en jeu. L’idée européenne de libre-échange et de multilatéralisme est sous pression en raison de la politique industrielle active des grandes puissances économiques mondiales, les États-Unis et la Chine. En outre, des moteurs de croissance tels que la démographie, l’innovation et la productivité s’épuisent en Europe. Le rapport dégage un sentiment d’urgence, c’est le grand mérite de Draghi. L’Europe a été endormie beaucoup trop longtemps. Cela la rend vulnérable. »
L’appel à la prise de conscience de Draghi suffira-t-il pour faire bouger l’Europe ?
DEWACHTER. « En 2012, Draghi a sauvé l’euro avec sa déclaration “nous sommes prêts à faire tout ce qu’il faudra”. La question est maintenant : le rapport Draghi sera-t-il un ‘Whatever it takes’ (“quoi qu’il en coûte”) biss? Je ne le pense pas. En 2012, Draghi a réussi avec sa déclaration parce qu’il avait aussi les moyens de la concrétiser. En tant que président de la BCE, il pouvait imprimer de l’argent et acheter des obligations. Avec son avertissement pour la préservation de l’Europe, Draghi a aujourd’hui lancé une déclaration tout aussi forte, mais il n’a pas les moyens de la concrétiser. Il dépend de la bonne volonté des États membres, qui est loin d’être assurée. L’Europe est politiquement divisée. La volonté de continuer le projet européen n’est plus très forte en France, en Allemagne et dans d’autres États membres importants. Je vois un fossé se creuser entre certains États membres et la nouvelle Commission européenne, qui utilisera probablement le rapport Draghi comme feuille de route. Une “coalition des volontaires”, comme l’a suggéré Draghi, est une issue possible. »
Draghi souhaite investir 800 milliards d’euros par an. C’est une somme considérable.
DEWACHTER. « Pourtant, c’est réalisable, car il y a aussi énormément d’argent disponible. La question est : dans quoi cet argent sera-t-il investi ? C’est une question plus complexe, car les grands projets d’investissement communs que Draghi énumère bénéficient à la société, mais ne sont pas suffisamment rentables pour attirer des investisseurs privés. C’est pourquoi un financement partiellement commun est nécessaire pour faire aboutir ces projets. »
À quels projets pensez-vous ?
DEWACHTER. « Par exemple, la création d’un réseau énergétique européen ou l’amélioration de la qualité de l’enseignement. Ou encore, le soutien à la recherche scientifique. Ce sont tous des projets essentiels pour accroître l’innovation et la productivité en Europe. Mais à court terme, de tels projets ne sont pas suffisamment rentables pour les investisseurs privés. Le secteur public devra donc aider à absorber les risques ou garantir un certain rendement. Sinon, il faudra se contenter de financements publics. »
Vous pensez à l’émission d’obligations européennes.
DEWACHTER. « En effet, bien que Draghi ne l’ait pas dit en ces termes. Une autre possibilité est d’augmenter les dotations des États membres au budget de l’UE. Une troisième option serait de permettre à la Commission européenne de percevoir davantage de taxes propres, mais cela me semble peu probable. L’émission d’obligations présente un grand avantage : elle crée un actif sûr, un instrument d’investissement sans risque à l’échelle européenne. Cela manque encore à l’Europe. C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles la zone euro reste plus faible que celle du dollar. Des émissions volumineuses et fréquentes d’obligations européennes renforceraient la stabilité de l’euro. »
Pour les obligations européennes, c’est probablement comme pour l’ensemble du rapport Draghi : y aura-t-il suffisamment de capital politique pour les concrétiser ?
DEWACHTER. « C’est une grande question. Mais on ne sait jamais. En septembre prochain, des élections fédérales ont lieu en Allemagne. Beaucoup de choses deviendront peut-être par la suite possibles, ou impossibles. Le rapport de Draghi est un exercice précieux mais académique. Trouver des financements et une volonté politique pour mettre en œuvre ce rapport, parfois contre les intérêts des États membres, sera la véritable épreuve. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici