Géraldine Thiry (BNB): “Plus les patrimoines sont élevés, plus les inégalités se perpétuent”
Géraldine Thiry a intégré le comité de direction de la Banque nationale il y a moins de cinq mois. Mais elle n’a pas chômé. Dans le domaine des statistiques, une de ses compétences, la BNB va régulièrement publier les chiffres sur les inégalités de revenus et de patrimoine.
Docteure en économie, professeure à l’Ichec et à l’UCLouvain, régente de la Banque nationale à partir de 2021, Géraldine Thiry a intégré le comité de direction de la BNB en septembre dernier. Elle n’a pas nécessairement goûté le petit jeu politique qui a précédé sa nomination (le Conseil de régence avait refusé de remplacer Jean Hilgers par cette économiste étiquetée Ecolo). “Ce n‘était pas nécessairement très agréable à titre personnel.” Mais c’est du passé. Elle dit adorer ce nouveau métier de directrice qu’elle effectue depuis près de cinq mois. “C’est très stimulant intellectuellement, les métiers au sein de la banque sont très divers, et j’ai reçu un excellent accueil lors de mon arrivée au sein de l’institution.”
La voilà donc plus précisément en charge des statistiques et de la cellule “résolution” des banques, une compétence qui veille à ce que le défaut d’une banque puisse se résoudre sans porter atteinte au secteur financier, ni à l’économie réelle et sans qu’une aide d’état ne soit nécessaire. Et ça bouge dans les deux domaines.
Une année 2023 charnière
“La résolution, explique-t-elle, est avant tout un travail de préparation et un travail de longue haleine.” L’Europe a instauré un “mécanisme de résolution unique” (MRU), mis en place en 2014 à la suite de la crise de 2008, qui a pour objectif, lorsqu’une banque vacille, d’éviter l’apparition d’un effet domino. “Je suis arrivée fin 2023, une année fort intéressante pour la résolution parce que les cas de crise que nous avons connus, par exemple Silicon Valley Bank aux Etats-Unis ou Credit Suisse, rappellent combien il est nécessaire de s’armer pour faire face à de tels problèmes. De plus, 2023 marque deux étapes importantes. D’une part, le fonds de résolution unique (qui est le fonds européen qui peut être mobilisé pour faciliter la résolution d’une banque défaillante), qui est constitué par les banques, est désormais entièrement constitué depuis 2023, à hauteur de 77 milliards d‘euros. Et, seconde étape importante, les banques ont atteint les exigences qui avaient été posées par le Conseil de résolution unique (CRU, l’autorité qui encadre et régit l’ensemble des mesures à prendre en cas de défaillance au sein de l’Union bancaire). Ces exigences, imposées aux banques pour qu‘elles soient le mieux préparées possible, impliquent la constitution de coussins permettant à une banque d’être recapitalisée en cas de problème, et portent également sur la continuité opérationnelle, la liquidité en matière de résolution, la gouvernance…” En gros donc, les instruments qui avaient été échafaudés en 2014 sont désormais opérationnels. Que faire désormais ? “Nous allons au sein du CRU passer à une stratégie plus empirique : nous allons renforcer les tests, les simulations avec les groupes bancaires. La cellule résolution de la BNB, avec celles des autres pays membres de l’Union bancaire, participe activement à la redéfinition de cette stratégie.”
Les choses bougent aussi au niveau des statistiques, la deuxième casquette de Géraldine Thiry. La directrice a tenu en ce début janvier sa première conférence de presse, présentant avec son équipe une nouvelle volée de chiffres sur le thème sensible des inégalités. Tous les trimestres désormais, la BNB, tout comme la Banque centrale européenne (qui publiera les chiffres de la zone euro et les chiffres par pays) ainsi que d’autres pays membres, publiera des statistiques qui permettront de voir comment les revenus et les patrimoines sont répartis au sein de la population.
Le tournant des années 1980
Ce sont encore des statistiques expérimentales, car il n’existe pas de bases de données reprenant le patrimoine de tous les citoyens nommément, mais le travail est effectué en réconciliant les résultats d’enquêtes sur le terrain avec les données macroéconomiques. Les premiers chiffres montrent pour la Belgique que les 10% des revenus les plus élevés (le top 10) détiennent 55% du patrimoine total alors que la moitié de la population la moins nantie, les 50% des ménages les moins riches (le bottom 50), n’en possèdent que 8,4%.
L’histoire des inégalités ne montre pas un long fleuve tranquille.
Tant en Europe qu’aux Etats-Unis ces inégalités baissent assez sensiblement entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début des années 1980. Puis l’écart entre nantis et moins nantis remonte dans les pays anglo-saxons et ne baisse plus en Europe. “Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la période est marquée par l‘avènement des pactes sociaux et le développement des régimes de sécurité sociale, rappelle Géraldine Thiry. Au cours de cette période d’essor et de reconstruction, nous avons un système de partage concerté des fruits de la croissance entre patronat et syndicat, associé à une forme de paix sociale. Les politiques sociales et fiscales sont fortes. Même aux Etats-Unis, où le taux marginal de la dernière tranche d’imposition s’élève à 90% à la fin de la guerre, et il est encore de 70% dans les années 1970. Un tel système a évidemment un effet redistributif important et réduit les inégalités.”
Mais tout change avec les deux chocs pétroliers et la stagflation qui tombe sur nos économies. “Les recettes keynésiennes qui consistent à faire de la politique de la demande vont générer de l’inflation sans nécessairement parvenir à raviver l’activité car elles n’ont pas été pensées pour ce type de crise”, explique Géraldine Thiry. Et cet échec permet aux théories libérales, qui seront incarnées ensuite par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, d’imposer l’idée selon laquelle la meilleure manière d‘allouer les ressources économiques, et parmi elles, les travailleurs sur le marché du travail, est finalement un marché libéré de ses entraves. Cela se traduit par la privatisation d‘un ensemble d’activités, par la libéralisation et par la diminution des taxations, notamment des hauts revenus. Tous ces éléments contribuent à réaugmenter les inégalités.”
En Europe continentale, les choses sont un peu différentes. “Cette répercussion des politiques dites néolibérales a eu lieu plutôt à partir de 1986, mais dans une bien moindre mesure, parce qu’historiquement, il y avait un attachement beaucoup plus fort à l’Etat social. Les mécanismes redistributifs et de sécurité sociale sont restés quand même plus ancrés.” Sur le Vieux Continent, la remontée des inégalités a été beaucoup moins forte.
D’une génération à l’autre
Autre leçon de l’histoire : les inégalités se perpétuent entre les générations. “C’est une tendance générale, précise Géraldine Thiry. On observe, dans les économies de marché capitalistes, que le patrimoine familial joue un rôle extrêmement important sur les moyens financiers dont les individus disposent. Je ne parle pas seulement de l’héritage financier mais aussi de l’héritage de la constitution génétique, des partages des normes sociales, des connaissances, des compétences, des réseaux sociaux… Nous voyons empiriquement que, en gros, les enfants des plus riches ont une très forte probabilité de devenir riches et les enfants des plus pauvres de rester pauvres. Et l’effet n’est pas linéaire. Plus les patrimoines sont élevés, plus les inégalités de patrimoine se perpétuent. Une récente étude d’UBS montre que la proportion du patrimoine des milliardaires qui peut être attribué à l’héritage est nettement plus importante que la part qui peut être attribuée à leur travail.”
Si l’on se concentre toutefois sur les chiffres belges, un élément frappe d’emblée, c’est la relative stabilité, ces dernières années, des inégalités et le fait que celles-ci sont moins élevées que la moyenne européenne. Et cela malgré les hauts et les bas de l’économie.
“C’est parce que les Belges ont une brique dans le ventre, explique Géraldine Thiry; 70 % des Belges possèdent leur propre habitation. Le marché immobilier belge est en outre moins sujet aux fluctuations et à la spéculation parce qu’il n’y a pas d’excès en matière de crédit. Les conditions d’octroi des prêts hypothécaires sont suffisamment encadrées pour ne pas alimenter une bulle immobilière. De plus, énormément de ménages belges empruntent à taux fixe. Donc, les dettes existantes ont été protégées de la hausse des taux d’intérêt.”
Est-ce bien le rôle de la BNB ?
Certains se demandent si c’est bien le rôle de la BNB de s’intéresser aux inégalités. “Mais ces statistiques nous ont été expressément demandées par le G20 et la BCE”, répond Géraldine Thiry. Pourquoi ? “Vous voyez qu’un des principaux indicateurs est la concentration du patrimoine dans les mains des 10% les plus nantis, répond-elle. Car là où il y a concentration de richesses, il y a généralement excès d’épargne par rapport à l’investissement. Cela a trois conséquences. Primo, cela peut conduire à un niveau sous-optimal des taux d’intérêt (s’il y a trop d’épargne, les taux sont bas, Ndlr) : si le taux est bas, les gens ne vont plus nécessairement investir et mettre leur argent en banque, et il sera très difficile pour la banque centrale de stimuler l’économie.”
“Un excès d’épargne est aussi généralement plus susceptible d‘être investi dans des actifs à risque et donc aussi potentiellement davantage porteurs d‘instabilité financière. Or, assurer la stabilité financière fait partie de nos missions. Tertio, on sait que la propension à consommer des ménages est très différente selon leur profil de richesse. Les plus nantis, généralement, épargnent l‘essentiel de leur hausse de revenus, alors que les moins nantis vont en consommer la plupart parce qu’ils n’ont pas le choix. S’il y a surreprésentation des ménages qui ont une forte propension à épargner, nous nous retrouvons dans une situation d’excès d’épargne, avec une pression vers le bas des taux d‘intérêt d’équilibre, qui va limiter la marge de manœuvre de la politique économique monétaire. Ces éléments, parmi beaucoup d’autres, contribuent à fixer les bonnes décisions en matière de politique monétaire. Et ils expliquent pourquoi il y a un tel intérêt à la fois de la BCE et du G20 pour ce type de statistiques”, conclut Géraldine Thiry.
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