Fisc, le grand malaise: “Son comportement n’est pas démocratique”
Les gens du chiffre ne sont pas loin de penser que l’administration fiscale pratique l’abus de pouvoir.
Un grand malaise s’est installé au sein des “professionnels du chiffre”: experts-comptables et conseillers fiscaux ont l’impression de faire face à un mur, celui d’une administration fiscale inaccessible qui rejette systématiquement toute réclamation et ferait preuve de mauvaise foi.
L’origine du malaise est triple. Il y a d’abord le sentiment de déshumanisation que suscite le nouveau mode de communication mis en place par l’administration. Il y a aussi un comportement toujours plus pressant du fisc, parfois même au-delà du prescrit légal. Et la position de l’administration à l’égard des droits d’auteur cristallise aussi les mécontentements.
Une communication déshumanisée?
Le nouveau mode de communication qui a été instauré voici deux ans par le SPF Finances vise à “éviter que les appels restent sans réponse ou que les citoyens et mandataires ne trouvent pas le bon numéro dans la multitude de numéros disponibles, explique la porte-parole du SPF Finances Florence Angelici. Nos anciens numéros de service ne sont plus accessibles directement mais nous les avons remplacés sur notre correspondance par un code d’appel direct de 5 ou 10 chiffres. En entrant ce code, l’appelant est directement en contact avec un collaborateur qui pourra l’aider.” Et si ce fonctionnaire ne peut répondre, la demande sera transférée “au service compétent”. Sur papier, cela semble bien. Mais dans la pratique, c’est autre chose…
Le comportement du fisc n’est pas démocratique. Et les comptables ne recourent plus au droit d’auteur pour leurs clients en raison de la trop grande insécurité juridique.” – CLAUDE KATZ, AVOCAT
“Il n’y a plus d’adresse e-mail, plus de numéro de téléphone direct, plus d’adresse, plus rien, déplore l’expert-comptable Philippe Nieus. Nous, professionnels, nous pouvons encore nous débrouiller. Mais pas le citoyen qui – les statistiques semblent le montrer – doit se tourner davantage vers nous pour faire sa déclaration. L’absence de service au ministère des Finances finit par coûter cher aux particuliers.”
“Il y a un problème général de communication, confirme Bart Van Coile, qui préside l’ITAA (Institute for Tax Advisors & Accountants). Nous discutons depuis deux ans avec l’administration. Début octobre 2022, nous sommes arrivés à une déclaration d’engagement avec le ministre Vincent Van Peteghem. Il voulait changer la méthode pour introduire la déclaration fiscale. Nous étions demandeurs de changer le mode de communication avec l’administration, qui ne fonctionne plus. Nous avons donc actuellement des réunions… mais on avance très lentement.” Et en attendant, l’utilisation de la plateforme MyMinfin, censée harmoniser les réponses et simplifier les contacts, n’est pas une réussite: “Lorsque vous la contactez pour faire avancer un dossier, la personne qui vous répond est d’une autre province et n’a pas connaissance du dossier et ne peut répondre à la question”, explique le président de l’ITAA.
L’administration reconnaît être en pleine transition. “Nous sommes conscients que ce n’est pas toujours simple ou facile, observe Florence Angelici. C’est pourquoi nous organisons des réunions régulières avec les fédérations professionnelles pour expliquer la stratégie du SPF Finances et chercher des solutions aux problèmes rencontrés dans le cadre de leurs activités et de leurs contacts avec notre SPF.”
Détournement de pouvoir?
Ces réunions de “taxification” qui regroupent les fédérations et le fisc sont saluées par Bart Van Coile car elles permettent en effet aux membres de soumettre des cas concrets. Mais elles ne résolvent pas le problème général. “Je peux comprendre la problématique de l’administration, mais l’humanité ne doit pas disparaître. L’administration doit être là pour les citoyens et les assister. Et ce n’est pas le cas aujourd’hui”, souligne Bart Van Coile. Ce problème de communication vient renforcer le sentiment que le fisc serait une sorte d’Etat dans l’Etat.
En avril dernier, sur le site de Securex, l’avocat Thierry Litanie soulignait l’apparition d’une “tendance inquiétante”: lors des contrôles, les agents du fisc demanderaient systématiquement aux experts-comptables de communiquer par e-mail un back-up de la comptabilité du client concerné, sans faire usage de la plateforme sécurisée ad hoc créée pour cela. “Certes, le texte légal prévoit le droit pour l’administration de se faire communiquer, pour la période contrôlée et par le biais du dépôt sur la plateforme, l’ensemble des documents détenus sous forme numérique par le contribuable concerné. Il n’est cependant pas question pour l’administration fiscale de demander, voire d’exiger, la numérisation de documents pas encore disponibles en format électronique”, remarque Thierry Litanie, qui parle dès lors d’un “détournement de pouvoir”.
Le sentiment de faire face à un pouvoir excessif, de nombreux professionnels le ressentent, surtout dans la phase de contentieux. “Cela fait 30 ans que j’exerce ce métier et j’avais toujours eu de bons accords en réclamation ou avec le conciliateur (qui peut intervenir en cas de désaccord persistant avec le fisc, Ndlr), observe Pierre-François Coppens, conseiller fiscal. Désormais, ce n’est plus le cas. Il y a une volonté générale de rejeter les dossiers: dans les droits d’auteur mais aussi dans d’autres domaines, comme les constructions usufruit. J’ai aidé récemment un architecte du Brabant wallon qui avait un contrôle. La contrôleuse a rejeté les droits d’auteur en ajoutant: ‘vous pouvez introduire une réclamation mais elle sera rejetée, ma collègue a déjà pris sa décision’. Les conseillers, qui instruisent les réclamations, sont devenus des chambres d’entérinement. C’est vraiment très dommageable. Et c’est une violation de la procédure fiscale.”
L’administration doit être là pour les citoyens et les assister. Et ce n’est pas le cas aujourd’hui.” – BART VAN COILE, PRÉSIDENT DE L’ITAA
Philippe Nieus a vécu un sentiment d’impuissance similaire. Dans le dossier d’une cliente, il contestait une majoration de l’impôt ainsi que le fait que, selon lui, l’administration avait taxé deux fois la même année. La rencontre avec la fonctionnaire du fisc semblait bien se passer. Elle avait admis d’emblée que l’accroissement ne tient pas et avait accepté l’explication de l’expert concernant la double imposition. Mais quelques jours plus tard, sans nouvelles de l’administration, Philippe Nieus a repris contact et s’est entendu dire par la fonctionnaire que finalement, la hiérarchie avait rejeté le dossier. Sa cliente est toutefois bien décidée à ne pas s’en tenir là et a mandaté un avocat. “On va faire appel à la justice, qui est déjà débordée, en raison de la mauvaise foi de l’administration”, regrette l’expert-comptable.
Les droits d’auteur, pomme de discorde
Le sujet qui fâche toutefois semble être celui des droits d’auteur. Depuis 2008, un traitement fiscal particulier leur était réservé et concernait une large gamme de revenus provenant d’œuvres littéraires ou artistiques, de brevets, de programmes informatiques, de dessins, de bases de données, etc. Mais la nouvelle loi du 26 décembre 2022 est plus stricte sur les conditions pour bénéficier du régime. Les programmeurs informatiques, par exemple, en sont exclus parce que selon l’interprétation donnée par le ministre des Finances, ils ne constituent pas une œuvre artistique. Le SDA (Service des décisions anticipées) a d’ailleurs tranché récemment en ce sens. C’est cependant complexe: un développeur graphique est censé produire une œuvre artistique et pourra continuer à en bénéficier. Mais pas le développeur d’un programme de sauvegarde. Cette discrimination suscite des recours devant la Cour constitutionnelle. L’un d’eux regroupe 72 développeurs et est piloté par l’avocat Claude Katz.
Celui-ci observe toutefois que le problème est bien plus large: le fisc se sert des conditions de la nouvelle loi pour effectuer une vague de contrôles sur des revenus qui ressortent de l’ancienne loi. “Mais la rétroactivité fiscale n’existe pas! clame l’avocat. C’est une faute juridique! Depuis le début 2022, ces contrôles ont pour objectif systématique de refuser les droits d’auteur. Un fonctionnaire qui m’a dit ‘je ne vous le dirai jamais officiellement mais nous avons reçu des instructions’… Et comme les contrôles peuvent concerner les trois années précédentes, on peut remonter à 2019. J’ai plusieurs centaines de dossiers actifs. Alors que j’avais eu une dizaine de contrôles en 2021, j’en ai eu 100 en 2022!”
Le fisc se sert des conditions de la nouvelle loi pour effectuer une vague de contrôles sur des revenus qui ressortent de l’ancienne loi.
La plus grande sévérité du fisc dans ces dossiers est générale. Celui-ci estime désormais que, de manière générale, les architectes ne sont pas des auteurs… à moins d’apporter des preuves spécifiques de l’originalité des œuvres, ce qui fait hurler des architectes renommés dont les œuvres n’ont pas été considérées comme suffisamment originales par l’administration.
Ce rejet systématique a aussi été constaté par Patrick Schellekens. Cet expert-comptable cite l’exemple d’une personne qui donne des formations et qui avait opté pour le régime des droits d’auteur. “Après réclamation, le fisc a quand même refusé parce qu’il n’acceptait pas les preuves que nous fournissions. On a bien vu toutefois que la position préalable de l’administration était de rejeter.” Idem pour un autre professionnel dont le client photographe a vu ses droits d’auteur rejetés parce que le fisc n’admettait pas que les photographies étaient originales, malgré les preuves apportées. Pour beaucoup, cela semble faire partie d’une stratégie. “Il y a vraisemblablement une volonté d’écarter tous les dossiers de droits d’auteur, quels qu’ils soient, pour donner un message complètement dissuasif pour l’avenir, note Pierre-François Coppens. Ce qui est d’ailleurs très efficace. Les experts-comptables n’osent plus rien faire.”
“Le comportement du fisc n’est pas démocratique, ajoute Claude Katz. Il y a un forcing de la part du ministre sur ses fonctionnaires. Et les comptables ne recourent plus au droit d’auteur pour leurs clients en raison de la trop grande insécurité juridique.” On voit donc apparaître une fiscalité à deux vitesses. L’une pour le contribuable qui n’a ni les moyens, ni le temps, ni les nerfs d’aller en justice. L’autre pour ceux décidés à tenter l’aventure. Car des nerfs, des moyens et du temps, il en faut: “A Bruxelles, pour intenter une procédure devant le tribunal de première instance, il faut compter deux ans, explique Claude Katz. Il en faut cinq à sept pour une procédure devant la cour d’appel. Et si l’administration décide d’aller en cassation et s’il y a retour devant la cour d’appel, nous sommes en 2040. C’est un chantage à une durée insupportable de procédure.”
Dans le cadre des fêtes de fin d’années, nous ressortons nos meilleurs contenus au cas ou vous les auriez manqué. Cet article a été publié en décembre 2023.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici