L’économiste comprend la gravité de Bart De Wever, après cent jours: la conjoncture est difficile, les défis à long terme sont nombreux et les réformes difficiles à mettre en oeuvre. Mais il manque un horizon clair et des mesures fortes compréhensibles par tous.
Philippe Ledent, économiste chez ING, analyse pour Trends Tendances une semaine marquée par les cent jours du gouvernement De Wever. Il comprend sa gravité, il y a des raisons pour cela, mais regrette le manque de lisibilité de son projet.
Le ton du Premier ministre, Bart De Wever, était grave dans ses interviews télévisées. Avez-vous ressenti cela?
Oui, et cela se comprend par ailleurs. Le contexte international est fort tendu et remet en cause une série d’hypothèses. L’économie belge est confrontée à une série de défis de long terme – vieillissement, climat, déglobalisation -, alors que la situation à court terme reste difficile. La croissance du premier trimestre n’était pas mauvaise, probablement en raison d’effets temporaires, mais les perspectives ne sont pas évidentes. Ces deux dernières années, il y a eu 5000 et 10000 emplois chaque trimestre. C’est peu…
Alors que l’objectif fixé par l’Arizona est de 550 000 pour cette législature.
Exactement. C’est d’un tout autre ordre. La croissance est lente et ne devrait pas s’améliorer pas à court terme, compte tenu de cette conjoncture internationale. Le contexte de choc extérieur n’aide pas. Il appelle à resserrer les boulons alors que les défis sont nombreux. Forcément, il y a une forme de gravité.
Bart De Wever prépare déjà au fait qu’une législature ne sera pas suffisante. Du sang et des larmes?
C’est le côté réaliste de Bart De Wever, ce n’est pas le genre de personne à faire miroiter quelque chose de formidable si ce n’est pas possible. La réalité, c’est qu’on reste dans une période charnière où les défis de long terme commencent à avoir un impact réel. Il y a dix ans, quand on parlait de vieillissement de la population, c’était quelque chose qui allait peser sur les finances publiques à l’avenir. Aujourd’hui, nous y sommes! Il suffit de regarder les dépenses en matière de pensions et de soins de santé: elles augmentent plus rapidement que la croissance économique et que les rentrées fiscales de l’Etat. En ce qui concerne le changement climatique, le travail de réduction des émissions continue, mais il y a aussi, désormais, son impact concret à gérer. La déglobalisation du monde, nous y sommes aussi. Et ces cinq prochaines années, tout cela va s’empirer.
Ce gouvernement a-t-il initié les réformes nécessaires?
Il y a une volonté de le faire. La limitation des allocations de chômage dans le temps est probablement le marqueur le plus important. Il y a également des évolutions en matière de pensions, de fiscalité… Mais il reste à transformer ces essais et veiller à ce que ces mesures ne soient pas édulcorées. Il y a un coût politique à s’engager dans des réformes qui froissent des personnes et suscitent des oppositions. C’est d’autant plus le cas que l’on mène ces réformes en séquences. On ne remet pas à plat des pans entiers de la sécurité sociale pour reconstruire quelque chose de nouveau. Autrement dit, on ne peut pas donner en échange des éléments plus positifs en contrepartie pour créer une adhésion plus large.
La Belgique est-elle un pays difficile à réformer?
Tout à fait! Il y a une complication liée à ces mécontentements sociaux qui s’expriment. Mais il y a aussi une complexité liée aux différents niveaux de pouvoir concernés. Cela complique très fortement les choses. Reprenons cette limitation des allocations de chômage, elle doit être accompagnées de mesures prises aux niveaux régional et communal pour l’accompagnement des chômeurs ou ceux qui tombent au CPAS. Cela génère aussi des oppositions entre niveaux de pouvoir!
Bart De Wever est aussi un notaire?
Oui, dans cette gravité qu’il exprime, cette difficulté à réformer joue un rôle. Le problème, c’’est que l’on rajoute des complications dans un système déjà très compliqué. Peut-être serait-il opportun de faire une réforme plus large et plus profonde. Il en va de même pour les pensions: une commission présidée par Frank Vandenbroucke, qui n’était pas encore ministre, avait préparé une refonte complète du calcul des pensions qui n’a jamais été concrétisée.
On avance pas à pas?
Clairement, en créant des mécontentements. Je pense pourtant que l’on sous-estime la capacité de sacrifice des gens à partir du moment où ils comprennent pourquoi ils le font et qu’ils ne sont pas les seuls à les endurer. Les résistances des magistrats ou des professeurs d’université au sujet de leur pension ne sont pas recevables, mais quand on cible certains groupes, ils se sentent forcément visés. On manque d’un objectif collectif.
Il serait peut-être souhaitable d’avoir un gouvernement tenant un langage vérité, menant des réformes profondes et expliquant sa démarche. En France, c’est le drame de Macron: c’est un président réformateur, qui a de bonnes idées, mais il n’a jamais réussi à faire comprendre aux gens ce qu’il avait envie de faire. Si on rate cela, cela ne marche pas, on se met tout le monde à dos. Bart De Wever devrait montrer un horizon. Parfois, dans des discussions, je demande à mes interlocuteurs: ‘Dis-moi, quel est le grand projet de la Belgique?’. On peine à répondre. La Chine, qui est certes un pouvoir fort, a un plan pour devenir la première force économique du monde en 2030. C’est clair. Que fait-on pour nous faire rêver, en Belgique?