Paul Vacca
Grand continent et nouveau monde
A l’heure où nous voyons le neuf partout, dans la moindre start-up ou application nouvelle, le risque est grand que la nouveauté réelle nous échappe.
Dans “Collection de sable”, un recueil de chroniques sorti en 1984, l’écrivain italien Italo Calvino rappelle en quoi découvrir le Nouveau Monde avait été une entreprise fort difficile. Mais selon lui, le plus difficile fut encore, une fois le Nouveau Monde découvert, de le voir comme tel: saisir en quoi il était nouveau. Lui vient alors cette question: “Si un nouveau Nouveau Monde était découvert aujourd’hui, saurions-nous le voir? Saurions-nous écarter de notre esprit toutes les images que nous avons l’habitude d’associer à l’attente d’un monde différent pour saisir la véritable différence qui se présenterait à nos yeux?”.
Question plus que jamais d’actualité à l’heure où nous sommes plus que jamais tendus vers notre futur. Et un ouvrage sorti récemment peut nous aider à l’aborder avec des yeux neufs. Il s’agit d’un livre de géopolitique intitulé Politiques de l’interrègne – Chine, Pandémie, Climat (Gallimard, 2022) proposant des contributions signées par une vingtaine d’écrivains, chercheurs, historiens ou politistes sous la houlette de Grand Continent, la revue en ligne lancée avec grand succès en 2019 par trois jeunes chercheurs issus de l’Ecole normale supérieure à Paris: Gilles Gressani, Mathéo Malik et Ramona Bloj.
Comme son sous-titre l’indique, l’ouvrage nous plonge au coeur des trois grandes thématiques qui structurent notre actualité: la rivalité géopolitique entre la Chine et les Etats-Unis, la pandémie et la crise écologique mondiale. Mais comment faire du neuf face à ces sujets qui sont devenus si familiers et si discutés?
Il y a bien sûr la force des contributions qui tour à tour nous dépaysent, nous surprennent, nous effrayent, nous procurent des vertiges ou nous bouleversent en dessinant le Nouveau Monde vertigineux des années 2020 avec ses spectres tels que le conflit, la terre, la souveraineté, la famille, l’Etat, la dette. Mais également la pertinence de la vision portée par Grand Continent et qui irrigue l’ensemble des contenus de la revue (lisibles sur www.legrandcontinent.eu).
Une vision libérée de deux trompe-l’oeil. Le premier consistant à calquer notre vision du futur dans des schémas préétablis qui le surdéterminent, comme on a pu le voir par exemple avec les récits de la “fin de l’Histoire” ou du “choc des civilisations”. Le second postulant au contraire que tout ce qui arrive est nécessairement nouveau et spécifique. Car à l’heure où nous voyons le neuf partout, dans la moindre start-up ou application nouvelle, le risque est grand que la nouveauté réelle nous échappe. Une approche qui évite l’abus du préfixe “post” – comme dans “l’ère post-vérité” – tenant à la fois de la (post)rationalisation confortable et du fourre-tout conceptuel.
C’est pourquoi “Grand Continent” préfère afficher dès son titre le concept d'”interrègne”, plus à même de décrire la situation que nous vivons, à savoir non pas une succession d’avant et d’après mais des redéploiements continus entre le passé qui s’éteint et le futur qui émerge. En articulant “le temps du tweet à celui du livre” en adoptant une multitude de perspectives, de focales, de langues et de talents, Grand Continent réussit à nous installer dans les années 2020, celles qu’il nous faut enfin nous décider à habiter pleinement.
Le panorama à venir n’en paraîtra pas moins chaotique – le chaos, c’est l’essence même du futur – mais il en devient soudainement plus passionnant et moins anxiogène car traversé par des arcs d’intelligibilité comme autant d’éclairs d’intelligence nous permettant de l’enjamber. En ce sens, Politiques de l’interrègne constitue la lecture indispensable de votre interrègne estival.
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