Avec “La conquête de la Belgique”, le journaliste et auteur Wouter Verschelden s’est immiscé dans les coulisses de la formation du gouvernement fédéral. Une formation faite de cris, de claquements de portes, de nuits blanches et de quelques rires, menée par celui qui domine la politique belge depuis quasiment deux décennies : Bart De Wever. Un livre qui se lit comme un thriller politique et qui montre au grand jour l’importance des relations personnelles en politique.
Après Les Fossoyeurs de la Belgique et La Chute de la Belgique, le journaliste de la rue de la Loi Wouter Verschelden revient avec un troisième opus. La Conquête de la Belgique, publié chez Manteau, expose cette fois l’arrière-salle de la formation de l’actuel gouvernement fédéral, l’Arizona. Ce livre retrace surtout le triomphe d’un homme : Bart De Wever (N-VA). Mais celui qui était à la tête de la première formation politique depuis plus de 20 ans s’est peut-être offert un cadeau empoisonné : celui de porter les couleurs d’un pays dont il renie l’existence. Lui-même est bien conscient de cette contradiction et en joue.
Après avoir refusé de devenir le Premier ministre de la coalition suédoise, puis échoué à prendre le poste suprême à la suite de son accord avec Paul Magnette (PS), en 2020, Bart De Wever gravit le plus haut échelon de la politique belge en janvier dernier. Au contraire de la Vivaldi, il n’aura pas fallu 662 jours de négociations pour former l’Arizona, un attelage composé de cinq partis – N-VA, MR, Les Engagés, Vooruit et cd&v. Mais les huit mois de négociations qui ont suivi les élections du 9 juin 2024 n’ont pas été un long fleuve tranquille. Loin s’en faut. À plusieurs reprises, Bart De Wever s’est vu, à son grand étonnement, comme “le sauveur de la Belgique”, face aux querelles incessantes de la jeune génération de présidents de parti.
Pour autant, l’ancien bourgmestre d’Anvers n’est pas subitement tombé amoureux du Royaume. Il avait un plan derrière la tête et l’a exprimé très clairement à ses militants, lors du congrès qui devait entériner la participation de la N-VA à l’exécutif fédéral, en janvier dernier. Une stratégie qui vise à “occuper la forteresse” pour s’assurer de donner à la Flandre plus d’autonomie, depuis l’intérieur du pouvoir : le 16, rue de la Loi. Comme le CVP l’a fait pendant tant d’années.
“Nous devons aborder rationnellement cette aspiration nationaliste flamande, a ainsi exposé Bart De Wever. Soit nous prenons dès maintenant le contrôle de la forteresse – belge et fédérale – soit nous essayons de la démanteler. Dans le premier cas, notre position est claire : nous occupons la forteresse. Et tous ceux qui nous entravent, sur les plans social, économique ou démocratique, nous les écartons. S’ils veulent reprendre le contrôle ou démolir cette forteresse, qu’ils viennent l’assiéger. Mais qu’ils sachent que ce ne sera possible qu’en 2029, s’ils parviennent d’ici là à regagner du terrain. En attendant, moi, je reste ici. Nous tenons la position.”
Au contraire de la génération précédente, celle de son père, Bart De Wever ne s’est jamais inscrit dans un scénario catalan. À la révolution, l’ancien patron de la N-VA privilégie la rationalité. Et cette rationalité le pousse à penser qu’une nouvelle grande réforme de l’État, qui requiert une majorité des deux tiers, est impossible à obtenir pour le moment. Qui plus est quand son partenaire privilégié pour le faire, le PS, a perdu les élections. Il doit maintenant négocier avec un parti dont le président est ouvertement belgicain : le MR.
Dans l’accord de gouvernement, la N-VA a pu obtenir quelques “quick wins”, comme la suppression du Sénat ou la révision de l’ordre protocolaire qui mettait en retrait les ministres-présidents des Régions. Mais pour le reste, De Wever a fait évoluer la stratégie de son parti. C’est en réformant le pays au bénéfice de la Flandre qu’il compte faire avancer son combat indépendantiste. À cet égard, la réforme des allocations de chômage, avec une responsabilisation des communes, et donc des entités fédérées, est une grande avancée pour le parti nationaliste.
Mais le livre montre que la N-VA n’a pas abandonné son grand plan pour la Flandre. Le but reste de mener des politiques asymétriques au nord et au sud du pays, adaptées au territoire et à son économie. Et le Premier ministre se chargera lui-même de préparer la prochaine réforme de l’État, d’ici la fin de législature. Durant les négociations de l’Arizona, Bart De Wever a déjà obtenu qu’il ne soit plus question de “refédéraliser” certaines compétences. Le communautaire est mis au frigo, mais peut ressurgir à tout moment si le gouvernement fédéral s’enlise.
Le refuge Maxime Prévot
La Conquête de la Belgique montre à quel point la politique est avant tout une question de relations interpersonnelles, au-delà de l’idéologie de chaque formation politique. Celui qui a voulu construire sa coalition à l’exact opposé de la Vivaldi a pu mesurer à quel point l’exécutif d’Alexander De Croo a causé des dégâts sur le plan humain. Entre Georges-Louis Bouchez et Conner Rousseau, la confiance est quasiment inexistante, ce qui empoisonnera toutes les négociations.
Avec Sammy Mahdi, qualifié de sphinx par Bart De Wever, tant il était taiseux et peu constructif, les trois jeunes loups de la politique ont multiplié les sorties fracassantes dans la presse, brisant l’élan des négociations. Les fuites de la “super note”, l’accord-cadre de l’Arizona, ont également miné la confiance entre les négociateurs.
Cet écart entre l’ancienne et la nouvelle génération se perçoit à de nombreuses reprises dans le récit. Notamment lors de discussions budgétaires houleuses, alors que le FMI vient de rendre un nouveau rapport peu flatteur pour la Belgique. Notre pays filait vers un déficit de 6,3% du PIB en 2029, à politique inchangée. Conscient des enjeux, Georges-Louis Bouchez relativise l’importance de ce thème, au sud du pays, dans son style toujours très combatif et véhément. Ce qui exaspère Bart De Wever.
“Aucun contrôle de soi, aucun sens du devoir d’un homme d’État, aucune vision. C’est quand même fou que je sois le seul, moi, le nationaliste flamand, à me soucier de maintenir la prospérité du pays. Il n’y a plus aucune bonne nouvelle à annoncer pour les cinq prochaines années. Mais ces gamins ne sont pas capables de l’assumer. Ce projet politique va m’envoyer à la retraite, il me conduira à ma perte. Mais quand, dans cinq ans, je devrai en payer le prix terrible, je n’aurai plus besoin de rien. Je pourrai aller de l’avant. Mais ces gars-là, ils doivent encore durer en politique.”
Étonnamment, le formateur trouve souvent refuge dans les yeux de Maxime Prévot. Leurs deux partis ne sont pas proches idéologiquement, mais leur personnalité et leur expérience commune les rapprochent. Ils n’en sont pas à leurs débuts. Tous deux ont déjà négocié, en 2010, à Val Duchesse. De Wever en tant que partenaire inexpérimenté d’un petit parti rattaché au cartel du cd&v, Prévot en tant que sherpa de “Madame non”, Joëlle Milquet.
Alors qu’ils se jaugeaient encore au départ, ils partagent à présent une certaine lassitude à l’égard de cette génération impulsive de jeunes présidents avec laquelle ils doivent négocier. Aucun des deux n’aime les drames, ils ne haussent jamais le ton à table, ne laissent jamais leurs émotions prendre le dessus. “Nous sommes là-dedans depuis 25 ans, on se connaît depuis les discussions à Val Duchesse. Ça change quand même la donne, quand on se retrouve maintenant dans une cour de récréation, avec ses cris et ses colères”, résume Prévot.
Le chien de garde GLB
Avec Georges-Louis Bouchez, la relation part de très bas. Bart De Wever a gardé un très mauvais souvenir du Montois, lors des négociations de 2020, puisque le libéral est à l’origine de l’échec de la coalition bourguignonne (PS-N-VA). En 2024, la donne a complètement changé. Le MR a pris un virage à droite et a remporté les élections au sud du pays avec 30% des suffrages. Bouchez devient un allié très pratique pour les nationalistes à la table des négociations. Il peut jouer les chiens de garde pour chaque mesure jugée trop à gauche lancée par Vooruit ou Les Engagés. En même temps, De Wever reconnaît avoir sous-estimé le président du MR, tout en restant affligé par ses coups de colère répétés.
Dans l’autre sens, GLB estime que Bart De Wever se laisse bien trop faire par Conner Rousseau, le président de Vooruit. Il reconnaît aussi qu’il s’est trompé sur sa personnalité.
“Il y a deux catégories de personnes en politique belge, analyse le président du MR auprès de Clarinval. Il y a les ‘faux gentils’. Typiquement quelqu’un comme Alexander De Croo : l’image de l’homme parfait. Alors qu’en réalité, c’est lui qui hurle en réunion, qui te colle au mur, qui triche et qui ment sans vergogne. Et puis il y a les ‘faux méchants’ . De Wever en est le parfait exemple. Une grande gueule dans les médias, celui qui s’en prend à tout le monde, le grand Dark Vador. Alors qu’en réalité, et à ma grande surprise, il ne crie jamais, n’ose jamais se montrer super dur et surtout, il ne tord jamais le bras à qui que ce soit.” “C’est vrai, je ne l’ai jamais vu crier”, abonde Clarinval.
Le gouvernement Arizona a nécessité plusieurs tentatives, marquées par deux démissions de Bart De Wever, retrace le livre. Quasiment trois, en toute fin de course. Le premier grand échec remonte au mois d’août 2024. Les tractations tournent autour de quatre grands axes : le budget, le marché de l’emploi, les pensions et la fiscalité. Mais c’est bien ce dernier élément qui vient empoisonner les discussions entre le MR et Vooruit. En particulier la fameuse taxe sur les plus-values.
Alors que le formateur dépose sa “BAFO” – Best And Final Offer, meilleure et dernière offre –, chacun est tenu de répondre par “oui” ou par “non”. Bart De Wever met clairement sa démission dans la balance. Au MR, on a prévu de parler en dernier et de laisser Vooruit s’exposer, pour porter le poids de la crise en cas d’échec. Mais face aux tergiversations de Conner Rousseau et aux concessions accordées aux socialistes, Georges-Louis Bouchez ne peut se contenir.
“J’en ai marre !”, s’écrie soudain Bouchez. Le président du MR, qui bouillait depuis un moment, explose. Un flot de paroles, une tornade verbale incontrôlable. Il énumère tout ce qui l’irrite dans l’accord. Rousseau relève la tête, abaisse les mains, son visage s’éclaire : il sait ce qui va suivre (…). “Si c’est nous qui devons porter le chapeau, on le portera, ajoute Bouchez. Vooruit ne veut pas le dire, mais le MR ne donnera jamais son accord. Une taxe sur les plus-values, jamais on ne l’acceptera. Jamais. Il n’y a pas d’accord possible avec ces socialistes !”, s’emporte-t-il encore.
Le MR et la N-VA sont conscients dès le départ que créer une nouvelle taxe ouvre la boîte de Pandore. Une fois la taxe créée, d’autres gouvernements pourront jouer à leur guise sur les modalités : augmenter le taux ou étendre la taxe à tous les produits financiers. Mais avec son coup de sang, Georges-Louis Bouchez a peut-être rejeté une proposition qui était plus à droite que l’accord de gouvernement final. À cette époque, il n’était question que d’une taxe sur les plus-values boursières. Il était aussi prévu d’augmenter la taxe sur les comptes-titres, mais de baisser le précompte mobilier de 30 à 25%. Au bout du compte, la taxe sur les plus-values portera sur une série de produits financiers côtés et non côtés, même s’il y a eu une série d’aménagements. À la lecture du livre, on sent que les discussions autour de cette taxe ne sont pas terminées, lorsqu’il faudra déposer le texte de loi.
Wouter Verschelden, “La conquête de la Belgique”, éditions Manteau, 432 pages.
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“La Conquête de la Belgique” ou le triomphe de Bart De Wever